Œuvres du R.P. Henri-Dominique Lacordaire/Tome II/Deuxième conférence

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DEUXIÈME CONFÉRENCE
DE LA CONSTITUTION DE L’ÉGLISE

Monseigneur,

Messieurs,

De tous les esclavages, le plus dur, le plus funeste dans ses effets, c’est celui de l’intelligence. Or l’intelligence est esclave toutes les fois qu’elle est soumise à des autorités individuelles ; et tel est le sort de l’humanité, que la raison se forme par l’enseignement, et que tous les hommes, sans exception, sont soumis dès le commencement à une autorité. Le peuple, c’est-à-dire l’immense majorité du genre humain, reste invinciblement courbé sous le joug de son éducation première ; et les hommes qu’on dit éclairés obéissent au moins à l’enseignement de leur pays et de leur siècle. Comment donc fera l’homme pour se défaire de cette servitude ? Quelle ressource pour qu’il devienne libre dans son esprit ? Il y en a deux : ou bien qu’il pense par lui-même, ou bien, s’il est constaté que pour penser il a besoin d’un enseignement, s’il ne peut penser par lui-même, parce que Dieu seul pense de la sorte, il n’y a pour lui de salut ici-bas que d’avoir une autorité qui représente l’intelligence infinie de Dieu, et qui communique à chaque homme sa pensée divine par un enseignement divinement établi. Cette autorité existe, et nous avons vu qu’un signe est donné pour la reconnaître, l’universalité. Aujourd’hui, il nous faut pénétrer plus avant dans la nature de cette autorité libératrice de l’esprit humain ; il nous faut voir quelle est sa constitution, la constitution qu’elle a reçue de Dieu pour vivre dans tous les siècles.

Or toute autorité se compose : premièrement, d’une hiérarchie, c’est-à-dire d’un ensemble d’hommes coordonnés pour agir dans un même but ; deuxièmement, d’une puissance dont cette hiérarchie est dépositaire et dont elle se sert à son gré. Le sujet de ce discours sera donc le développement de l’Église catholique dans sa hiérarchie et dans la puissance qui lui est confiée.

La vérité étant le premier bien, et l’on peut dire le seul bien des hommes, et nul ne devant être privé de ce bien, sans lequel il n’y en a point d’autre, il s’ensuit que le premier soin de Dieu devait être de rendre son Église universelle, en sorte qu’elle pût, comme la lumière du soleil, éclairer tout homme venant en ce monde. Aussi Notre-Seigneur commença-t-il par fonder un apostolat, c’est-à-dire par choisir un certain nombre d’hommes pour être envoyés à l’univers entier. Les païens avaient renfermé la science sacerdotale dans leurs temples. Quelques étrangers seulement, venus de loin pour les interroger, étaient admis dans le sanctuaire. Les philosophes renfermaient leur enseignement dans l’intérieur de l’école ; ils le distribuaient dans les jardins et sous les portiques, entourés des honneurs de l’amitié et des honneurs de la parole. Ce n’est pas ainsi que Jésus-Christ s’y prend ; aux dépositaires de son verbe incréé, à ses apôtres, il ne dit pas : Vous attendrez qu’on vienne vous demander la vérité ; il ne leur dit pas : Vous vous promènerez dans les jardins et sous les portiques ; mais il leur dit : Allez et enseignez toutes les nations[1]. Ne craignez ni les difficultés des langues, ni les différences des mœurs, ni les principautés temporelles ; n’interrogez pas le cours des fleuves ni la direction des montagnes ; allez tout droit devant vous ; allez comme va la foudre de Celui qui vous envoie, comme allait la parole créatrice qui porte la vie dans le chaos, comme vont les aigles et les anges.

Et quels furent les premiers apôtres qu’il choisit ? Vous avez pu voir, Messieurs, dans des temps voisins de nous, des essais d’apostolat, des hommes qui, après un siècle de destruction, avaient trouvé convenable et beau d’édifier : où choisirent-ils leurs apôtres ? Dans les hauts rangs du monde ; ils appelèrent à eux des savants, des chefs d’industrie, des fonctionnaires de l’État. Jésus-Christ ne fit pas de même : il s’agissait de délivrer le genre humain de l’erreur ; il choisit ses apôtres non parmi les oppresseurs de l’intelligence, mais parmi les opprimés ; non parmi les philosophes et les savants, mais parmi les pauvres et les simples. Un jour, se promenant sur les bords d’un lac de Galilée, il aperçut deux pêcheurs et il leur dit : Suivez-moi, je ferai de vous des pêcheurs d’hommes[2]. Et tels furent les premiers libérateurs de l’esprit humain.

