Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Loys XI

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 276-400).

LOYS XI[1].

drame.

Je viens enfin de finir mes 85 pages, et j’éprouve maintenant le besoin de résumer les impressions que j’ai subies pendant ces quinze jours de travail et d’enfantement.

J’avais été vivement épris de la physionomie de Louis XI, placée comme Janus entre deux moitiés de l’histoire ; il en reflétait les couleurs et en indiquait les horizons. Mélange de tragique et de grotesque, de trivialité et de hauteur, cette tête-là, mise en face de celle de Charles le Téméraire, était tentante, vous l’avouerez, pour une imagination de seize ans, amoureuse des sévères formes de l’histoire et du drame.

Il y a des choses dans la vie du poète qui s’entendent ou, pour mieux dire, qui se sentent d’abord. Je ne sais vraiment quel sens intime il a des échos lointains et des voix qui ne sont plus, moi j’ai vu Louis XI ; malheureusement pour le lecteur — il en est de cela comme pour la lune — la lorgnette que j’ai faite ne lui fera pas voir grand-chose.

À mesure que j’étudiais son histoire, le drame s’y fondait naturellement, l’œuvre d’imagination se trouva faite dans la sienne elle-même, et quand je crus avoir assez travaillé, c’est-à-dire avoir lu pendant deux mois, je me mis a l’œuvre.

Voilà l’histoire de mon enfant ; il n’a pas été neuf mois à germer et n’a pas suivi toutes les phases fatales depuis le mollusque jusqu’à l’embryon, mais je crains bien aussi, pour cet avorté, qu’il n’ait pas vie d’homme et qu’il meure avant peu d’une fluxion de poitrine, faute de chaleur.

Chose bizarre que d’écrire un drame, pleine de difficultés et d’obstacles, un drame historique surtout. Resserrez donc une grande figure dans les limites de cinq actes, vous la rapetissez et vous ferez rire ; ne sera-ce pas là mon sort ?

L’histoire embarrasse peu pour l’historique, dit-on ; on a trouvé moyen de lever les scrupules, avec les souliers à la poulaine et les toques à plume, cela amuse les grisettes du boulevard ; le garçon de magasin amateur de mélodrames, et l’épicier ivre de vaudeville, des flons flons du chœur final et des sous-pieds d’un jeune premier ; tous ces gens-là vous diront qu’ils aiment le moyen âge.

Pauvre moyen âge ! es-tu heureux d’être aimé, moyen âge du xvie siècle, des toques à plumes, des mèches de cheveux noirs, des pieds de chaise tournés, des bahuts et des costumes à la Louis XIII !

J’avais envie de vous faire une belle préface haute et sérieuse ; vous me saurez gré de m’en être abstenu. Et maintenant je vous demande seulement pardon pour celle-ci, dont la cause vient d’un quart d’heure et de deux feuilles de papier qui me restaient encore.

Si vous avez assez de ce premier service, je ne vous conseille pas d’aller plus loin, le mets principal est manqué par l’ignorance du marmiton, et si je vous donne un conseil, c’est plutôt de laisser là ce modeste repas et d’aller fumer un cigare ou boire une bouteille de vin.

Bonne nuit ! Gve Flaubert.

7 heures et demie du soir.

PROLOGUE.

Une grande place publique à Gand ; au fond, l’hôtel de ville avec un balcon couronné qui s’avance en dehors de la Façade. Des deux côtés de la scène, des boutiques de marchands ; dans le lointain, des clochers et des toits aigus. — Le jour commence a paraître.


Scène première

VANDERIESCHE, Jean COUSINOT.
Au lever du rideau chacun entre d’un côté différent.
Vanderiesche

N’est-ce pas là le compère Cousinot ?

Jean Cousinot

Oui, messire, lui-même autant que je sais, mais tout harassé de Fatigue et la gorge sèche comme la grande route.

Vanderiesche

Et moi les jambes cassées, tant j’ai usé mon pauvre corps à courir par les rues à casser les vitres du Duc, en criant : Vive le peuple, à frapper aux portes, à sonner l’alarme, à exciter les uns par des paroles, les autres par des poignées de main, ou de l’argent, ou des coups de pied. Mais, pardieu ! je parle et j’ai soif. Buvons, compère Cousinot, car vous êtes un brave paillard de Flamand et sans vous je n’aurais rien fait ici.

Jean Cousinot

Mais où diable trouverons-nous un tavernier à l’heure qu’il est ?

Vanderiesche, regardant de tous côtés.

Il faudra bien cependant en pêcher, non pas un, mais vingt-cinq, car je me sens une soif à boire tous les tonneaux de Flandre. (Donnant un grand coup de pied à la porte d’une taverne.) À boire, Pasques Dieu !

Jean Cousinot

Frappez encore plus fort, c’est le mari de Jehanne de la Paillarde, un brave homme de cabaretier, un peu bête du reste, mais c’est le défaut des gens mariés ; il dort comme une bûche et dans son bon sens il pourrait se ranger entre les cruches de son cellier.

Vanderiesche

C’est un modéré sans doute ?

Jean Cousinot

Oh ! pour cela, des plus engourdis.

Vanderiesche

Sotte race ! ces gens-là ne savent rien Faire dans les temps politiques, ni donner à boire ni payer. (Frappant plus fort.) Éveille-toi, lourdaud ! à boire encore une fois ! des chrétiens comme nous n’aiment pas l’eau des fontaines.

Le cabaretier, de la coulisse.

Patience, mes maîtres, il est si matin !

Vanderiesche

Tant mieux, nous t’étrennerons. Nous prends-tu pour des voleurs ? Ouvre, encore une fois, ou j’enfonce ta porte sur ton nez.

Le cabaretier, ouvrant sa porte.

Pardon, seigneurs.

Vanderiesche

Nous prends-tu donc pour des nobles, ces espèces d’hommes moitié épee, et qui bien souvent n’ont pour cuirasse que leur nom et leurs armoiries ?

Le tavernier

Mais qui êtes-vous ?

Jean Cousinot

Ce que nous sommes ?

Vanderiesche

Des gens d’esprit.

Jean Cousinot

À coup sur !

Le tavernier

C’est qu’en ces temps de troubles, il y a tant de dangers pour nous autres !

Vanderiesche

À boire, imbécile, et du meilleur, tu entends ? c’est du vin de France. Du reste, tais-toi, car tu es bête comme un procureur.

Le cabaretier sort.
Cousinot

On dit que le Duc a passé une terrible nuit, pleine d’inquiétude et de colère.

Vanderiesche

Mon maître tâchera aussi de lui en faire passer plus d’une de la sorte, jusqu’à ce qu’enfin il l’endorme tout à fait.

Jean Cousinot

La journée d’hier était bien Faite, en effet, pour lui donner du guignon ; son entrée a été drôlement fêtée. Cela est difficile, en effet, de se faire aimer, après un père comme Philippe le Bon.

Vanderiesche

Avez-vous vu, compère Cousinot, comme son cheval avait les sabots luisants, le jarret raide, et comme il renversait avec sa croupe le populaire qui l’entourait ?

Cousinot

Mort Dieu ! oui, je l’ai vu, et ses archers avec leurs arbalètes tendues ; mais je vous jure que nous plierons toutes ces armures dans nos mains. Ah ! les nobles ! voyez-vous, je les hais jusqu’aux ongles ; ils nous frappent sans cesse avec leurs épées, nous renversent avec le poitrail de leurs chevaux, et nous autres, nous sommes nus et sans armes ; ils sont forts, eux. Oui, je les hais (le cabaretier apporte une table, deux tabourets, deux gobelets), encore une fois, autant que j’adore le vin de Beaune.


Scène II

Les précédents, Le TAVERNIER.
Le tavernier

Voilà, mes maîtres ! c’est du meilleur que vous ayez bu de votre vie.

Vanderiesche

Eh bien ? brave homme, que dites-vous du Duc ?

Le tavernier

Hum ! ce qu’en dit tout le monde.

Vanderiesche

Et qu’en dit-il ?

Le tavernier

Que sais-je ?

Vanderiesche

Voilà un drôle qui, tout Flamand qu’il est, n’est pas bête, et je crois qu’il est aussi difficile de lui tirer les réponses de la bouche que le crédit de sa boutique.

Cousinot, lui frappant sur l’épaule.

Eh quoi ! l’ancien, n’êtes-vous pas brave Gantois ?

Le tavernier

Oui vrayment.

Cousinot

Et ne voulez-vous pas, comme nous autres, l’abolition des impôts sur le blé, sur le sel, sur le vin ? ne voulez-vous pas avoir les anciens chaperons de nos pères ?

Le tavernier

Eh, sans doute !

Vanderiesche observe.
Cousinot

Eh bien donc, à bas le Duc ! et vive nos bannières !

Le tavernier

D’accord, mais il Faut voir comment tout cela ira.

Cousinot

Au diable soit le cafard ! vous êtes lourd comme votre bière, bonhomme, aussi poltron qu’un Fond de culotte usée, qui n’ose pas se montrer au grand jour.

Le tavernier

Et s’il est plus fort, M. de Charolais, que deviendrai-je ? car ma taverne était celle de MM. les archers et officiers de feu son père, ils venaient tous boire ici, ma Femme leur faisait les yeux doux, mon fils jouait de la trompette et moi je leur chantais des chansons joyeuses ; encore que nous avons de jolies chambres décorées et avec des rideaux pour leur service. Tout cela, voyez-vous, attirait les chalands ; si les affaires changent, je suis ruiné.

Vanderiesche

Crois-tu donc, lourdaud, que le peuple ne bois pas aussi bien que les gentilshommes ?

Le tavernier

Mais il paie moins… et rosse plus fort.

Vanderiesche,
après avoir bu le dernier coup et mettant un écu sur la table.

Tiens, et que le diable t’emporte !

Cousinot,
voulant payer, à Vanderiesche.

C’est moi aujourd’hui, mon maître.

Vanderiesche

Eh non ! c’est le roi de France qui paie.

Cousinot

Oh ! un brave homme, ce roi de France ! il y a du service chez lui pour les gens adroits ; ce n’est pas comme ici, il faut être soldat ou brasseur.


La scène commence à se remplir, dans le fond, de groupes d’hommes, d’enfants armés, de femmes, de vieillards ; ils ont des bannières et chaque corporation arrive successivement pendant cette scène. Le jour est à peu près levé.

Scène III

VANDERIESCHE, COUSINOT, Le TAVERNIER,
Peuple, Corporations des métiers.
Vanderiesche,
s’avançant vers un groupe d’hommes et donnant des poignées de main à plusieurs.

Bonjour, mes amis, du courage ! vous vous êtes vaillamment conduits.

Une femme, à Vanderiesche.

Bonne matinée, monsieur !

Cousinot, à un homme.

Eh ! camarade, que s’est-il passé dans votre quartier cette nuit ?

L’homme

Nous avons bu dans les cabarets en chantant de vieux refrains.

Un autre homme

La maison de Charles a été illuminée toute la nuit, un palefrenier m’a dit qu’il était dans une grande fureur.

Cousinot

Après tout, c’est un bon diable d’homme ; c’est à ses gens que nous en voulons.

Vanderiesche, à part.

Est-ce qu’il gâterait tout, lui ? Oh ! non, lui, c’est bien à lui que nous en voulons nous autres. (Haut.) Tous les impôts dont il nous accable, c’est pour nourrir ses chevaux et ses chiens de chasse ; il met un impôt sur le blé, il ne veut pas que nous manquions de pain ; sur le sel aussi, il faut assaisonner nos légumes avec nos pleurs ! Hier, les archers ont renversé la châsse de saint Liévin, car ces gens-là ne croient ni aux saints, ni à Dieu, ni au pape ; mais il Faut les renverser à leur tour.

Un tonnelier, sortant de la foule.

C’est ce que j’ai toujours dit, morbleu ! je suis bâtard, mais j’ai du cœur. Enfant, tout en tournant mes cerceaux je pensais à ces armures, à ces armes qui vous écrasent comme sur un moulin, à leurs blasons dorés, à leurs hommes d’armes et à leur valetaille ; j’enviais tout cela, et je le méprise maintenant, et quand je vois, à travers mon échoppe, les compagnies piétiner sur le pavé, je voudrais pouvoir enfoncer mon tranchet dans le poitrail de leurs chevaux. J’ai vu les concubines de tous ces gens-là passer sur leur brancard, et la sueur de notre front, le travail de nos bras, c’est pour leur acheter des parfums ou du velours sans doute. Ah ! morbleu ! il va y avoir une chaude journée et nous allons nous battre.

