Œuvres posthumes (Verlaine)/Conférence sur les poètes contemporains

CONFÉRENCE SUR LES POÈTES CONTEMPORAINS


Mesdames, Messieurs,

Ce m’est un exquis honneur de prendre la parole au milieu d’une telle élite. En ma qualité de Parisien, — et de Parisien s’intéressant quelque peu aux choses d’au-dessus et d’au-delà, sans avoir vu les œuvres, la distance et la maladie m’en éloignant, hélas ! néanmoins j’y participais d’esprit, je communiai de cœur avec les ouvriers qu’enfin je vois et de qui je viens enfin de voir les œuvres. Un seul et dernier mot, Mesdames et Messieurs, avant de commencer cette causerie toute confraternelle, si vous le voulez bien :

Bravo !

J’ai dit causerie toute confraternelle et j’ai ajouté « si vous le voulez bien ». Car le poète n’est-il pas littéralement — et non pas ' latéralement, comme quelques amateurs de la discorde l’ont prétendu — le confrère du peintre et du sculpteur, aussi bien que du musicien ? — Et, d’autre part, le peintre, le sculpteur, non moins que le musicien, ont le droit, contestable, mais absolu, de répudier cette solidarité entre leur art et le nôtre, à titre, dame ! de réciprocité. Mais ici n’est pas le cas, n’est-ce pas ? — et sans plus d’ombrage, de même que je viens de me réjouir aux nuances, si diverses dans l’unité qu’il faut, de vos œuvres, laissez-moi vous intéresser, soit dit sans trop d’ambition, aux nôtres, aussi, de nuances dans notre unité à nous.

Vous ne l’ignorez pas, nous sommes, apparemment, divisés en quatre camps… Laissez-moi dire plutôt, puisque nous voici en pleine phraséologie militaire, en quatre corps d’armée sous le même généralissime, l’Art !

Ces quatre corps d’armée seraient donc : Le Symbolisme, le Décadisme, le partisan du vers libre — et les autres, dont je suis.

Laissons de côté cette un peu fastidieuse et fatiguée question du Décadisme et du Symbolisme. Aussi bien le Décadisme s’est peu à peu égaillé en tirailleurs et Moréas — l’homme absurde est celui qui ne change jamais — Moréas lui-même a dissous l’école symbolique pour fonder l’École romane. Salut à l’École romane et que le bon Dieu lui donne de longs jours !

La question du vers libre ou non me semble plus pressante. Elle est à l’ordre du jour, — et M. Edmond Picard va, ce soir même, à Anvers, en parler, avec sa haute compétence, à propos de l’excellent poète français, mon ami, Henri de Regnier… J’ai de précieux frères d’armes belges et français qui manient, en vérité, le vers libre avec talent, ingéniosité — et sans doute, sans nul doute, avec logique, avec une logique implacable qui me déjoue un peu, mais je dois me tromper, j’espère me tromper, car là peut-être, là sans doute est l’avenir — car l’avenir est toujours à quelqu’un, quoi qu’en dise le poète.

Je ne reprendrai pas ici l’histoire du mouvement littéraire de cette période, romantisme, parnasse contemporain, renouveau lui-même du romantisme, un romantisme en avant où gronda le formidable vers de Leconte de Lisle, où chatoya et tinta celui de Théodore de Banville, où celui de Baudelaire gémit et luisit, flamme funèbre et chant frissonnant ; trinité révérée et vénérée d’où, sans conteste, procédèrent les premières œuvres d’une génération déjà mûre, très mûre, pensent et disent presque d’aucuns impatients, génération dont je suis, dont est Stéphane Mallarmé, dont sont d’autres encore, pleins, ceux-là, d’un talent resté dans son aspect d’antan moyennant les nécessaires modifications (en mieux sans doute aucun) qu’apporte le temps plus ou moins écoulé…

Je n’ai retenu ici que le nom de Mallarmé qui fut, en ma compagnie, plus en rapport direct avec les Jeunes de qui je veux m’occuper. C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse, le plus souvent, et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux. J’aurais bien des objections sur le vers libre, par exemple, et sur la libre versification aussi, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi. Mais que de mérite, à bon droit déjà retentissant, chez — notamment — Moréas, le courageux et l’infatigable critique en même temps que protagoniste de son œuvre sans cesse en discussion, pour ainsi dire. Il fut d’abord tout romantisme, sans nuance aucune que pût revendiquer le « Parnasse contemporain », puis s’empara tellement du symbolisme dont il reconnut d’ailleurs plus tard, l’un peu vide, l’un peu creuse définition, et qu’il remplaça par l’École romane à laquelle il eut la chance méritée de recruter de beaux talents originaux dans la discipline acceptée, dont Reynaud, Duplessys, et plus récemment Raymond de la Tailhède. En dehors des « Romans », puisque, décidément, le nom s’est imposé, il y a une pléiade indépendante d’ellemême de poètes charmants ou forts, chacun cherchant sa voie, la plupart d’entre eux l’ayant trouvée, — ou la trouvant, les uns, adeptes fervents, d’autres partisans sceptiques, à ce qu’il semble, de ce vers libre que je n’aime pas trop en dernière analyse. De ce nombre sont l’en même temps mystique et raffiné, puis terriblement et si savoureusement méchant Laurent Thaillade. Il est certes bon d’être de ses amis. Quant à ses ennemis de lettres, il ne saurait en avoir que de sots ou d’ignorants. J’aime infiniment ses livres de pure beauté ; mais j’ai un faible pour le Pays du muffle, ce redoutable recueil de violences, d’ironies où la férocité du fond se double, en quelque manière, de celle de la forme, cette forme savante et amusante d’un archaïsme furieux, mais clair. Regnier, Griffin, Stuart Mérill, Retté, tous remarquables, à différents degrés et dont l’avenir nous répond. Je ne nomme pas au hasard, soyez-en sûrs, car si je voulais être interminable, je le serais, tant sont nombreux les jeunes poètes en ces jours d’ambiant matérialisme, un peu exagéré peut-être pourtant ? Beaucoup d’entre eux renonceront à la lutte et rentreront honorablement dans la vie ordinaire… Ceux que nous avons cités, — non. Et tant mieux pour nous tous !