L’apostolat étant fondé comme la souche de l’épiscopat, l’univers était bien embrassé dans ses diverses parties ; tous ces hommes allaient partir pour répandre l’Évangile sous les quatre vents du ciel. L’Église cependant n’avait point encore tous les éléments nécessaires à l’universalité : car qui retiendrait dans un seul faisceau, dans une seule doctrine, tous ces apôtres dispersés ? Qui empêcherait les Églises particulières de devenir, avec le temps, diverses et opposées ? Qui les mettrait en communication les unes avec les autres ? Il n’y a point d’universalité sans unité. Il fallait donc un centre à l’apostolat, un chef unique aux apôtres et aux évêques, leurs successeurs. Cette pensée était encore plus hardie, plus neuve que celle de l’apostolat. Quoi ! un seul chef à tout l’univers ! Quoi ! placer sur la tête d’un seul homme une autorité contre laquelle pourraient avoir un jour à combattre tous les princes de la terre ! Constituer l’unité sur une tête qu’un coup d’épée peut faire tomber ! Cela était neuf, hardi, impossible, et cependant cela est. Non loin du lieu où siégèrent par la force des armes les dominateurs du monde ancien, siège un vieillard dont la voix commande et est respectée non pas seulement dans les limités du plus grand empire humain qui ait jamais existé, mais en deçà et au delà de toutes les mers. Il a traversé non pas un siècle, mais dix-huit siècles. Il a vu s’élever contre lui des schismes, des hérésies, des rois, des républiques, et il est demeuré ferme sur le tombeau qui fait sa puissance, ayant pour toute garde cette courte parole : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église.

Toutefois l’Église n’était pas encore complète. Si tous ses ministres eussent été évêques sous un seul pontife suprême, les liens de l’unité se fussent facilement rompus, à cause de la dignité et de l’indépendance trop grandes où eût été chaque ministre. Jésus-Christ institua donc le presbytérat, qui devait, sous l’autorité des évêques, répandre la parole évangélique, offrir le sacrifice et distribuer une partie des Sacrements ; puis le diaconat, pour aider les prêtres dans leur ministère.

Le vicaire de Jésus-Christ devait avoir juridiction, lier et délier par toute la terre ; seul il pourrait instituer les évêques, leur assigner un territoire et un troupeau. Les évêques devaient avoir juridiction, lier et délier dans leurs provinces respectives, assigner sous eux aux prêtres un territoire et un troupeau. Les prêtres devaient communiquer directement et habituellement avec les simples fidèles, offrir pour eux le saint sacrifice, administrer les Sacrements, sauf ceux de la Confirmation et de l’Ordre, annoncer la parole de Dieu. Les décisions de la Foi, les règlements de discipline générale, le gouvernement de l’Église n’appartiendrait qu’au souverain pontife et aux évêques. L’Église ainsi constituée avait l’unité d’une monarchie, l’action expansive d’une démocratie, et entre deux le tempérament d’une forte aristocratie, unissant de la sorte dans son sein tous les éléments de la puissance : l’unité qui coordonne, l’action qui étend, la modération qui empêche l’unité d’être absolue et l’action d’être indépendante ; économie parfaite qu’aucun gouvernement n’a jamais possédée, parce que, dans tous les gouvernements humains, les trois éléments de la puissance ont toujours cherché à se détruire l’un l’autre à cause des passions de l’homme. Dieu seul par son Fils a fait ce chef-d’œuvre.

Telle est, Messieurs, la hiérarchie qui fut fondée pour assurer à jamais les destinées de la vérité. Mais je n’ai rempli, en vous exposant ses ressorts, qu’une partie de ma tâche. Qu’est-ce, en effet, qu’une hiérarchie ? Ce sont des hommes. Et qu’est-ce que ces hommes sans une puissance ? Qu’est-ce que le genre humain lui-même, s’il est désarmé ? Il faut donc qu’outre la hiérarchie, l’Église possède une puissance. Or il n’y a que deux sortes de puissances : la force qui tue le corps, la persuasion qui tue l’âme, pour en mettre une autre à la place. Puissance qui tue le corps, puissance qui tue l’âme en la changeant, laquelle a été donnée à l’Église de Dieu ?