Tous

Bien dit !

Un chapelier

Il ne veut plus de nos chaperons, il faudra aller nu-tête à l’ardeur du soleil, recevoir la neige pendant l’hiver, et leurs coups de lance toute l’année.

Une jeune fille

On dit que le Duc n’aime pas les femmes ; ces gens-là ont le cœur dur d’ordinaire.

Un brasseur

Moi aussi, mes amis, je leur en veux, et de vieille date. Mon frère aîné est mort à l’armée, on ne nous rapporta même pas la bague de Saint-Hubert que ma pauvre mère lui avait mise au petit doigt le jour de son baptême ; à 16 ans, j’eus le bras cassé d’un coup de bâton par le bailli, en allant couper du bois dans la forêt du Duc ; mon père fut envoyé aux galères pour avoir tué un sanglier. Un jour le comte de Charolais lui-même, en poursuivant un cerf, ravagea la moisson de notre champ ; ma fiancée fut enlevée par un officier d’archers ; un impôt sur la bière nous ruina tous, et hier encore, mes amis, deux officiers, pour une gageure, je crois, lancèrent des flèches dans la chambre de ma mère, elles tombèrent sur son lit. Oh ! mais tout cela va éclater maintenant, car lorsqu’il y a longtemps que les haines et les pleurs fermentent dans l’âme, au jour du festin elles bondissent comme un bouchon de bière et brisent la tête du gourmand qui s’en nourrit.

Un autre

C’est vrai ! il faut faire bonne contenance. Vivent nos droits ! à bas les impôts ! vivent nos chaperons et nos bannières !

Un vieillard

Du courage, mes enfants ; que vos fils aient désormais autre chose à recevoir que la servitude et des fers rouillés des larmes de ses ancêtres. L’homme esclave d’un autre est un loup à la chaîne et qui manque de courage pour égorger son gardien. Quand vous reviendrez chez vos femmes, vos mains auront du sang, il est vrai, mais votre cœur sera pur, vous n’arroserez plus votre pain de larmes amères.

Un autre

Oui, il y a trop longtemps que nous travaillons pour eux.

Une femme

La guerre nous enlève nos enfants, et nos champs sont stériles.

Tous

À bas les impôts ! vivent nos chaperons ! vivent nos bannières !

Cousinot

Mais voilà le Duc qui s’avance, je crois, par la porte de Hollande ; du courage, mes amis, Dieu nous protège ! Voyez-vous ses archers qui l’entourent ? je parie que des larmes de rage coulent sous sa visière.

Vanderiesche

Sans doute il maugrée de tout son cœur contre ces paillards de Gantois qui lui brassent de la bière amère ; tu la boiras, mon gentil Duc, et puisse-t-elle te faire rendre l’âme !

Le brasseur

Délivrons-nous enfin de ces maudits larrons qui nous mangent les entrailles et s’engraissent de notre chair. Aux armes ! voilà la danse des épées.


Un grand mouvement dans la foule, qui remonte la scène pour se porter vers l’hôtel de ville. Le Duc arrive ; à ses côtés, le sire de la Gruthure, tous deux à cheval, entourés d’une compagnie d’archers, l’arc bandé et la flèche prête. Le convoi marche au petit pas à travers la foule ; le Duc s’arrête à côté de l’hôtel de ville.


Scène IV

Le Duc CHARLES, Le Sire de la GRUTHURE, Archers
COUSINOT, VANDERIESCHE, Peuple
Le Duc, toujours à cheval, il lève sa visière.

Eh bien, par saint Georges ! que vous faut-il ? tas de vilains.

Des murmures dans la foule.
Des voix

À nos rangs ! à nos rangs !

Le Duc, continuant.

Est-ce ainsi que vous fêtez l’entrée de votre Duc, le fils du feu Duc, petit-fils du duc Jean ?

Vanderiesche, de dedans la foule.

C’était un traître et un assassin que ton grand-père.

Le Duc

Par saint Georges ! encore une fois, tas de canailles et de manants que vous êtes, vous paierez cher votre insolence.

Des voix, qui l’interrompent.

À nos rangs ! à nos rangs !

Le Duc, hors de lui.

Que voulez-vous, encore une fois ? le premier qui parle, je le fais pendre au clocher.

Les cris recommencent.
De la Gruthure, au Duc.

Calmez-vous, pour Dieu, monseigneur, et n’irritez pas ce peuple qui va nous écraser.

Le Duc,
donnant un coup du long bâton noir qu’il a à la main, sur la tête du brasseur.

Place, chien de vilain, tu chiffonnes la housse de mon cheval.

Le brasseur,
levant une pique jusqu’à la hauteur du Duc.

Par les plaies de Jésus, je vais me venger et rire un peu en vous tuant ; votre cuirasse est dure, mais mon bras est de fer et je vous plierais comme du plomb.

De la Gruthure, détournant la pique.

Que faites-vous, allez-vous tuer votre Duc ? (Au Duc.) De la patience, M. le Duc, ce peuple est en colère, il est fort. Quoique vous soyez gentil comme…

Un moment de silence dans la foule ; le Duc descend de cheval et monte au balcon de l’hôtel de ville. Pendant ce temps Vanderiesche parle bas à Cousinot, qui s’éloigne au bout de peu de temps.

Vanderiesche, à part.

Mère de Dieu ! que cela est amusant et comme le roi se réjouirait à le revoir ! Pasques Dieu ! dirait-il, c’est joyeux comme un mystère des frères de la Passion, édifiant comme la confession d’un moine et facétieux comme une des cent nouvelles.

Le Duc est au balcon et ne peut parler ; le brasseur blessé crie et excite la multitude.

Le brasseur

Il fallait me tuer du coup. Mais je t’attendrai au détour d’un carrefour, toi, et j’enfoncerai mes ongles dans ta gorge, et puis je panserai ma blessure avec ta bannière que j’aurai traînée dans la boue pour l’ennoblir, entends-tu cela ?

Le Duc, au peuple avec douceur.

Mes enfants, Dieu vous garde ! Je suis votre prince et légitime seigneur, je viens vous réjouir de mon entrée, et je vous prie, mes amis, de vous comporter doucement pour l’amour de Dieu et pour vous-mêmes. (Les murmures s’apaisent.) Tout ce que je pourrai pour vous, sauf mon honneur, je le ferai.

Des voix

Merci ! nous sommes vos enfants.

Le tonnelier

Mais il faut nous faire justice de vos gens, qui nous traitent comme des bestiaux ; d’abord ils nous ont tondus ras, ils ont vendu notre laine, puis ils nous ont dépouillés de nos derniers biens, et maintenant que nous n’avons plus rien, voilà qu’ils nous déchirent la chair et qu’ils la mangent.

Le Duc

Après ?

Une voix

Laissez parler cet homme-là, corbleu ! il dit vrai.

Le tonnelier

Ils sont riches de notre misère, eux qui sont venus ici comme valets ou palefreniers ; c’est en volant qu’ils se sont enrichis, car ils avaient faim d’abord et ils ont dévoré ; maintenant qu’ils ont assez, ils savourent. (Des bravos.) Il nous faut une audience pour écouter leurs méfaits et leurs trahisons, et il faudra les punir durement, comme c’est justice.

Le peuple applaudit ; le Duc est dans la plus grande agitation, lorsque tout à coup un homme sort de la foule, masqué et la main recouverte d’un gantelet de fer ; il monte rapidement et en dehors le mur inférieur au balcon, enjambe la balustrade et se fait place entre le Duc et le sire de La Gruthure. Moment de silence, d’étonnement et de curiosité parmi le peuple. Au bout de quelques instants, il frappe plusieurs coups violents sur la balustrade en fer du balcon.

L’homme masqué

Mes frères, vous voulez la punition de ceux qui dérobent le prince, c’est-à-dire les gouverneurs de Gand ?

Le peuple

Oui ! oui !

L’homme masqué

Vous voulez l’abolition de l’impôt sur le sel, sur le blé, sur la bière, c’est-à-dire la cueillette ?

Le peuple

Oui ! oui !

L’homme masqué

Vous voulez vos anciens chaperons, vos anciennes coutumes, vos vieux privilèges, c’est-à-dire vous voulez les libertés du passé.

Le peuple, avec plus de force.

Oui ! oui !

L’homme masqué

Vous voulez vos bannières ? c’est-à-dire, enfin, vous voulez être aussi nobles que les nobles, parce que vous êtes autant qu’eux ?

Le peuple

Oui ! oui ! nous voulons tout cela !

L’homme masqué

Vous avez entendu nos volontés, monseigneur, c’est à vous maintenant d’y pourvoir.

De la Gruthure

Le peuple, mon compère, se serait bien passé d’un tel avocat ; vous avez étrangement agi, descendez et allez avec les vôtres.

L’homme descend et se tient au pied de l’hôtel de ville.

L’homme masqué

Et nos demandes, monseigneur ?

Le Duc, après avoir réfléchi pendant quelque temps.

J’y accède.

Mouvement dans le peuple, applaudissements ; les groupes se dissipent peu à peu ; le Duc remonte à cheval et s’en retourne plus colère encore qu’à son arrivée.


Scène V

VANDERIESCHE, COUSINOT, des Groupes, dans le fond,
qui s’éclaircissent de plus en plus.
Cousinot,
cherchant Vanderiesche à travers la foule.

Eh bien, ai-je mal agi ?

Vanderiesche

Je me garderais bien de le dire, c’était d’après mon conseil.

Cousinot, ôte son masque.

Voilà, j’espère, une journée gagnée. Oh ! j’ai vu le Duc de près, il trépignait de colère et déchirait sa cotte de mailles. Et ce brave homme de La Gruthure, avait-il une peur amusante !

Vanderiesche

Je vous paie à boire, et du champagne pour cette fois.

Cousinot

C’est la dernière fois, car je ne suis pas ici en lieu de sûreté ; je pourrais bien finir comme ces enfants qui s’amusent à troubler le sable de la mer après la marée et qui, à force de le remuer, s’y trouvent le pied pris.

Vanderiesche

Et moi aussi, car ma tournée n’est pas faite et j’ai encore Bruxelles et Liège, où il faut que j’aille rejoindre La Balue et les compères.

Cousinot

Vous n’oublierez pas, avant cela, les douze florins que vous m’avez promis ?

Vanderiesche

Oui ! oui. (À part.) C’est ce qu’on verra plus tard.

Cousinot

Pour moi, je vais aller maintenant chez le Sanglier des Ardennes ; lorsqu’on a deux mains, on tend de chaque côté.

Vanderiesche

Est-ce un allié de France ?

Cousinot

Je ne le pense pas.

Vanderiesche

Ou de Bourgogne ?

Cousinot

Encore moins.

Vanderiesche

Quel est donc ce Sanglier des Ardennes.

Cousinot

C’est une bête guerrière, qui a des défenses pour tout le monde et qui éventre dans sa bauge tous ceux qui viennent lui donner la chasse.


ACTE PREMIER

Péronne 1467. — Une grande chambre, haute et spacieuse. Dans le fond, des fenêtres gothiques et à vitraux de couleur ; entre elles deux, porte à deux battants ; à gauche, porte latérale. Le plafond est doré et lambrissé. Sur le devant, à droite, une table à pieds tournés sur laquelle sont des papiers et des parchemins ; sur les lambris, des armures féodales et des bannières.



Scène première

Le Duc CHARLES LE TÉMÉRAIRE,
Philippe De COMMINES, Charles de VISEU.
Charles

Et ils se sont révoltés, dis-tu, Commines ?

Commines

Hélas ! ce sont les habitants de Langres eux-mêmes qui sont venus le dire. Comme vous le savez, les pauvres gens avaient vu les Liégeois se rebellionner contre l’évêque, massacrer Robert de Marianes, son archidiacre.

Viseu

Et on dit qu’il y avait parmi toute cette canaille, des gens de France, qui ont déchiré son corps en lambeaux et qui se faisaient un jeu de ce cadavre mutilé, comme dans une mascarade. Ce sont, m’a-t-on dit, un certain Vanderiesche, un ancien serviteur de votre contrée, et un autre vaurien de son espèce qu’on nomme Cousinot, un pilier de taverne, moitié féroce, moitié ivre, et qui vendrait son Dieu pour un cruchon de bière.