Ces poètes, je le répète, sont indépendants l’un de l’autre. Les « Romans » dont je parlais tout à l’heure, au contraire, forment groupe, et quelle que soit la très réelle originalité des uns et des autres, pris à part, obéissent à une idée commune qui serait de remonter tout à fait aux origines de la langue française issue du gallo-romain, c’est connu. Mais « roman » est-il bien le vrai mot ? J’en doute, et même je le nie. Le « roman » est bien encore du latin, le latin liturgique selon moi, celui, dès lors, des basiliques « romanes », — je ne comprends pas bien, de la part des poètes en question, le saut de cette époque à celle de Ronsard dont vraiment usent trop, comme idiome, comme rhythme, comme tic, ces d’ailleurs si aimables et par endroits admirables poètes. Ils ont la science, un peu à l’aventure, car ils sont jeunes, ils ont la musique, — du moins la plupart des quatre qui forment le groupe. Ils ont la foi, et surtout la bonne foi. Cela suffit pour être ou devenir de parfaits artistes ; d’incontestables poètes, peut-être, non, quelque apparemment dur que puisse être ce doute.

Mais la vie est dure, comme elle est essentiellement incertaine, elle aussi, obscure, indécise, complexe, et parfois jolie, souriante, bienveillante et claire, — mais plus rarement ! Et pour être poète, selon moi, il faut vivre beaucoup, dans tous les sens, — et s’en souvenir. Alfred de Musset a dit cela infiniment mieux que tous mes efforts ne sauraient le faire, et il a laissé une œuvre vivante, l’œuvre vivante par excellence, bien que ne s’étant pas assez donné tout entier. Il avait ses raisons, qui étaient surtout de vouloir ainsi. Mais il eût pu, sinon dû faire plus. N’importe, c’est un grand poète tout de même. Un artiste ? Oui, cent fois oui. Un artiste parfait ? Non, car la vie sentie, exprimée même bien, même admirablement, ne suffit pas à cette tâche. Il faut travailler et travailler comme un ouvrier : tels les poètes romans, incontestablement.

De sorte qu’à mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, mais déployer dans cette franchise, avec toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire cette vertu.

Un poète qui est moi a tenté cette besogne. Il y a échoué peut-être, mais, à coup sûr, il a tout fait pour s’en tirer à son honneur.

J’ai débuté en 1867 par les Poèmes saturniens, chose jeune et forcément empreinte d’imitations à droite et à gauche. En outre, j’y étais « impassible », mot à la mode en ces temps-là :

Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ?

m’écriais-je alors dans un Épilogue que je fus quelque temps encore à considérer comme la crème de l’esthétique. Depuis, ces vers et ces théories me semblent puérils ; honnêtes, les vers, mais puérils d’autant plus. Pourtant l’homme, qui était sous le tout jeune homme un peu pédant que j’étais alors, jetait parfois ou plutôt soulevait le masque et s’exprimait en plusieurs petits poèmes, tendrement.

On peut trouver aussi là quelque ton savoureux d’aigreur veloutée et de câlines méchancetés.

Une toute autre musique chante dans la Bonne Chanson, cadeau de noce à vrai dire, littéralement parlant, car ce fut à l’occasion d’un mariage qui allait se faire, et se fit, que parut ce mince volume. L’auteur l’aime, comme peut-être le plus naturel de ses ouvrages. En effet, l’art violent ou délicat prétendait régner presque uniquement dans les précédents, et il devient dès lors possible de discerner des vues naïves et vraies sur la nature, matérielle et morale. Minces plaquettes.

La vie allait. Le malheur, suite de fautes mutuelles, survint dans le ménage du poète qui, brusquement, quitta tout et vagabonda à la recherche de distractions qui ne le rassasièrent pas. Au contraire, je ne dirai pas des remords, il n’en ressentit pas, ne se repentant pas, mais du regret et du dépit, puis quelques consolations, compensations plutôt, l’inspirèrent dans son troisième recueil : Romances sans paroles, ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés.

— Une catastrophe sérieuse interrompit ces peines et ces plaisirs, factices. Même il se l’exagéra au point d’écrire — Lu grand sommeil noir. Puis aux résignations comme divines et qu’il voit encore telle l’investit et lui dicta de nombreux poèmes mystiques, du plus pur catholicisme, comme ceci qui data toute une ère nouvelle, dans sa poésie et peut passer pour divin de sa vie pendant d’assez longues années ensuite desquelles, comme cela devait arriver, l’humanité trop tendue reprit ou crut reprendre quelque peu ses droits ou ses prétendus droits, d’où une série des volumes : Chansons pour Elle, Odes en son honneur, etc., où étaient célébrées des affections nouvelles sur des rhythmes appropriés. Le malheur revint ensuite, sous d’autres formes, il les a toutes ! La plus aiguë fut la maladie. Des accidents rhumatismaux accompagnés de toutes sortes de complications qui n’en ont pas encore fini avec ce pauvre convalescent que le voici encore, comme en témoigne son aspect pourtant déjà bien amélioré, l’induisirent, au courant d’une crise récente aggravée d’opérations désagréables, à ce retour aux tristesses et aux sérénités de sagesse.