Un jour, dans une ville de l’Orient, des hommes étaient en prière dans une chambre, et ils attendaient là quelque chose qui leur avait été promis. Tout à coup un bruit vint du ciel comme un vent violent qui remplit toute la maison où ils étaient ; des langues de feu parurent sur leurs têtes, et, remplis de l’esprit de Dieu, ils commencèrent à parler toutes les langues qui se parlent sous le ciel, et un nommé Pierre, se tenant debout, dit ceci à la multitude : Hommes juifs, écoutez ; ce n’est pas que ceux qui vous parlent soient ivres, mais c’est l’accomplissement de la parole du Prophète : L’Esprit de Dieu se répandra sur toute chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens verront des visions, et vos vieillards songeront des songes[3]. La puissance que Dieu donna à son Église fut donc la puissance de son esprit. Mais c’est là une puissance invisible, et Dieu, qui fait tout avec harmonie, voulut et devait donner aussi à son Église, passant dans le temps, une puissance du temps, c’est-à-dire la persuasion ou la force, puisque l’homme n’est atteint dans le temps que par cette double action. Laquelle donc lui a été donnée ? Est-ce la persuasion ? Est-ce la force ?

Ce n’est point la force. Quand Jésus-Christ fut assailli au jardin des Olives, un disciple tira l’épée, et le Seigneur lui dit : Remets ton épée dans le fourreau, car celui qui frappe de l’épée périra par l’épée[4]. Et lorsqu’il avait dispersé ses apôtres pour la prédication, il leur avait dit : Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups ; ayez la prudence du serpent et la simplicité de la colombe[5].

Vous le voyez, Messieurs, l’on ne nous a pas armés comme des guerriers, mais comme des agneaux et des colombes ; on nous recommande seulement la prudence, parce que nul n’a le droit de s’en passer au milieu des hommes. La seule vengeance qui nous soit permise par l’Évangile, c’est de secouer la poussière de nos pieds : Excutite pulverem de pedibus vestris[6]. La poussière, ce qu’il y a de plus faible, de plus inoffensif, ce qui est ici-bas le plus proche de l’anéantissement ! Voilà tout ce qui nous est permis : secouer un peu de poussière sur le monde.

C’est donc la puissance de persuasion qui nous a été donnée. Mais comment ?

La persuasion repose d’abord sur la raison. L’Église doit donc posséder la plus haute raison qui soit sous le ciel. Elle doit être la plus haute puissance métaphysique, la plus haute puissance historique, la plus haute puissance morale, la plus haute puissance sociale.

La plus haute puissance métaphysique : en ce sens que sur tous les mystères dont se composent les destinées humaines, mystères qu’elle ne crée pas, mais qu’elle explique, elle possède les solutions les plus rationnelles, les plus élevées, devant lesquelles ne sauraient tenir celles qu’ont proposées en divers temps les doctrines religieuses et philosophiques. Il serait long de le démontrer ; cette démonstration est l’objet même de nos Conférences, et résultera de leur développement.