Commines, à part.

Celui-là n’est pas Franciscain ?

Le Duc

L’évêque et d’Humbercourt, le gouverneur, que sait-on sur eux ? Ont-ils éprouvé le même sort ? Les canailles, sans doute, n’ont pas plus respecté la sainteté de l’un que la bravoure de l’autre.

Viseu

On ignore.

Commines

Il faut espérer que la vue du sang les aura arrêtés.

Le Duc

Tu crois cela, toi, pauvre tête bottée ?

Commines, à part.

Encore !

Le Duc

Le sang, les arrêter ? Oh non ! C’est une liqueur qui vous enivre et vous brûle, cela vous rend fou, c’est une folie ! Eux, s’arrêter ? mais non, ils viendraient peut-être même jusqu’au pied de mon trône, et là… (Avec orgueil.) … là ils se briseraient. (À Viseu.) On a vu des agents du roi de France, dis-tu ?

Viseu

Oui, cela est sûr.

Le Duc

Et c’est vrai, je suis fou d’en douter. N’ai-je pas ici La Balue, qui m’en a donné des preuves ? Lui aussi m’a donné les noms des misérables qui l’aidaient, et du Lude, du Bouchage, et tant d’autres, que sais-je ?… car les hommes de cet homme-là sont tous des espions ou des bourreaux, jusques a lui qui cumule les fonctions et en remplit les charges.

Commines

Calmez-vous, mon prince ; ne l’avez-vous point en votre possession ? La clémence sied aux grands.

Le Duc, avec ironie.

Et le parjure aux rois, n’est-ce pas ? (Une pause.) Oui ! je suis fou aussi moi, plus fou qu’un alchimiste, plus sot qu’une vieille femme, de ne pas croire à la félonie du roi de France, qui est un lâche, un homme déloyal et sans cœur, et dont le blason devrait être souffleté par la main d’un gardeur de pourceaux.

Commines

Et s’il vous entendait ?

Le Duc

Après ? Je lui dirais bien en face. J’avais donc bien raison de me méfier de cette maudite entrevue ; il m’a trompé, le renard, mais moi je suis un lion et il ne m’échappera pas. C’est lui qui a fait rebellionner toute cette canaille de Brabant, de Bruxelles, et Bruges aussi, et lorsque je suis entré à Gand, il y avait aussi probablement, parmi tous ces manants qui criaient, une main qui payait a boire et lançait des pierres à travers la foule. Mais par saint Georges, ils seront rudement punis, et il aura sujet de s’en repentir, de dire Pasques Dieu ! et de faire plus d’un pèlerinage. Qu’on ferme toutes les portes du château, qu’on bouche les issues, qu’on double les gardes.

Viseu

Vous l’avez déjà ordonné.

Charles

Ah ! c’est vrai… J’en ai peut-être déjà trop dit, car si les circonstances changeaient… La Fortune, aussi elle, peut changer… Mais non, je la tiens sous mon genou, et lui, je l’emprisonne, je l’enchaîne, et puis je l’insulte ; et je ris maintenant, car c’est moi qui triomphe.

Viseu

Que faire, monsieur le Duc ?

Charles

Que faire ?… C’est vrai, il faut agir. Je n’ose encore me décider, car je sens que mes résolutions seront terribles et qu’il y aura du sang dans mes sentences, que faire ?… Eh quoi ! j’hésite ? Un roi dans mes mains ! moi, Charles de Bourgogne ! C’est à réveiller de bonheur l’ombre de mes aïeux couchés dans leur linceul, et j’hésite et je tremble presque devant un nom de roi ? Mais il est mon prisonnier, c’est un traître, c’est maintenant mon esclave… et moi… Eh bien, j’ordonne qu’on le pende à mon gibet… qu’en dis-tu, Commines ?

Commines

Comme vous voudrez.

Le Duc

Qu’on le décapite, et qu’on le jette dans la fosse commune avec les chiens et les juifs… car j’ai son trône entre mes mains, j’en brise les planches et j’en Fais son cercueil, et puis (vite) écrire à monsieur de Bretagne, le faire nommer roi, rassembler les grands, diviser la France… Oh ! oui, c’est ainsi… Et… moi, pourquoi ne pas monter sur ce que j’aurai détruit, rebâtir la vieille Bourgogne démantelée ? Quoi ! ce rêve de mes jeunes ans, ce but de ma vie, ce travail de mes pères qu’ils ont entrepris depuis des siècles, serait-ce moi qui mettrais la dernière pierre à la pyramide, qui frapperais le dernier cou à cette lutte acharnée ? Je serais roi !… Charles, Charles de Bourgogne… un trône ! l’égal de l’empereur ! Qui m’arrête ? Est-ce un fantôme ou un délire ?

Un valet, entrant.

Monseigneur, le conseil vous attend depuis une heure.

Le Duc

Qu’il attende ! ô Louis XI, Louis XI, je serais bien fou, bien insensé, plus insensé que toi si tu partais de ton cachot sans y avoir laissé, avec tes fers, quelque chose de ta puissance et de tes richesses ; et bien lâche aussi, puisque je t’ai sous mes pieds, de ne pas t’écraser comme un reptile. (Un moment de silence.) Je n’aurais jamais cru qu’un homme pût être aussi traître et aussi menteur. Est-ce ainsi que les Romains jadis observaient la foi des traités ? Et lui… Au reste, on le connaît, jamais un roi aussi roitelet n’a paru sur le trône, petit dans tout, dans ses actes, dans sa personne, tremblant à la guerre, avare et libertin, mais prodigue dans ses supplices… Et ces Liégeois, qui se sont soulevés encore une fois, qui ont tué l’archidiacre, pris l’évêque, incendié son palais ! Je vois de là leurs yeux sanglants, avec les membres de ce cadavre, et les Français excitant a déchirer, et puis le roi de France qui rit sous son chaperon, comme un renard quand ses louveteaux ont bien mangé ; mais, renard, je me ferai une fourrure de ta peau de bête.

Commines

Calmez-vous, encore une fois, Monseigneur ; la colère vous trouble et vous fatigue.

Le Duc

Par saint Georges ! laissez-moi. Vous êtes plaisants, vous autres, avec votre calme et votre sang-froid ; on voit bien que vous n’avez pas de cœur sous vos cuirasses. Laissez-moi, morbleu, laissez-moi jeter ici tout ce que j’ai d’amertume et de colère ; laissez bouillonner ma rage, de peur que sa lave ardente ne se répande sur vous et ne vous brûle, messieurs, laissez-moi dire que je hais, que je hais dans l’âme, que cette haine maintenant s’est attachée à moi, qu’elle s’est mêlée à mon sang, à ma vie, que c’est mon bonheur enfin de maudire Louis XI. (À Commines.) Allez le chercher, qu’on me l’amène ici au retour du conseil. (Commines sort.) Mais pourquoi irais-je à ce conseil ? qu’y faire ? disputer avec es guerriers à demi morts et des vieillards endormis ? qu’y faire encore ? ma tête vaut bien les leurs. N’importe ! s’ils ne sont pas de mon avis, je les fais pendre tous.

Il sort.
Viseu

Voilà trois nuits qu’il ne se couche pas, ce pauvre Duc, il jure, tempête, et pleure de rage. Ah ! doux Jésus ! que les jeunes gens sont fous, ils préfèrent la colère au repos, une armure à un lit, le travail au sommeil et l’amour à la bouteille.



Scène II

Charles de VISEU, COMMINES, LOUIS XI entrant entouré d’un piquet de hallebardiers.
Commines, aux hallebardiers.

Laissez messire le Roi, monseigneur le Duc va venir avant peu, c’est moi qui m’en charge.

Louis XI, à part.

Tout ceci ne sent pas très bon. (À Commines.) Grand merci, monsieur, de tous les honneurs que vous me Faites. Serait-ce pour surcroît d’honneur que depuis hier on a doublé mes gardes, qu’on m’a relégué dans une pauvre chambre sous les toits, verrouillée et cadenassée, où je n’entends que le roucoulement des pigeons et la pluie qui tombe sur les tuiles ? Pour passe-temps j’ai la vue d’un agréable château où le comte de Vermandois a enfermé ce bonhomme de Charles, roi de France ; c’est là, si je ne me trompe en histoire, car sur ce chapitre et la théologie j’en remontrerais à maint docteur de l’Université. Et puis on m’ôte tous mes amis, ce bon paillard de Balue, que je n’ai pas vu depuis trois jours.

Viseu

Mon maître vous l’expliquera.

Commines, à part, à Viseu.

Plus de respect, mon cher, c’est le Roi, après tout !

Viseu, aussi à part.

Lui, le prisonnier du Duc ?

Commines, à part.

Qu’importe ! il faut des égards, la politesse ne nuit jamais quand on a de l’esprit.

Louis XI, à part.

Je ne sais ce que je ressens, mais je ne suis pas à mon aise. Si Coitier était là, il me le dirait peut-être ; rien n’est sûr ici. (À Commines.) Comment va notre cher ami le duc de Charolais, c’est-à-dire le duc de Bourgogne, car depuis que je suis chez lui, l’étourdi ne m’est pas encore venu voir.

Commines

Mais…

Viseu

Assez mal… Les Liégeois lui donnent de la besogne.

Louis XI, avec anxiété.

Comment donc ?

Commines

Ils se sont révoltés.

Louis XI, avec un calme affecté.

Ah ! (À part.) S’il savait, Pasques Dieu ! Où suis-je ? (Haut.) Et puis ?

Commines

Ils ont tué l’archidiacre, pillé l’évêque, brûlé son palais.

Louis XI

Les sacrilèges ! (À part.) Ah ! Notre-Dame ! ils se sont hâtés, les imbéciles, et quoiqu’ils n’aient fait que la moitié de la besogne… Si je les tenais là, je les tordrais de la belle manière… Ô Notre-Dame ! tire-moi de ce mauvais pas, sainte Mère de Dieu ! (À Commines.) Et le Duc, dans de pareils moments, est fort en colère sans doute ?

Commines

C’est comme un volcan.

Louis XI, à part.

Mauvais système, l’enfant, les charbons brûlent plus que la flamme. (À Commines.) Et il a sans doute quelqu’un qui l’aide dans ses affaires, quelque clerc sorti de chez les moines, qui le conseille et lui parle politique, quelque homme habile comme vous ?

Commines

Lui ? il ne connaît que la colère et un coup d’épée ; quant au reste, pour la tête elle vaut mieux quand elle a un casque.

Louis XI

C’est donc vous ici qui gouvernez tout, mon compère, car vous m’avez la mine d’un homme fort habile.

Commines, à part.

Quel brave homme ! (Haut.) Eh mon Dieu, non, il ne se sert pas de gens habiles ; ce n’est pas comme vous.

Viseu

Non ! il taille les plumes de ses traités avec le tranchant de ses glaives.

Commines, à Viseu.

Tais-toi, imbécile d’orateur, avec tes mots ampoulés ; laisse-moi causer.

Louis XI

Et vous, vous allez à la guerre ?

Commines

Mon Dieu, oui. Il n’y a que la guerre ; mais on la fait bonne et franche, il est vrai.

Louis XI, à part.

Et nous autres, sourde et ferme. (À Viseu.) Mais, mon gentil sire, seriez-vous aussi complaisant que vous en avez l’air ? rendez-moi un service.

Viseu

Volontiers, mais lequel ?

Louis XI

Pour l’amour de Dieu, allez me chercher mon fou, vous le reconnaîtrez à ses grelots, à son babil et à sa bosse pointue.

Viseu

J’y vais.



Scène III

COMMINES, LOUIS XI.
Commines

Il fait bien de sortir.

Louis XI

Oui, je l’ai envoyé à propos.

Commines

Eh bien ?

Louis XI

Eh bien ?

Commines

Que dirons-nous ?

Louis XI

Ce qu’il vous plaira, mon compère.

Commines

Que les temps sont mauvais, n’est-ce pas, et que ce siècle-ci est bien celui des gens habiles.

Louis XI

Oui, oui, ceux-là sont contents chez moi ; mais ici, qu’y faites-vous ? En temps de guerre on se fait tuer ; à la paix on chasse, c’est, Pasques Dieu ! il est vrai, un amusement royal que je prise fort, mais jamais ici on ne devise gaiement le soir, auprès d’un pot de vin.

