Œuvres politiques (Constant)/Les députés ne doivent pas être salariés

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 163-165).



III


LES DÉPUTÉS NE DOIVENT PAS ÊTRE SALARIÉS.

Lorsqu’un salaire est attaché aux fonctions représentatives, ce salaire devient bientôt l’objet principal. Les candidats n’aperçoivent dans ces fonctions augustes que des occasions d’augmenter ou d’arranger leur fortune, des facilités de déplacement, des avantages d’économie. Les électeurs eux-mêmes se laissent entraîner à une sorte de pitié de coterie, qui les engage à favoriser l’époux qui veut se mettre en ménage, le père malaisé qui veut élever ses fils ou marier ses filles dans la capitale. Les créanciers nomment leurs débiteurs ; les riches, ceux de leurs parents qu’ils aiment mieux secourir aux dépens de l’État qu’à leurs propres frais. La nomination faite, il faut conserver ce qu’on a obtenu, et les moyens ressemblent au but. La spéculation s’achève par la flexibilité ou par le silence.

Payer les représentants du peuple, ce n’est pas leur donner un intérêt à exercer leurs fonctions avec scrupule, c’est seulement les intéresser à se conserver dans l’exercice de ces fonctions.

D’autres considérations me frappent.

Je n’aime pas les fortes conditions de propriété pour l’exercice des fonctions politiques. L’indépendance est toute relative : aussitôt qu’un homme a le nécessaire, il ne lui faut que de l’élévation dans l’âme pour se passer du superflu. Cependant il est désirable que les fonctions représentatives soient occupées, en général, par des hommes, sinon de la classe opulente, du moins dans l’aisance. Leur point de départ est plus avantageux, leur esprit plus libre, leur intelligence mieux préparée aux lumières. La pauvreté a ses préjugés comme l’ignorance. Or, si vos représentants ne reçoivent aucun salaire, vous placez la puissance dans la propriété, et vous laissez une chance équitable aux exceptions légitimes.

Combinez tellement vos institutions et vos lois, dit Aristote, que les emplois ne puissent être l’objet d’un calcul intéressé ; sans cela, la multitude, qui d’ailleurs est peu affectée de l’exclusion des places éminentes, parce qu’elle aime à vaquer à ses affaires, enviera les honneurs et le profit. Toutes les précautions sont d’accord, si les magistratures ne tentent pas l’avidité. Les pauvres préféreront des occupations lucratives à des fonctions difficiles et gratuites. Les riches occuperont les magistratures, parce qu’ils n’auront pas besoin d’indemnités[1].

Ces principes ne sont pas applicables à tous les emplois dans les États modernes ; il en est qui exigent une fortune au-dessus de toute fortune particulière : mais rien n’empêche qu’on ne les applique aux fonctions représentatives[2].

Dans une constitution où les non-propriétaires ne posséderaient pas les droits politiques, l’absence de tout salaire pour les représentants de la nation me semble naturelle. N’est-ce pas une contradiction outrageante et ridicule, que de repousser le pauvre de la représentation nationale, comme si le riche seul devait le représenter, et de lui faire payer ses représentants comme si ces représentants étaient pauvres ?

Enfin l’Angleterre a adopté ce système. Je sais qu’on a beaucoup déclamé contre la corruption de la chambre des communes. Comparez les effets de cette corruption prétendue avec la conduite de nos assemblées ; le parlement anglais a bien plus souvent résisté à la couronne que nos assemblées à leurs tyrans.

La corruption qui naît de vues ambitieuses est bien moins funeste que celle qui résulte de calculs ignobles. L’ambition est compatible avec mille qualités généreuses : la probité, le courage, le désintéressement, l’indépendance ; l’avarice ne saurait exister avec aucune de ces qualités. L’on ne peut écarter des emplois les hommes ambitieux ; écartons-en du moins les hommes avides : par là nous diminuerons considérablement le nombre des concurrents, et ceux que nous éloignerons seront précisément les moins estimables.

Mais une condition est nécessaire pour que les fonctions représentatives puissent être gratuites ; c’est qu’elles soient importantes. Personne ne voudrait exercer gratuitement des fonctions puériles par leur insignifiance, ou qui seraient honteuses, si elles cessaient d’être puériles ; mais aussi, dans une pareille constitution, mieux vaudrait qu’il n’y eût point de fonctions représentatives.


  1. Aristote, Politique, liv. V, chap. vii.
  2. Les Carthaginois avaient déjà fait cette distinction. Toutes les magistratures nommées par le peuple étaient exercées sans indemnité ; les autres étaient salariées.