La plus haute puissance historique : l’avenir est un lieu obscur où toutes les défaites peuvent se cacher pour un jour ; mais le passé n’appartient qu’à ceux qui le possèdent réellement, et nul, quelque grand génie qu’il soit, quelque empire dont il dispose, ne peut se créer dans le passé des droits de naturalisation, s’il n’a pas été porté dans ses inaccessibles profondeurs. Or nul, autant que l’Église, n’y a été porté. L’Église, c’est le passé de l’humanité, c’est l’histoire même. Quand donc vous voulez faire quelque chose en dehors d’elle, il vous faut commencer par vous-même, par votre poussière, et dire : Voila la vérité qui commence en moi. Prétention que l’humanité n’acceptera jamais. Ce caractère de nouveauté est celui des sectes chrétiennes, et c’est l’arrêt qui les condamne. Hier, aujourd’hui, dans mille ans, si elles vivent encore, on pourra dire à celui qui les fonda : Tel jour, à telle heure, vous étiez à Wittemberg, vous descendîtes sur la place publique, en habit de moine ; vous teniez à la main une bulle de votre pontife, et vous la jetâtes dans un bûcher !... Mais l’humanité vous avait précédé de vingt siècles, il était trop tard ! Ainsi, quand on vient nous dire, à nous autres de l’antiquité, que nous ferions bien d’être un peu plus nouveaux, c’est comme si l’on disait à un roi de France d’aller à Saint-Denis prendre les os de ses pères et de les jeter dans la Seine, afin que le sépulcre fût plus blanc quand il y descendrait. On comprend bien que cette puissance historique est notre force et notre gloire, et c’est pourquoi on nous la dispute avec acharnement, et l’on s’épuise à construire contre nous de fabuleuses chronologies. Il est facile de faire des chiffres ; mais l’homme ne fait pas des jours, et quand il s’est lassé à créer de mensongères origines, il rencontre tout à coup, sur une pierre ou sur un peu de papier vieilli, ce qui suffit pour mettre ses inventions au néant. Nous, au contraire, nous avons notre tradition, notre livre, et, pour témoin de cette tradition, pour gardien de ce livre, un peuple éternel. Il y a des Juifs dans cet auditoire ; il est partout cet homme que le langage populaire a si bien nommé le Juif-Errant. Le prêtre ne peut parler quelque part sans susciter un homme éternel, un Juif qui se lève pour dire : Oui, c’est vrai, j’y étais.

La plus haute puissance morale : car l’Église est chaste, elle engendre la chasteté, et il n’y a pas de mœurs sans la chasteté. C’est la chasteté qui fait les familles, les races royales, le génie, les longs et forts peuples. Là où cette vertu n’est pas, il n’y a que de la boue dans un tombeau. Ah ! s’il y a ici des hommes qui ne soient pas mes frères par la foi, je ne veux qu’invoquer leur conscience, je leur demanderai : Êtes-vous chastes ? Comment croiriez-vous si vous n’êtes pas chastes ? La chasteté est la sœur aînée de la vérité ; soyez chastes pendant un an, et je réponds de vous devant Dieu. C’est parce que nous possédons cette vertu que nous sommes forts, et ils savent bien ce qu’ils font, ceux qui attaquent le célibat ecclésiastique, cette auréole du sacerdoce chrétien. Les sectes hérétiques l’ont aboli parmi elles ; c’est le thermomètre de l’hérésie : à chaque degré de l’erreur correspond un degré, sinon de mépris, du moins de diminution de cette céleste vertu.

Enfin la plus haute puissance sociale : il n’est pas de société possible si elle n’est fondée sur le respect du pouvoir par les peuples, et des peuples par le pouvoir. Eh bien ! l’Église catholique porte le respect des peuples pour le pouvoir à son plus haut degré : elle change le maître en père ; de sorte que si le père se trompe, les enfants font comme les fils du patriarche, ils couvrent ses fautes du manteau de leur respect. En même temps elle met dans le cœur des souverains ce respect si délicat, si précieux à l’égard de leurs peuples ; elle leur fait pratiquer au fond de leurs palais et au milieu de leur pompe cette parole évangélique : Que celui qui veut être le premier parmi vous soit votre serviteur[7].

La force de persuasion qui résulta de ces avantages rationnels fut immense. Soit qu’on partît des idées, de l’histoire, des mœurs ou de la société, l’Église était hors de pair. On pouvait tout lui ôter, son patrimoine, le secours de l’autorité civile, la liberté commune à tous ; on pouvait jeter ses ministres dans les prisons, les torturer sur les échafauds ; mais on n’emprisonne pas la raison, on ne brûle pas les faits, on ne déshonore pas la vertu, on n’assassine pas la logique. Nous sommes donc forts, Messieurs, d’abord par l’esprit de Dieu, qui parle en nous, mais aussi par l’esprit humain, qui, lorsqu’il vient à examiner de sang-froid notre histoire, nos dogmes, notre morale, est forcé de convenir que rien n’est plus solidement établi.