Commines

Le soir, il s’assied sur un banc, baisse la tête sur sa poitrine et pense ; et quand ses gardes font trop de bruit en jouant aux dés, il les fait taire.

Louis XI

Il n’aime ni les gentilles filles, ni le bon vin, ni les contes joyeux. Je me souviens que quand nous récitions, à la cour de son père, les joyeuses nouvelles, il sortait.

Commines

Mon Dieu, je n’ai jamais connu un homme plus chaste ; il boit de l’eau de rose, et s’il parle c’est pour se faire obéir.

Louis XI

Ce n’est pas comme moi, je parle beaucoup et souvent trop ; je suis un bonhomme franc et qui ne me méfie guère des autres, mais on m’aime trop, parce qu’on ne me craint pas assez ; c’est pour cela que j’aurais besoin d’un homme qui sût bien gouverner, régler les finances, qui fût économe, sage sans morgue, gai sans paillardise et qui connût bien les hommes sans les haïr.

Commines

Cela n’est pas facile. Moi aussi je ne fais rien de bien ; ici je perds mon temps, je voudrais un emploi où il y eût à gagner et à apprendre ; je suis bien chancelier, mais jamais je ne mets mon esprit à profit, et j’en ai, dit-on, et de la science pas mal, non celle des livres, mais celle de l’expérience, ce qui est plus rare et plus utile.

Louis XI, à part.

Vante-toi plus fort, rusé matois ! (À Commines.) Et les nouvelles de Liège, qu’en dit-on ?

Commines, à part.

Oublierait-il ? je l’avais cru plus malin. (Au roi.) Le Duc est furieux.

Louis XI

Et contre qui ?

Commines

Contre vous.

Louis XI

Il a tort… Et comme cela, le Duc ne rit jamais ?

Commines

Mon Dieu non ! ses plaisanteries sont autant de jurons ou d’insultes, et puis il les répète si souvent que cela fatigue ; ce n’est pas, comme vous, un homme de belle humeur et de bon esprit, car vous avez la réputation d’un fameux roi.

Louis XI

Oui, oui, nous avons quelque vaillance, et à Montlhéry nous avons combattu aussi bravement que les paladins de Charlemagne ou les chevaliers de la Table ronde ; pour la prudence…

Commines, à part.

Il arrive enfin.

Louis XI, ouvertement.

Vous vous appelez Commines (Commines s’incline), c’est un nom qui me plaît, tape là dedans, camarade. Que disais-je donc ?

Commines

Vous parliez de votre prudence.

Louis XI

Oui. Eh bien, le duc de Bourgogne…

Commines, à part.

Ah ! ah ! il faut tout lui dire. (À Louis.) Eh bien, mon roi, voilà trois jours qu’il ne dort pas, la colère et l’orgueil l’étouffent, il a juré de vous tuer.

Louis XI

Ah ! qu’il fasse ce qu’il voudra. Commines, mon ami, vous êtes un brave homme, venez en France, vous verrez quel vin on y boit et quel roi on y sert. (Le fou entre en faisant des cabrioles.) Ah ! c’est lui !

Commines

Et maintenant il est à son conseil à délibérer sur vous.

Louis XI

Et tu es puissant, dis-tu ?

Commines, avec fierté.

Un homme comme moi…

Louis XI

On le voit. Eh bien, vas-y donc, travaille ; il y a des choses qui se comprennent et qui ne se disent pas.



Scène IV

LOUIS XI, BAMBOCCIO fou.
Louis XI

Il était temps qu’il partît, j’allais étouffer. Ah ! mon cousin, voilà des jours que tu paieras par ton sang ! (Le fou reste immobile et fait seulement des gestes ridicules.) Je l’ai à moi, enfin ; c’est un homme prudent et comme il m’en faudra un… Mais il a peut-être encore plus de vanité que de pouvoir sur ce maudit conseil. S’il allait venir !… et puis l’idée est trop horrible pour qu’elle soit vraie. Malepeste ! où suis-je ?

Il se promène agité, mord ses lèvres ; son fou est monté sur le chambranle élevé de la cheminée.

Le fou, chantant.

Allez-vous en, allez, allez,
Souci, soin et mélancolie,
Me croyez-vous toute ma vie
Gouverner comme fait avez ?

Louis XI, en colère.

Tais-toi, vieille bosse ! je ne suis pas d’humeur à écouter tes chansons.

Le fou, continuant.

Je vous promets que non ferez,
Raison sur vous aura maîtrise ;
Allez-vous en, allez, allez,
Souci, soin et mélancolie.

Louis XI

Tais-toi avec ce bête de rondeau de Charles d’Orléans ! il n’y a qu’un enfant ou un fou qui dise de pareilles choses.

Le fou

N’est-ce pas, mon oncle, que vous êtes bien content quand vous avez appelé un homme un fou ? Bel argument ! un fou ! Eh bien, un fou est un homme sage et un sage est fou, car qu’est-ce qu’un fou ? c’est celui qui dort en plein vent et pense qu’il fait chaud, boit de l’eau et croit boire du vin ; un fou parle aux oiseaux, il embrasse les boucs et les appelle ses beaux-frères ; il sourit aux chiennes croyant parler à des femmes. Un fou est la plus belle invention de la sagesse.

Louis XI

Je t’ai pris à mon service pour m’amuser et tu as moins d’esprit que moi-même.

Le fou

Pourquoi ne cumulez-vous pas les deux fonctions ? la chose n’est pas rare ; ici, par exemple…

Louis XI

Silence, Pasques Dieu !… Commines, si tu manquais… Il est cependant bien intéressé ! mais je ne lui ai pas assez promis d’or, de richesses ! On ne l’écoutera pas, peut-être… Oh ! non !… Et si Charles allait prendre une résolution terrible, s’il allait venir ici !… il me semble le voir déjà, pâle, menaçant, et les valets rouges derrière lui… Je tremble et j’ai pourtant affronté la mort… Quoi ? Oh ! non ! je ne peux mourir, je n’ai pas assez régné pour mourir, et cependant… ces imbéciles de Liégeois… Mais si j’allais mourir, car c’est un fou que ce Charles de Valois ; dans sa colère s’il allait me tuer !… Oh ! pourquoi ai-je oublié, avant de partir pour ce fatal voyage, de faire tirer mon horoscope par Angelo, je me serais épargné bien des angoisses ; je n’ai jamais autant souffert.

Le fou, chantant.

Adieu, belle compagnie,
Je prie Dieu qu’il vous maudie,
Et le jour que vous reviendrez
Allez-vous en, allez, allez,
Souci, soin et mélancolie.

Louis XI

De grâce, mon pauvre fou, tais-toi, tu me fais mal. (À part.) Pas de faiblesse devant ce bouffon ; il m’en coûte de dévorer tout cela. Ah ! mon Dieu !… Dieu ! que j’étais insensé ! c’est que je m’étais trop fié à moi-même, et vous m’en avez puni. Pardon, douce mère de Dieu, n’est-ce pas que vous m’en avez assez puni ? Car je vous aime et vous êtes une gentille maîtresse qui ne voudriez pas laisser mourir un de vos bons serviteurs… Oh ! j’en tirerai une vengeance terrible ; après lui, les autres ; mais tous y passeront.

Le fou, l’interrompant.

Dis donc, mon oncle, penses-tu qu’un œuf cassé en deux puisse faire deux diadèmes ? Pour moi, on pourrait en faire une bonne omelette, tandis que sous les couronnes on ne trouve souvent que des dindons de basse-cour qui ne valent, à manger, ni leur vilain plumage ni l’arbre où ils perchent.

Louis XI, toujours plus agité, sans l’entendre.

Ou bien s’ils allaient me détrôner, ce qui serait pire encore ! Lui, Charles, a ma place ! Ah ! la couronne est faite pour des têtes plus larges… Et sans doute ils me feront moine, et il faudra abandonner tout, peines, travaux ; alors ils diviseront le royaume, et moi… Oh ! non, ils me tueraient plutôt !… Et s’ils allaient me faire subir des supplices inventés, de longues agonies, la torture, ses dents de Fer, ses tenailles rouges et les lambeaux de chair qu’on vous arrache avec des pinces !… (Il tombe à genoux.) Pitié ! Pitié ! Sainte Vierge !

Il se découvre et fait plusieurs signes de croix devant les images en plomb de son chapeau.

Le fou, à tue-tête.

Vive la bouteille ! non les petits verres, mais les grandes tonnes où l’on nage. (Il tire de dessous son habit une gourde, et boit.) Vivent les prêtres ! c’est le seul état où l’ivrognerie soit un devoir. Par la gorge de ma mie, toi ma mie, ma bouteille, oui, le pape qui a inventé la messe valait bien l’Éternel qui fit les fontaines.

Louis XI

Et cependant il me respectera peut-être si Commines… Non, il est trop fou et trop colère ; il a peut-être un poignard à la main, un poignard nu ; il s’avance, saute sur moi et je sens le froid de l’acier qui avance dans ma poitrine… C’est que je manquerais donc tout !… Et puis mourir ! la mort ! je n’y avais jamais pensé, cela doit être terrible… un Dieu, ou Satan… mais cela doit être creux et plein de ténèbres.

Le fou, après avoir bu.

Rien ne désaltère comme de boire. Vive la boisson ! vive la folie ! vive la gaieté ! Je brave tous les conquérants de la terre, depuis Attila et papa Charlemagne jusqu’à mon fils le duc de Bourgogne ; ils ne pourraient m’enlever ni ma verrue tant elle est clouée à mon nez, ni ma bouteille parce que, fût-elle grande comme le tonneau de l’électeur, je l’aurais vidée en une seconde. Vive la bombance et la paillardise !

Louis XI

J’aurais dû écouter les conseils du vidame d’Amiens. Était-il inspiré ? car pour moi aucun pressentiment ne m’a averti ; j’aurais dû dire à Dammartin de s’avancer jusqu’à Liège. Mais prévoyais-je tout cela ? Le passé n’est plus, mais le présent ? et l’avenir ?… Que lui dirai-je quand il va me menacer, l’épée nue ? Irai-je lui proposer des provinces ? mais il me prendra tout mon royaume ; si je lui offre ma couronne, il arracherait ma tête… Oui, je lui promettrai de l’or, des richesses, je signerai des traités ; et puis, point de trésors et je brûlerai les conventions. Mais suis-je maître de tout cela ? que faire ? que devenir ? Quel enfer que la vie !

Le fou,
faisant sonner ses grelots et donnant des coups de poing à ses vessies.

Corps-Dieu ! je suis en joyeuse humeur aujourd’hui, et si j’étais Jupiter, je voudrais ôter mon pourpoint et… m’entourer de nuages pour faire des fredaines. Par les tetons de toutes les filles ! quand j’ai bien bu, bien mangé et que j’ai le palais chaud, j’aime autant chiffonner une robe, écouter mon cœur qui fait tic tac, baiser une gorge grasse, que de manger un jambon doré, entrelardé de blanc, couronné d’ail, de guirlandes de boudins et de festons de saucisses ; et il y en a cependant qui valent bien en grosseur et largeur le cul d’un moine ou la mine d’un pape !

Louis XI, presque pleurant.

Enfin ! quand viendra-t-il donc ?… Il va venir, et puis… oh ! (À Bamboccio.) Dis donc, mon cher fou, mon mignon, mon cher ami, que j’ai toujours traité comme un enfant, écoute.

Le fou,
sans l’écouter, les bras étendus, la gourde d’une main, son bonnet de l’autre, criant à tue-tête.

Oh ! j’aime en hiver à gratter mes poux au soleil, et en été a boire à l’ombre.

Louis XI

Écoute ton maître.

Le fou

Après.

Louis XI

Tu sais que nous sommes ici chez Charles ?

Le fou

Oui ! oui ! mauvais vin.

Louis XI

Et que les Liégeois se sont révoltés, que le Duc est en colère, une colère de géant ou de bête féroce, et qu’il va venir, qu’il va me tuer. Dis, crois-tu qu’il vienne ? Oh ! non, il ne viendra pas ! sans doute quelque affaire pressée l’aura retenu, il sera parti subitement en Allemagne, que sais-je ?… Oh ! je t’en prie, dis-moi donc qu’il ne va pas venir, qu’il ne viendra pas, car tu dois le savoir, toi ! tu étais là ! Dis-moi donc quelque chose qui me fasse rire, qui me déride… je t’en prie ! tu es taciturne aujourd’hui… Et puis, s’il vient, tu me cacheras d’abord, n’est-ce pas ?… Qu’est ce que cela te fait ? tu te mettras devant moi, et tu lui conteras d’abord quelque chose de plaisant et de naïf qui le fasse rire, qui chasse la colère. N’est-ce pas, tu le feras, mon enfant ? car tu as de l’esprit, de la malice, du génie même… Tiens, je te ferai ministre. Oh ! je t’aime, mon fou ! (Une pause.) En effet, s’il s’était tué par hasard en montant l’escalier ? si on l’avait assassiné ? si Du Lude ou quelque autre prévoyant tout… oh ! non ! mon cœur se brise à force d’angoisses.

Le Duc entre à grands pas sans être averti, il parle à la cantonade.

Le Duc

Bien ! bien ! nous allons le voir, saint Georges ! (En entrant il aperçoit le bouffon, se retourne avec mépris vers le roi et lui dit.) Je ne m’attendais pas à voir des baladins et des costumes de théâtre dans une entrevue royale ; au reste, quand le maître a un masque, l’esclave peut bien avoir des grelots. À côté du mensonge la folie. Va-t’en !

Louis XI est resté dans la plus grande anxiété.



Scène V

Le DUC, Le ROI. Ils restent longtemps muets.
Le Roi

Eh bien, mon cousin de Bourgogne ?

Le Duc, péniblement.

Eh ! nous sommes bien imprudents pour un roi de France ! nos bons amis de Liège valent bien les canailles de France.

Le Roi

Que me font les Liégeois, à moi ?

Le Duc

Assez de ruse, morbleu ! Que vous font les Liégeois ? c’est vous qui les avez révoltés, c’est vous, qui êtes là, sous ma main, roi que vous êtes !

Le Roi, avec calme.

Oui, encore une fois, je suis étranger à cette populace et canaille de Liège.

Le Duc

Ah ! si j’avais des fleurs de lis à mon blason royal je me garderais bien de les ternir comme vous le faites par la perfidie et la lâcheté.

Le Roi

Que dites-vous, Charles de Valois ? que vous ai-je fait ?

Le Duc

La colère m’étouffe ! Rien, peut-être ? mais tu es mon prisonnier et je te rançonne.

Le Roi

Allons donc, mon doux ami ! Vous rappelez-vous nos doux ébats en Dauphiné ? Vous riez sans doute.

Le Duc

De rage peut-être… Encore une fois, vous avez violé les traités de Conflans et de Saint-Maur, et… il y a trois jours que je n’ai dormi de colère… je vous aurais tué d’abord.

Le Roi

Charles de Bourgogne, tu te déclares en rébellion contre ton roi.

Le Duc

Qu’importe !

Le Roi

Suis-je donc en sûreté chez vous ?

Le Duc

Plus que moi-même ; je me jetterais au-devant du coup qui voudrait te frapper. Non ! je tiens à ta vie maintenant, elle m’est utile (à part) comme le pain qu’on mange. (Haut.) Il faudra d’abord que vous m’aidiez à punir la trahison des Liégeois qui se sont soulevés pour vous.

Le Roi

Mais…

Le Duc

Je le veux ! et puis vous signerez le traité.

Le Roi

Lequel ?

Le Duc

Celui qu’on écrit maintenant, et à ce traité pas un mot ne sera changé.

Le Roi

Est-ce là tout ?

Le Duc

Oui. (Il va vers la porte du fond et appelle à grands cris.) Holà ! Quelqu’un ! Commines ! Viseu ! d’Esquerdes ! ici !

Les susnommés entrent, le sire de Créqui tient une grande charte sur ses mains.



Scène VI

Le DUC, Le ROI, BALUE, COMMINES, VISEU,
CRÉQUI, CHARNI, La ROCHE, D’ESQUERDES.
Louis XI, s’avance vers Balue.

Bonjour Balue, sais-tu quelque chose ?

Balue

Rien, mon roi.

Le Duc

Lisez ce traité, Louis de France, vous signerez ensuite et jurerez sur la croix de Saint-Laud que nous avons fait prendre dans vos malles ; la voilà.

Il montre une cassette portée par l’un de ses gens.
Louis XI, à part.

Dieu de Dieu ! Et mes écus d’or et mes onguents qui étaient à côté, qu’en a-t-on fait ? Sainte Vierge !

Il s’assied à la table, prend la charte, et lit ; de temps en temps son front se rembrunit, il se mord les lèvres.

Le Duc, à Balue.

Il a rué d’abord, mais enfin il se résigne.

Balue

Il ira à Liège, soyez sûr ; il vous damne dans son cœur.

Le Duc

Oui, j’en ris, cela m’apaise.

Commines, à part, considérant Louis XI.

Pauvre grand homme !

Louis XI, en sursaut.

Oh ! ceci, monseigneur, est trop audacieux et trop arrogant. Vous lèverez des aides, vous assemblerez des vassaux en Vimeu, dans toute la Somme ?

Le Duc lui indique la table du doigt.
Viseu le remet à écrire et lui dit :

Monseigneur le veut.

Louis XI

Ceci est encore pire : seigneurie pleine et entière, des parlements libres en Flandre.

Même jeu.
Le Duc, à un seigneur.

Demain, messieurs, nous partons pour Liége.

Commines, bas à Louis XI.

Nous vous y suivrons, sire.

Charles, montrant Balue.

Et monseigneur l’évêque viendra avec nous, notre bon allié le roi de France nous aidera à punir les révoltés.

Louis XI, à part.

Pasques Dieu !

Viseu, au roi.

Signez, sire.

Louis XI, signant, à part.

Nous effacerons la boue de cette lâcheté avec du sang. (Moment de silence.) Et puis une autre fois nous ne viendrons plus aux entrevues de notre cousin, mais nous tâcherons au contraire de l’attirer dans les nôtres.


ACTE SECOND

PREMIER TABLEAU

À Tours, dans une salle basse, porte au fond, à gauche ; sur le devant de la scène, une porte secrète ; ornement sévère et modeste, pas de dorures.


Scène première

DUNOIS, CHABANNES, Lord CLAIRFOND, capitaine
des gardes écossaises, Le Duc d’ORLEANS.
Ils attendent la venue du Roi.
Chabannes

Eh bien, messieurs, savez-vous quelque chose des affaires ? irons-nous bientôt en guerre ?

Dunois

Hélas, non ! je ne l’espère pas ; j’aurais dû naître au temps de Charlemagne ou de saint Louis. Comme j’aurais frappé de larges coups d’épée sur les Saxons et les Sarrazins ! les armes entamaient facilement ces corps sans cuirasses et pénétraient plus avant dans les chairs, mais maintenant…

Il s’arrête.
Chabannes

Oh oui ! c’était là le bon temps ! comme il y avait des mêlées sanglantes, acharnées, et les coups de lance, et les chevaux qui galopaient sur les cadavres et s’abattaient tout fumants de carnage sur une poussière mêlée de sang !

Orléans

Assez, monsieur de Chabannes !

Clairfond

Et moi aussi, j’aimerais mieux, par saint Duntan ! chasser les aigles sur mes montagnes, ou poursuivre l’Anglais dans nos vallées que d’être un capitaine de gardiens écossais ; sans doute j’aurais la tête plus fière et la mine plus rosée au grand air que de faire le guet au haut des tours. Mais, pardieu ! j’aurais aussi le ventre moins gros et la bourse moins garnie ; et puis c’est un grand roi que le roi de France, un joyeux compère qui paie bien ses amis et qui n’est pas fier pour nous autres.

D’Orléans

Qui nous dit en effet, messieurs, que nous n’irons pas bientôt en guerre contre le duc de Bourgogne ? c’est un vaillant champion, qui frappe fort.

Dunois

J’ai une vieille haine de famille contre la Bourgogne, il faudra tôt ou tard que je casse son blason avec mes talons.

Chabannes

Et pourquoi, monsieur Dunois ? c’est un vaillant homme après tout, qui défend ses États. Chacun son métier, nous défendons bien les nôtres !

Orléans, bas.

Assez ! encore une fois, messire de Chabannes ; je veux bien que Charles ait de la vaillance et de la furie guerrière, mais pour le reste c’est un enfant furieux.

Dunois

Sa fierté, c’est là tout son avoir. Oh ! pour moi, je les hais dans l’âme, lui et toute sa race.

D’Orléans

En effet, il est dur et cruel ; récemment encore il vient de faire mettre à mort le jeune bâtard de la Huriade.

Clairfond

Une si bonne lance !

D’Orléans

Pour avoir tué un moine par dépit de perdre au jeu ! voilà un fameux crime, n’est-ce pas messeigneurs ? pour jeter dans l’autre monde un homme valeureux et plein de jeunesse !

Dunois

Il ferait mieux de ne pas brûler les couvents ni violer les religieuses, le paillard qu’il est !

Chabannes

Oh ! non, Dunois, sa maîtresse c’est la guerre, son oreiller le plus doux c’est un casque.

D’Orléans

D’accord. Et injuste, l’est-il ?

Dunois

Plus qu’un Turc. Quant au roi Loys, c’est plaisir de le servir et de voir comment il punit les traîtres. Ce gros imbécile de La Balue et son ami l’évêque de Verdun, ces deux oies engraissés dans la basse-cour de France, sont maintenant dans leur cage, à se repentir d’avoir été traîtres, parjures, et d’avoir voulu mordre la main qui les avait nourris et les avait élevés. Tant mieux, ma foi, ce méchant parvenu ne sera plus à se mêler de nos armes et de nos marches.

Chabannes

Pour Dieu ! ne raillez pas ainsi, Dunois !

Dunois

C’est là mon plaisir. Quand ils étaient puissants, il fallait les saluer si bas que cela nous cassait les reins ; maintenant l’évêque d’Évreux, si galant homme du reste, compose des vers pour sa maîtresse ou une épitaphe pour sa tombe. Il fait bien.

D’Orléans, haut.

Oui Louis XI est juste. (Plus bas.) Il frappe également les vilains et les nobles.

Chabannes

Pour ces derniers c’est le gibet, mais pour les autres les cages.

Orléans

C’est qu’il ne veut pas avilir la noblesse, c’est une viande plus noble.

Chabannes, à part.

Et un gibier qu’il aime fort.

Olivier aussitôt sort de la petite porte secrète, le plat à barbe et la serviette sous le bras, le rasoir à la main. En voyant du monde il est fort surpris, il n’est plus temps de se reculer.


Scène II

Les précédents, OLIVIER.
Tous les seigneurs le saluent.
Olivier

Pardon, messieurs, mais le roi n’est pas là ?

Clairfond

Vous voyez, monsieur le comte de Meulan.

Chabannes, à part.

J’enrage ! oh ! maudit barbier, puisses-tu t’enfoncer toi-même ton rasoir dans la gorge !

Dunois

Eh bien, messire le Daim, vous qui êtes un homme d’importance et du conseil du roi, que savez-vous ? les nouvelles de Bourgogne ou de Bretagne ? irons-nous bientôt en guerre ?

Olivier

Moi, monseigneur ? je ne sais rien. Que suis-je ? le simple barbier du roi, hélas, et c’est bien assez pour mes faibles mérites. Demandez plutôt à messire Philippe de Commines, mais moi !…

Dunois

Sans doute c’est là un homme de beaucoup de sens, mais vous…

Olivier, avec hypocrisie.

Moi ? oh ?…

Clairfond, venant à Olivier.

Messire, vous parlerez au roi, n’est-ce pas, pour l’augmentation de vin pour mes archers, et puis pour mon neveu qui a une mauvaise affaire avec les moines.

Olivier

Tant pis ! le roi les aime, vous savez.

Clairfond

Ah ! monsieur Olivier le Daim, je vous en prie ! le pauvre enfant !

Olivier

Hum ! la chose est difficile.

Clairfond

Oh ! monseigneur le comte de Meulan, vous êtes si puissant !

Olivier, bas.

Eh bien, nous verrons.

Au même instant, le roi entre appuyé sur Tristan, Olivier va au-devant de lui avec son plat à barbe.

Louis XI

Non, non, nous sommes pressés maintenant ; pour tantôt.


Scène III

Les précédents, LOUIS XI, TRISTAN.
Louis XI, entrant, aux seigneurs.