Toutefois ce n’était point encore assez. L’histoire ne s’adresse qu’à ceux qui l’ont étudiée ; les idées ne parlent qu’à ceux qui peuvent les comparer ; la civilisation n’est appréciable qu’à des hommes civilisés eux-mêmes. Il fallait à l’Église une source de persuasion plus humaine encore, c’est-à-dire plus générale : Dieu donna à son Église la charité. Par la charité, il n’y eut pas de cœur ou l’Église ne pût pénétrer ; car le malheur est le roi d’ici bas, et tôt ou tard tout cœur est atteint de son sceptre. On pouvait résister à la grâce, à la raison ; mais qui résistera à la charité ? Pourquoi haïr ceux qui font du bien ? Pourquoi tuer ceux qui donnent leur vie ? Désormais l’Église pouvait aller avec confiance conquérir l’univers ; car il y a des larmes dans tout l’univers, et elles nous sont si naturelles, qu’encore qu’elles n’eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux. La métaphysique et l’histoire sont les colonnes de la vérité ; mais ces colonnes sont cachées dans les fondements du temple, on ne les visite qu’à la lueur des flambeaux et avec des hommes d’élite. Un humble prêtre, un curé de campagne ne descendra point avec les sciences dans la chaumière du pauvre ; il y descendra avec la charité. Il y trouvera une âme souffrante, et par conséquent ouverte. Et le pauvre, voyant le prêtre venir à lui avec le respect de sa misère et le sentiment de sa douleur, reconnaîtra sans peine la vérité sous les habits de l’amour.

Mais, tandis que je parle de charité, il me vient un doute : O mon Dieu ! sommes-nous charitables comme nous devrions l’être ? Y a-t-il parmi vous, qui êtes jeunes, des âmes ardentes, des âmes tendres pour Dieu et pour le pauvre ? Ne voyez-vous pas qu’autour de vous la douleur augmente, la mesure se comble, et le monde penche sur d’effroyables abîmes ? O mon Dieu, donnez-nous des saints ! Il y a si longtemps que nous n’en avons vu. Nous en avions tant autrefois ! Faites qu’il en renaisse de leurs cendres : Exoriare aliquis ex ossibus.

L’Église, Messieurs, ainsi armée de la raison et de l’amour, de la plus haute raison et du plus fort amour, que peut-on contre elle ! On ne peut que la laisser libre, la protéger ou la persécuter.

Si on la laisse libre, elle développera tous ses moyens ; elle gagnera d’abord une âme, puis une autre âme ; elle s’étendra jusqu’à ce que les princes de la terre, étonnés, se regardent en disant : Quelle est cette puissance qui remplit tout, nos villes, nos campagnes, nos places publiques, et qui va nous laisser solitaires dans nos palais ? Et les princes choisissent entre ces deux partis : protéger l’Église ou la persécuter.

Si l’Église est protégée, comme au temps de Constantin, c’est une force ajoutée à une autre force ; le manteau impérial étendu sur l’Église ne peut lui faire de honte, et peut lui faire du bien.

Si, au contraire, on la persécute, alors c’est le beau moment ! c’est celui que Dieu permit au temps des martyrs, c’est celui qu’il permet encore quand l’Église est endormie. Savez-vous ce que disait sur son lit de mort le fondateur du dernier grand ordre religieux, saint Ignace, à ses disciples inquiets, qui lui demandaient : « Père ! ne nous souhaitez-vous rien ? — Mes enfants, leur dit-il, je vous souhaite des persécutions. » La persécution ! voilà d’où nous sommes venus, c’est notre berceau. Moi-même, je suis sorti du sang pour vous parler. Où serais-je, si le dix-huitième siècle nous avait continué sa paix ? Mais la persécution est venue, et, maintenant, si l’on nous cherche, nous vivons, nous voici.

Libre, protégée, persécutée, l’Église ne perd rien sous aucun de ces régimes ; tous lui donnent vie, puissance et gloire. Aujourd’hui, par toute la terre, l’Église est dépouillée de son patrimoine acquis lentement par ses vertus ; l’autorité civile s’est retirée d’elle ; un pouvoir nouveau, celui de la presse, a conspiré sa perte : eh bien ! au milieu du changement universel, l’Église persuade encore, et ses ennemis étonnés, ne pouvant comprendre sa vie, s’amusent à prophétiser sa mort. Semblable à la poussière qui insulte le voyageur en passant, ce siècle en ruine outrage l’éternité de l’Église, et ne s’aperçoit pas que son immobilité même est la preuve de sa force. Élevée dans le monde par une persuasion de dix-huit siècles sur une antiquité de quatre mille ans, l’Église catholique est invincible, parce qu’on peut toujours ce qu’on a pu partout. Ce qui est universel est perpétuel, comme ce qui est infini est éternel ; car rien ne peut être universel dans l’humanité que ce qui a un rapport nécessaire avec la nature de l’homme, et la nature de l’homme ne changeant pas, ce qui a un rapport nécessaire avec sa nature ne change pas non plus. Si une persuasion aussi longue et aussi étendue que celle qui a fondé l’Église catholique, pouvait périr dans l’esprit humain, c’en serait fait de la raison humaine. Qu’est-ce qui serait une réalité, si une telle réalité n’était qu’une illusion ? Aussi, que disent les derniers adversaires, les adversaires présents de l’Église ? Ils soutiennent que la raison de l’homme est un progrès continu où chaque nouvelle idée tue l’ancienne, où rien n’est stable et absolu, où tout est destiné à périr, sauf cette incroyable faculté qui fait vivre un moment ce qui doit mourir nécessairement. Ils confessent ainsi le néant de leurs espérances et celui de la raison, qui n’est qu’un passage à travers des sépulcres où elle laisse un peu de cendre. Mais, comme le disait Bossuet, ce misérable partage ne leur est pas assuré ; l’Église est vivante au fond même de leurs prédictions ; jamais le genre humain n’acceptera tant de désespoir, lui qui a tant espéré ! Jamais la persuasion ne s’y éteindra, et l’Église n’est pas autre chose que la persuasion à son plus haut degré, que le royaume de la persuasion.

Ah ! Messieurs, s’il est quelque chose de beau et de sacré sur la terre, c’est la constitution divine que je viens d’analyser devant vous. Qu’est-ce que les hommes font auprès ? Ils élèvent par la force des empires qui succombent sous la force. Cyrus détruit l’œuvre de Ninus, Alexandre celle de Cyrus, les Romains celle d’Alexandre. La force, tôt ou tard, rencontre la force ; une persuasion isolée rencontre une autre persuasion : mais quand la persuasion a vaincu l’univers, non dans le sens de ses passions, mais dans le sens du sacrifice, alors il y a une œuvre divine et immortelle. Et si ce sont des pêcheurs qui ont fait cela, si quelques Galiléens ont fondé ce grand empire de la persuasion malgré tous les efforts de la force, alors cette œuvre est divine et immortelle au delà de toute expression créée. Et moi, ministre de cette œuvre, fils de la persuasion, Galiléen, je vous dis à vous, enfants du siècle : Jusques à quand travaillerez-vous à ce qui passe, et lutterez-vous contre ce qui demeure ? Jusques à quand préfèrerez vous la force à la persuasion, la matière à l’esprit ? Vous dites sans cesse : Il ne faut pas laisser faire l’Église parce qu’elle deviendrait trop puissante, c’est-à-dire, il faut étouffer la persuasion qui nous subjuguerait malgré nous. Que pouvez-vous dire qui atteste davantage la divinité de l’Église ? Comprenez enfin ce qu’elle est, par les sentiments injustes de ses ennemis ; comprenez, par les merveilles de sa constitution et de son histoire, que son établissement et sa perpétuité ne sont pas des œuvres possibles à l’homme ; comprenez que tout le bien qui se fait dans le monde sort d’elle directement ou indirectement, et aspirez à devenir ses fils, à être ses apôtres, à vous ranger parmi les bienfaiteurs du genre humain. Il en est temps ; tout est par terre, il faut reconstruire : et l’Église catholique seule peut poser les fondements d’un édifice immuable parce que seule elle a toute raison et tout amour, et que l’homme est trop grand pour être fondé et sauvé que par la plus haute raison et le plus fort amour.

  1. Saint Matthieu, chap. XXVII, vers. 19.
  2. Saint Matthieu, chap. IV, vers. 19.
  3. Actes des Apôtres, chap. II, vers. 14 et suiv.
  4. Saint Matthieu chap. XXVI, vers. 52.
  5. Ibid., chap. X, vers. 16.
  6. Ibid., vers. 14.
  7. Saint. Mathieu, chap. XX, vers. 26.