Ah ! bonjour, messieurs.

Dunois

Eh bien, sire, pouvez-vous nous dire quand nos épées iront entamer la Bourgogne ? car, mordieu ! la main m’en brûle.

Louis XI

Merci, Dunois ; peut-être bientôt, car les nouvelles… allons, je puis vous dire les nouvelles… oui, cela pourra venir.

Clairfond

Nous vous en remercierons tous, sire, et mes archers seront les premiers au feu.

Louis XI

Non, non, lord Clairfond, vous êtes d’une vaillance trop guerrière, vous resterez toujours ici à garder notre personne ; on a ce qu’on a de plus cher près de son cœur. Et puis quand nous les aurons vaincus, nous ramènerons ici les prisonniers, et cela réjouira le peuple de voir marcher à pied et avec des fers ces gens qui siégeaient sur un trône et tuaient à cheval.

Tristan

Cela est vrai, jamais le populaire ne rit tant que lorsque c’est une noble tête qui tombe sous la hâche.

Louis XI

Pauvre peuple ! on te dépouille, on te mange, mais calme-toi ! je saurai tuer tes oppresseurs ; de la patience, Jacques Bonhomme, ton tour viendra.

Quand Adam bêchait
Et qu’Ève filait,
Où étaient les gentilshommes ?
Cessez, cessez, gens d’armes et piétons,
De piller et manger le bonhomme
Qui de longtemps Jacques Bonhomme
Se nomme.

N’est-ce pas, messieurs, que c’est une chose injuste et douloureuse pour Dieu que de voir ainsi tant de châteaux forts, de chevaux et d’armures contre ce pauvre peuple, qui n’a que ses bras. Pourquoi auraient-ils seuls le droit de chasse ? je les ai abolis et j’ai bien fait, n’est-ce pas, messieurs ?

Tous

Oui, certes.

Louis XI

N’est-ce pas ? Et vous, Chabannes, lorsque vous vous êtes engagé dans la ligue du Bien public, vous ne saviez trop ce que vous faisiez.

Tous rient.
Chabannes

Mais, sire…

Louis XI, malicieusement.

Allons…

Louis XI, avec un dépit concentré.

Oui, j’étais poussé.

Louis XI

À la bonne heure ! j’aime qu’on soit franc, car j’en donne moi-même l’exemple. (Se tournant vers Olivier.) Et puis je hais encore ces maudites canailles comme il s’en trouve tant, gens d’esprit du reste, mais mauvais comme de vieux tigres, tout fiers d’un nom qu’on leur jette comme un manteau sur les épaules d’un mendiant, qui s’insinuent partout, et qui, pour être le valet d’un grand, se croient plus nobles qu’un simple bourgeois. Pour moi, je m’entoure de ma vieille noblesse française, que j’aime comme mes yeux, car que voit-on à ma cour ? les noms les plus illustres, un Bourbon, un Chabannes, l’homme le plus fidèle du royaume, Dunois d’une illustre origine, un comte de Meulan de vieille noblesse.

Bourbon

Oui, sire, vous êtes un grand prince.

Olivier

Et puis vous êtes bon catholique, l’Église vous aime comme son fils aîné.

Louis XI

Courtisan, va ! que tu sais bien ton métier ! tes confrères te ressemblent. Courtisans ou barbiers, ce sont de bons diables, qui font tous si bien la barbe que, si l’on n’y prenait soin, ils vous enlèveraient la tête. Que disais-tu donc ?

Olivier

Que l’Église vous aimait, car vous êtes bon catholique.

Louis XI

Oh ! je le sais. (Riant.) Cependant son fils La Balue chante une drôle de gamme ; avouez, messieurs, que vous n’en êtes pas fâchés, car ce maudit évêque vous ennuyait tous.

Chabannes

Oui, sire, nous le haïssions dans l’âme, comme tous ceux qui vous entourent et qui n’ont, pour avoir votre amitié, que de l’intrigue et des mains prêtes à tout faire.

Louis XI, en colère.

Et vous avez tort, monsieur de Chabannes, grandement tort ; nous vous aimons pour votre vaillance, mais vous avez parfois l’humeur bien arrogante pour un vassal !

Chabannes

Pardon, sire !

Louis XI

Oui, vous avez tort, car on peut avoir de la fidélité et de l’esprit sans être noble ; une cuirasse ne préserve pas d’un mauvais cœur, pensez à Saint-Pol, messieurs. Eh bien, j’aime les braves gens qui m’entourent, comme Commines et M. le comte de Meulan, et j’entends que vous le respectiez, celui-là, comme moi-même, car c’est mon meilleur ami et mon meilleur conseil.

Olivier

Ah ! sire, j’en suis indigne !

Louis XI

Ce que nous aimons surtout, c’est le compère Tristan. Voilà un homme au moins ! l’humeur toujours régulière comme un drap noir, peu envieux, et pas de fierté ; et puis après, du talent plus qu’aucun de nous tous. Certes, si Charles de Melun avait eu un maître comme toi, il ne serait pas mort au quatrième coup. Quel, maladroit que ce bourreau-là ! mutiler ainsi un galant homme ! décidément maintenant je ferai décapiter tous mes nobles à Paris.

Tristan

Trop d’honneur pour moi, mon roi.

Louis XI

Bien, bien. L’heure presse, nous avons à faire, retirez-vous, messieurs… Tristan et Olivier, restez !… Pendant ce temps-là, messieurs, allez prendre vos flèches, car dans une heure nous poussons le cerf.

Ils sortent.

Scène IV

LOUIS XI, TRISTAN, OLIVIER LE DAIM,
COMMINES, Le Fou.
Louis XI, à Commines qui entre.

Bienvenu, Commines, nous avons besoin de vous. Eh bien ?

Commines

Elle est ici… Alice de Montsoreau.

Louis XI

Elle viendra ?

Commines

Dans une heure.

Louis XI

Oh ! l’admirable homme ! (Lui montrant une table couverte de parchemins.) Tu sais tout cela ?

Commines

Oui, j’ai passé la nuit à les lire.

Louis XI

En pleine révolte ! Bretagne, Bourgogne, Guyenne, Armagnac, de tous côtés… (Apercevant le fou.) Toi ! ici ! allons, dehors !

Le fou

Il s’agit probablement de quelque gentillesse bien secrète puisqu’on n’y veut pas de moi.

Louis XI,
impatienté et le chassant à coups de houssine.

Allons, hors d’ici !

Le fou, à part.

A-t-il la main dure, le Roi ! et son bourreau la main légère !

Il sort.
Louis XI

En révolte, encore une fois ! mais pour le coup ils ne m’échapperont plus. Ah ! ah ! toujours de l’arrogance et de la rébellion ! nous couperons le mal en tranchant le membre ; n’est-ce pas, Tristan, que les corps sans tête ne crient plus ?

Commines

Mais pas d’armées !

Louis XI

Les armées, c’est bon pour les sots comme mon cousin de Bourgogne.

Commines

Pour de l’argent nous en avons.

Louis XI, se frottant les mains.

Brisons, Pasques Dieu ! car nous n’avons pas de l’esprit pour le dépenser en bons mots. Ainsi d’abord, la Bourgogne, c’est là l’épine.

Olivier

Je pourrais pour la…

Louis XI, l’interrompant.

Non ! Vous, vous resterez à nous raser, messire. Ainsi, la Bourgogne, c’est pour plus tard, et d’ailleurs il s’embourbe maintenant en Allemagne.

Commines

Il s’y brise.

Louis XI

Plût au ciel ! Pour notre frère le Breton, c’est une bête qui ne dira rien quand les autres auront la langue coupée ; il ne nous reste plus que le Satan d’Armagnac et M. de Guyenne. Pour ce dernier, Armand de Cambrai va nous servir. Du Lude est-il ici ?

Commines

Oui, sire.

Louis XI

Dis-lui de venir. (Commines sort. À part.) Le talent d’un roi, c’est d’avoir des gens pour tout, un bourreau pour décapiter, d’autres pour assassiner par derrière, des gens habiles au conseil, des malins pour les négociations, des armées pour faire la guerre, et de l’or… oh ! de l’or, pour corrompre. Écoute, Tristan, je t’ai fait mon grand prévôt, je t’ai comblé de bienfaits.

Tristan

Je le sais, sire.

Louis XI

Écoute donc ! De valet que tu étais, je t’ai fait bourreau ; c’est là un grand honneur pour ceux qui aiment le travail, et si je vivais encore vingt ans, comme je l’espère, toute la noblesse de France te passerait par les mains ; tu abats toutes les nobles têtes. Quel plus beau rôle pour un homme fier ! Eh bien, tu vas partir avec le cardinal d’Albi, car nous avons assez d’hommes pour t’en confier ; tu en prendras cinq mille, c’est assez ; nous pourrions t’en donner plus, mais il faut toujours en garder près de nous, cela est plus noble pour un roi et plus sûr. Tu t’avanceras vers Lectoure, tu cerneras cette ville, tu prendras d’Armagnac mort ou vif, c’est comme tu voudras ; empoisonne-le, si cela t’amuse, entre amis on n’y regarde pas de si près. Du Bouchage te fera parvenir mes lettres et te donnera des avis. Tu entends ? demain il faut partir, va-t’en. (Il sort.) Approchez, M. Olivier ; pour vous, c’est autre chose. Connaissez-vous un homme prêt à faire tout ce qu’on lui dit ?

Olivier

Moi, sire !

Louis XI

Tais-toi, ce n’est pas à cela que tu es bon. Veux-tu te faire pendre ? il me faut un homme inconnu, obscur, qu’on puisse croire capable de tout, quelque chose qui tienne du moine, du médecin et de l’astrologue.

Olivier

Oui, j’en connais un, un curé ! celui de Saint-Jean-d’Angely.

Louis XI

Bravo ! Eh bien, il faut le compromettre, c’est un drôle qui a de vilaines intentions sur la vie de M. de Guyenne.

Olivier

Bien, sire.

Louis XI

Tu tâcheras aussi de ménager le duc de Rohan ; il est tout disposé à partir en Bretagne, il faut que je le garde à tout prix. Qu’on lui donne ce qu’il aime, des chevaux, des femmes, des dés, tout, car je suis libéral avec mes amis et j’aime à traiter les choses en grand. Demande à Tristan si jamais je me plains de ses comptes, et, tout brave homme qu’il est, je suis sûr qu’il me vole sur les sacs de cuir et les pourboires des aides.

Olivier

Bien, sire.

Louis XI

Nous te donnerons tantôt des instructions plus étendues, en attendant prends ceci (il ouvre son pourpoint et tire une petite fiole parmi toutes les amulettes et les reliques qu’il a suspendues au cou), c’est un cadeau de notre ami le duc de Sforza. Tu en prendras quelques gouttes et tu me remettras le reste ; et tu auras soin de verser ce précieux baume dans un métal qui soit bien dur, car il ferait fondre le plomb comme du feu. Avec quelques gouttes un homme s’affaiblit et puis meurt. La sorcière italienne qui l’a inventé approchait de Dieu, car, tu vois, elle faisait mourir lentement comme une maladie. (Il réfléchit quelques instants.) Au reste, Sa Sainteté le Pape l’a béni pour moi, il n’a de puissance que pour ceux que je hais ; contre tout autre (il regarde fixement Olivier), pour moi, ce serait comme un verre d’eau… tu entends ?

Olivier

Oui, sire, vous êtes un grand roi.

Louis XI

Tu es bien bête, maître le Diable, car tes compliments sont aussi saugrenus qu’un sermon pour de jolies filles. Va-t’en dire à Du Ludes de se dépêcher, ce diable de Commines est lent et froid comme un discours théologique. (Du Ludes paraît.) C’est bon, laisse-nous.



Scène V

DU LUDES, LOUIS XI.
Louis XI

Bonjour, messire Jean des habiletés.

Du Ludes

Salut, mon roi.

Louis XI

Commines a dû vous remettre un modèle de l’écriture de M. de Guyenne ?

Du Ludes

Oui, sire.

Louis XI

Et tu l’as remis à Armand de Cambrai pour qu’il en étudie les caractères ?

Du Ludes

Je l’ai deviné.

Louis XI

Ah ! le grand homme ! ton surnom n’est pas volé. Eh bien, mon compère, tu vas de suite nous composer cinq, six ou vingt-cinq si tu veux, une quantité enfin de lettres amoureuses.

Du Ludes

Ah ! ah ! c’est qu’il y a bien des tons à cette musique là, depuis : mon chéri, je t’aime jusqu°à la mort, ce qui est le style d’une grande dame, jusqu’à : mon chaton, je t’ai attendu jusqu’à onze heures, ceci est le parler d’une bourgeoise.

Louis XI, riant.

Vieux renard, va ! mais c’est tout cela qu’il nous faut.

Du Ludes

Et les noms ?

Louis XI

Diable, s’il en faut, regarde sur mes tablettes, là, dans cette boîte qui a une serrure d’argent ; tu verras la liste des femmes qui ont aimé mon paillard de frère de Guyenne ; assieds-toi, et travaille.

Du Ludes s’assied.
Du Ludes

Oui, sire, je suis à la besogne, avant peu je vous aurai fait plus d’amour que tout l’Olympe entier n’en a jamais eu, même dans ses moments les plus luxurieux.

Louis XI,
à part, pendant que Du Ludes écrit.

Oh ! Sainte Vierge, aide-moi ! Si j’y réussissais pourtant, quel bonheur, grand Dieu !… J’aurai soin de faire modeler son image en cire par Angelo et de la percer chaque nuit, derrière l’autel, de mille coups d’épingle. Et puis Angelo m’a aussi annoncé que l’étoile sous laquelle il était né serait obscurcie dans six semaines au plus tard, par un quartier de lune, et la lune c’est moi et le soleil c’est Dieu. En outre, j’ai voté 200 autres cierges roses à la Sainte Marie… Oh ! meurs donc, rebelle ! meurs donc ! tu as le ciel et la terre contre toi. Allons, du courage, mon Loys de France, une jolie dame va venir, tâche de faire le galant et de te rappeler ton bon vieux temps de jeunesse ; la femelle, dit-on, est difficile, il faut la faire danser pour nous montrer ses grâces. Dis donc, Du Ludes ?

Du Ludes

Quoi, sire ?

Louis XI

Quand je dirai : les roses de la terre pâlissent à l’éclat de tes couleurs, et que je dirai cela bien haut, tu viendras m’annoncer que la chasse est prête et que l’on m’attend. As-tu fini ?

Du Ludes

Oui, sire.

Louis XI

Et cela est soigné ?

Du Ludes

S’il en fût.

Louis XI

Bien. (Commines entre avec la Dame de Montsoreau.) Merci, Commines. Messieurs, sortez s’il vous plaît. Pour vous, belle dame, approchez ; quand on est si belle on ne saurait être trop près d’un galant homme. (Bas à Du Ludes.) Quand Armand aura fini, tu glisseras les papiers sous cette porte (il désigne la porte secrète) ; qu’il les noircisse avec de la poudre et du foin mouillé. Allez, et qu’il se dépêche !


Scène VI

LOUIS XI, Alice de MONTSOREAU.
Alice

Vous m’avez fait venir, sire ?

Louis XI

Oui, ma belle. Allons, ne faites pas l’enfant, vous êtes timide comme une biche ; est-ce que vous en seriez à votre premier amoureux ?

Alice

Mon Dieu, oui. Vous savez comme moi que j’aime M. de Guyenne.

Le Roi

Et il est fidèle sans doute.

Alice

Oh ! certes !

Le Roi

Vraiment ?

Alice

Oh ! oui… mais vous raillez, sans doute, pour me faire peur ?

Le Roi

Railler, moi ? jamais ! C’est que le joli frère était passablement chaud pour les belles. Diable ! en a-t-il fait de ces fredaines ! plus qu’un cardinal, et Jehanne de Châlons, Marcelle de Bourges, Pauline la Blonde, Julie de Roquefort, que sais-je, moi ? mais toutes femmes de bas étage, après tout, et qu’il daignait honorer de ses faveurs.

Alice

Et il les a aimées ?

Le Roi

Pasques Dieu ! c’est qu’il les choyait fort ; il était fou, le pauvre enfant, et des cadeaux, et des vers à l’italienne, et des soupirs, le soir, au coin des rues ! Il fallait voir comme c’était beau et comme il jurait après les yeux de toutes ses maîtresses !

Alice

Vous le calomniez, ce pauvre Henri.

Le Roi

Je me suis toujours étonné cependant qu’on l’aimât, une femme belle comme vous, par exemple, et qui serait digne d’un trône.

Alice

Vous croyez ?

Le Roi

Oui, car enfin il est comme un autre : des yeux petits, des dents noires, des jambes tortues et puis je ne sais quoi de gauche.

Alice

Oh ! non ; il y a dans sa voix un charme,… cela vous enchante, sire.

Le Roi

Pauvre folle ! Et jamais il ne vous est venu en tête, ma belle, de penser que ce qu’il vous disait il l’avait répété à d’autres, car il vous appelle sa vie, son âme, la prunelle de ses yeux, son cœur, je suppose ?

Alice

Oui, c’est cela.

Le Roi

Eh bien, c’était une machine qui parlait, montée sur un air et qui allait jusqu’à ce que les notes fussent passées. N’est-ce pas qu’il vous a dit souvent des mots d’une langue étrangère, des sons inarticulés comme un homme qui dort ? Est-ce que tu n’as pas senti dans son haleine les baisers d’une autre femme ? est-ce que tu n’as pas vu sur ses joues les baisers d’une rivale ? (Alice rêve.) Et puis parfois il était soucieux, il était froid, brusque à tes caresses ; il revenait dans tes bras fatigué d’autres amours, et sous tes étreintes il rêvait peut-être aux délices d’une autre.

Alice

Taisez-vous, vous êtes cruel !

Louis

Pauvre fille ! tu es folle, tu vois bien. Si l’on jetait des fleurs dans le ruisseau, elles se flétriraient, et toi tu te fanes sur la boue d’un tel cœur.

Alice, fièrement.

Vous m’avez donc fait venir ici pour me faire pleurer, sire ?

Louis

Non, ma toute belle, c’est qu’on vous aime… Dites-moi donc, et il est généreux, n’est-ce pas, je le suppose ? Il vous donne sans doute des colliers, des diamants, des chevaux qui se cabrent et piétinent, et des robes de velours, et de la soie, et de l’or dans vos cheveux noirs ?

Alice, ennuyée.

Non, il n’est pas riche.

Le Roi, à part.

La petite sotte ! elle tient encore. (Regardant la porte.) Est-il lent, l’imbécile ! (Haut.) Vous allez chasser avec lui et vous vous arrêtez dans quelque cabane de berger, et là il vous dit qu’il sera roi de France, vous serez reine et vous dormirez sur un trône. L’insensé ! Et puis il est jaloux, aussi à sept heures les croisées sont closes. Pour lui, de si beaux yeux ? ah ! c’est sacrilège ! (Il se baisse vivement et ramasse les papiers qu’on a glissés sous la porte.) Tenez, chère Alice.

Alice, après avoir lu, effrayée.

C’est son écriture… Ciel, plusieurs ! ah ! l’infâme ! Mais non ! je ne me trompe pas… c’est vrai… Oh ! dites-moi que cela est faux, que vous raillez, sire ! C’est que je perds tout, mon amour, ma foi, mon Dieu !

Louis, froidement.

Vous voyez.

Alice

Qui l’aurait cru ? son regard aurait trompé Dieu… Oh ! je m’en vengerai !

Louis XI

Alice, je t’aime, belle enfant !

Alice

Un roi !

Louis

Oui, un roi t’aime ! Je suis jeune encore dans le cœur, va ; mes cheveux gris et mon front qu’ont ridé les chagrins ont plus de passion encore que la jeunesse et ses bouillants transports. Moi, si tu m’aimes, je te donnerai des diamants, des chevaux, je te donnerai une cour tout entière, et puis, si tu aimes le sang,… je te donnerai des têtes.

Alice

Grâce ! je sens que je vais vous aimer, vos yeux vont jusqu’au fond de mon âme.

Louis

C’est que tu es belle comme un ange ; tes cheveux sont si noirs, ta peau si blanche ! Les roses de la terre pâlissent à l’éclat de tes couleurs.

Du Ludes entre.

Scène VII

DU LUDES, Les précédents.
Du Ludes

La chasse vous attend, sire.

Le Roi

Il faut partir, ma belle.

Alice

Vous quitter ?

Le Roi

Hélas, oui ! mais nous nous reverrons.

Alice

Oh ! je l’espère.

Elle sort.
Le Roi, appelant.

Olivier ! Olivier !

Olivier paraît.
Olivier

Quoi, sire ?

Le Roi

Tu vas suivre cette femme-là, tu sèmeras la jalousie devant elle pour qu’elle ne recueille que la haine et ne sème que la vengeance. Si les choses ne vont pas assez vite, pousse toi-même à la roue et puis, d’ailleurs, ne crains rien, car tu as le curé d’Angely pour sauvegarde. Alerte, Pasques Dieu !

Olivier le Daim

Comptez sur moi, sire, j’ai la langue discrète, l’esprit subtil et le bras fort.


SECOND TABLEAU

Une chapelle dédiée à Notre-Dame de Bon-Secours, au milieu d’une forêt. Dans le fond un autel, surmonté de la niche et de la statue d’une Vierge au manteau d’azur parsemé d’étoiles ; à ses pieds, une lampe qui brûle ; à la droite de la Vierge, une fenêtre en ogives à vitraux de couleurs. Demi-jour.



Scène première

LOUIS seul, à genoux devant un prie-Dieu ; il reste quelques instants en silence, puis il lève la tête ; son chaperon est à ses côtés et il a seulement sur la tête un capuchon de drap noir.

Il me semble déjà entendre leurs pas, bientôt ils vont venir m’annoncer sa mort, car il va mourir… Mais quand donc ? Oh ! l’angoisse ! Je souffre plus que lui, et peut-être maintenant il râle et meurt… Olivier est un homme habile, qui n’aura pas laissé échapper les circonstances. Et puis nous avons deux hommes, De la Roche et le curé d’Angely, que le diable enlèvera avant peu… Cependant si sa maladie était vraie, s’il en réchappait, si le hasard seul m’avait trompé !… Non, c’est impossible… Et puis j’ai placé à ses flancs cette femme jalouse et sombre, cet ange devenu démon, qui l’entraîne dans le gouffre. Oui, j’ai bien fait, toutes mes mesures étaient trop bien prises pour qu’il ne meure pas ; mais que de soins et que d’argent ! Sa statue est toute lardée de coups de stylet, j’aurais dû empoisonner la lame, cela est plus sûr, plus infaillible. Mais il en est encore temps… Si l’on tarde trop… et puis au lieu d’un Ave, je ferais bien d’en dire cinq… Il est mort, oh ! oui ! Angelo me l’a promis et je le paie assez pour qu’il ne me trompe pas. (Il se ragenouille.) N’est-ce pas, mère de Dieu, qu’il est mort, bien mort ? Car c’était un paillard et un juif (Il fait plusieurs signes de croix.), et moi, je suis votre saint fils, votre chanoine de Notre-Dame, car monseigneur le Pape m’a permis de siéger au chapitre avec un surplis blanc et de servir la messe à Saint-Denys. Vous m’avez toujours aidé, aidez-moi encore, bonne Vierge ! je vous ferai brûler quatre cents cierges roses pendant trois jours, j’irai pieds nus et en répétant un Confiteor, faire mes dévotions à Tours, et puis j’ordonnerai des processions dans mon royaume pour le repos de son âme… Ô sainte Vierge ! s’il meurt, je te fais paver d’or une niche où tu reposeras aussi mollement que sur les nuages bleus, je te donnerai un cœur d’argent plus gros que sa tête. (Il se relève et se promène à grands pas.) Ils tarderont toujours, les imbéciles qu’ils sont ! S’ils savaient comme je souffre à attendre ainsi, l’âme pleine d’inquiétudes et d’espérances ! Je veux prier, mais c’est en vain. (Il écoute.) Personne ! rien que le vent et les arbres. (Il frappe du pied.) Arrive donc, arrive enfin, bienheureuse nouvelle qui va me rendre maître de mon royaume pour y faire régner la foi, car je veux qu’on adore Dieu et que le peuple soit heureux… Mais moi, je l’adore aussi, car j’ai les genoux endurcis à force de prier et la poitrine toute déchirée par mon cilice, et cependant j’ai toujours au fond du cœur un poids qui me fait mal. Ah ! une couronne est un dur oreiller pour dormir !


Scène II

LOUIS XI, DU LUDE.
Du Lude

Oui, sire !

Louis XI

Quoi ? il est mort ? (Avec joie) bien mort ?

Du Lude

Et enterré !

Louis XI

Pauvre frère ! (Tristan, Commines, Olivier entrent.) Hélas ! oui, messieurs, mon frère de Guyenne vient de mourir ; il sera fait des processions pour le repos de son âme et nous-même nous irons à Tours en pèlerinage.

Olivier, bas au roi.

On a mis la main sur le curé !

Louis XI

C’est un curé de Saint-Jean-d’Angely qui l’a empoisonné, mais, Pasques Dieu ! nous ferons bonne justice du Sarrazin, son interrogatoire ne sera pas long, et pour argument on lui montrera la corde. Ah ! pauvre frère ! cher ami ! nous sommes bien désolés de ta perte, toute la noblesse va être en larmes.

Commines

Sans doute, sire, mais enfin la Guyenne maintenant est à vous.

Louis XI

Il a raison, ce bon Commines ; il faut se consoler, n’est-ce pas ? (Bas, à Olivier.) As-tu encore du poison ?

Olivier, bas.

Oui, sire.

Louis XI, bas.

Le reste est pour lui, avant peu il faut qu’il meure ; si le diable allait dire que tu lui as proposé… il te perdrait. (Haut.) Je voudrais savoir comment il l’a fait mourir. Mais nous en tirerons vengeance, soyez-en sûrs, la Vierge sera contente de moi. Désirant avoir le plus tôt possible des nouvelles de mon frère, dont la santé m’inquiétait depuis longtemps, j’ai promis cinquante florins à celui qui m’annoncerait… C’est à vous, Du Lude, vous savez ?

Du Lude

Merci, sire. Je m’étais avancé sur la route quand le courrier est arrivé ; son cheval est tombé mort de fatigue, depuis deux jours il courait.

Le Roi

C’est bien, messieurs, sortez. Nous allons rester ici à faire nos dévotions à la Vierge, ce soir nous jouerons aux dés tous ensemble et nous ferons venir des musiciens pour chanter avec la vielle. (Bas, à Olivier.) Dis au chef cuistre de me mettre dans les sauces de l’ail et des saucisses, je me porte bien et j’ai grand appétit. (À Tristan.) Pour toi, mon compère, ne vous éloignez pas trop, nous n’aimons pas être seul.


Scène III

Louis XI

Enfin tout est fini ! Merci sainte Vierge, espérons que la révolte est morte avec lui. Hélas non, elle vit encore en Bourgogne et se pavane comme une reine sous son pauvre manteau ducal… Quand donc serai-je roi ? Quand donc pourrai-je régner et agir dans cette France libre d’alarmes et de soucis, car j’ai la guerre au dehors et la rébellion au dedans, les coups d’épée sur le corps et la peste dans le ventre… Après ma mort, sans doute, ce que je fais sera pour mon fils, mon fils qui maudira son père comme j’ai maudit le mien… Pauvre père ! C’était un brave homme, un peu paillard, mais sans talent pour gouverner. Après tout, ce que j’ai fait est bien puisque cela est fait et qu’on ne peut toucher au passé… Le voilà mort, ce pauvre frère, enterré, cousu dans son linceul ! Oh ! dors-y bien, loin des soucis du monde, des tourments de la terre. (Il s’agenouille devant les reliques de son chapeau.) N’est-ce pas, doux Jésus, que tu lui feras un lit heureux dans ton paradis ? car, une fois mort, je ne lui en veux plus. Je suis bon, tu vois, les lions ne s’acharnent pas aux cadavres. (Il retourne son chapeau d’un autre côté.) N’est-ce pas, douce Marie, qu’il fallait qu’il meure et que tu me pardonneras pour moi, ton ami, cette gentille industrie ? car après tout, c’est un bon tour ; n’est-ce pas que tu supplieras Dieu pour moi, afin qu’il fasse brûler ce méchant abbé de Saint-Jean qui l’a fait empoisonner ? Car enfin, ce n’est pas moi, c’est lui. Et puis je ferai des dons aux églises, j’en bâtirai de nouvelles, et moi-même je me ferai moine sur mes vieux ans, et chaque jour, dans ma cellule, je me donnerai vingt coups de discipline et je dirai huit messes… Mais aussi, que fallait-il faire ? C’était bien le seul moyen, car c’était un traître, et quand Dieu nous a assis sur un trône, il ne faut en sortir que tiré par les pieds comme disait un certain empereur.

Plusieurs éclats de rire.
Le fou

Bravo ! Allons, pâlissez tous devant le roi de France, escamoteurs, sauteurs, paillasses, baladins tant anciens que modernes. Louis XI, vive Dieu ! vous fait sauter des têtes comme une muscade, il joue en grand et sa marotte est un gibet avec quelque tête fraîche encore, qui sonne en haut comme un grelot tout neuf.

Louis XI, appelant.

Tristan ! Tristan ! (Tristan paraît.) Apprête tes affaires. (Il sort.) Vous étiez là, messire fou, comme un espion ?

Le fou

Oui, je finissais derrière l’autel un jambon que j’avais commencé dans ma route quand je suis venu pour voir ce que tu venais faire là, mon oncle ; quand j’ai parlé, c’est que j’avais la bouche vide.

Louis XI

Tu vas finir ton repas dans l’autre monde, car j’ai l’humeur si joviale qu’avant peu je vais rire à mon tour, en faisant quelque malice de ma façon.

Le fou

Voyons cela !

Louis XI

Tu vas mourir !

Le fou

Qu’ai-je fait ?

Louis XI

Qu’en sais-je ? c’est un caprice, une idée, une folie qui me prend, à moi.

Le fou

Mais enfin… vous riez ?

Louis XI

Sans doute, je ris, et toi tu vas grimacer. Oui, j’en conviens, tu es un bon diable et tu vas mourir. Tu sais que quand je l’ai dit, c’est fait. Tristan serait si chagrin, ce brave homme !

Le fou

C’est donc un caprice ?

Louis XI

Mon Dieu oui, tout bonnement l’envie de voir si ta tête tiendra bien sur tes deux épaules, si ta bosse aura bonne grâce au haut d’un arbre, si les oiseaux pourront entamer ton vieux cuir. (Riant.) Pasques Dieu ! voilà qui est drôle ! Bamboccio à la potence ! plus drôle qu’aucun de ses mots, et puis, console-toi, tu auras le plaisir d’avoir une fleur de lis à tes pieds pour marquer que ton arbre est la possession du roi.

Le fou, effrayé.

Assez ! sire, grâce ! que vous ai-je fait ? quelque chose de bien atroce, sans doute, jamais vous ne m’avez raillé ainsi.

Le Roi

Mais non, imbécile, je suis de bonne humeur ; vois donc comme je ris.

Il rit aux éclats.
Le fou, à genoux.

Oh ! sire, votre haleine est de sang, vos regards me mangent !

Le Roi, le relevant à coups de pied.

Allons donc, paresseux, tu pleures ? Je te paie pour rire et je veux que tu ries jusqu’au bout, je veux que ton dernier soupir me fasse pâmer d’aise, et que tes convulsions soient neuves et amusantes. Un homme d’esprit de ta trempe ne doit pas mourir comme les autres… Tristan tarde bien à dérouler ses cordes.

Le fou

Oh ! oui ! c’est parce que je vous ai entendu prier la Vierge pour votre frère, n’est-ce pas ? Non, je n’ai rien entendu, je ne dirai rien. Grâce, sire !

Le Roi

Peu m’importe ! Je savais que tu étais là. Crois-tu donc que rien m’échappe ?

Le fou

Eh bien, laissez-moi vivre, de grâce !

Louis XI

La corde va te guérir des mauvaises nuits et du mauvais vin. Tristan ! Tristan ! le diable, est-il sourd ?

Le fou

Allons, sire, un peu de pitié pour votre enfant !

Louis XI

Tu m’ennuies avec tes discours, chante plutôt quelque chose.

Le fou

C’est que vous ne songez pas à la mort ! Je suis innocent et je vais mourir ! Pitié ! pitié ! Qu’est-ce que ma vie vous fait ? Frappez-moi, mais laissez-moi la vie, de grâce ! j’aime l’existence.

Louis XI

Adieu, mon camarade.

Le fou

Vous ne voyez pas que je pleure, moi, et cela vous fait rire, vous ! Je suis un homme après tout ; j’ai plus de cœur que bien des nobles qui vous trahissent.

Le Roi

Je le crois sans peine, c’est parce que ta vertu les humilie que tu vas mourir.

Le fou, pleurant.

Mourir ! mourir ! mais je suis jeune encore !… le bourreau !… Ah ! sire, vous êtes bon cependant, vous êtes clément, pardonnez-moi. Tout ce que vous voudrez, mais ne me faites pas mourir.

On l’entend sangloter.
Louis XI, riant.

Les larmes dans tes yeux sont aussi laides que tes grimaces sur ta bouche. Allons, confesse-toi à la Vierge !

Le fou

Et je ne vous ai rien fait, sire, et vous me tuez ! Vous êtes dur comme un bourreau… Oh ! non, vous êtes bon, vous êtes grand !

Louis XI

Écoute ! Tu étais là, n’est-ce pas, derrière, et tu as tout entendu ?

Le fou

Tout… mais le silence…

Louis XI

Assez ! Eh bien cela est vrai, tu sais ce que moi seul sais, tu vas mourir. Penses-tu donc que la tombe ne garde pas bien les secrets ? Tu vas lui confier les miens, sans doute. Tu te tairas, sans doute, mais tes regards, mais ta vue m’insulteraient sans cesse ; pourrais-tu te défendre d’un coup d’œil, d’un geste ?

Le fou

Oh ! oui, oui.

Louis XI

Eh bien, tu vas mourir tout de même, car je le veux et je l’ai dit ; tu es mon hochet et je le brise, rien de plus.

Tristan paraît.

Scène IV

LOUIS XI, TRISTAN, Le FOU.
Tristan

Me voilà, sire.

Louis XI

As-tu des cordes toutes prêtes ?

Tristan

Oui, sire.

Le Roi

Eh bien, compère, voilà un homme pour toi.

Le fou, se tordant les mains.

Grâce ! sire, grâce ! écoutez.

Louis XI

Allons, allons, dépêche-toi, Tristan, mon dîner m’attend. (Se retournant vers le fou.) Ça fera cependant un vilain morceau de viande pour les corbeaux.


ACTE TROISIÈME

1477, 6 janvier. — La tente du duc de Bourgogne. Au fond, une porte ouverte, sans battants ; sur les murs, des faisceaux d’armes. À droite, un tabouret en soie noire qui sert de trône dans les jours d’audience ; la neige tombe.



Scène première

Deux soldats gardant la tente.
Premier soldat

Qu’il fait froid, camarade ! mes mains ne peuvent plus tenir le mousquet.

Second soldat

Hier encore, dans ma compagnie, deux chevaux sont morts de froid et de faim. Nous n’avons plus de nourriture, et si le siège de Nancy ne nous est pas plus heureux que Granson et Morat, nous avons la perspective de crever comme des chiens dans un fossé.

Premier soldat

Et il ne faut pas nous plaindre encore !

Second soldat

Non, car le Duc nous tuerait, il est dur comme du fer. Mais il souffre aussi, le pauvre homme ! que de désastres pour un grand prince ! Tant de défaites malgré un si beau courage ! il faut qu’il y ait un sort sur sa tête.

Premier soldat

Je le crois. Et puis son caractère est changé, on dirait que quelque chose le ronge sans cesse, son teint pâle est devenu livide, il ne mange plus et boit du vin outre mesure, lui si sobre d’ordinaire.

Second soldat

Est-ce le malheur ou la maladie, je n’en sais rien, mais depuis Granson il est tout autre. Ces diables de Suisses nous ont si cruellement battus ! ils lui ont pris tous ses bijoux et toutes ses draperies.

Premier soldat

Je me sens des faiblesses dans les genoux. Jehan, si je tombais, tu me relèverais rudement, car on dit que si l’on s’endormait ce serait pour toujours. Les yeux me piquent et s’obscurcissent, il me semble voir des taches de sang sur la neige et des feux follets bien loin qui courent entre les tentes.

Second soldat

Du courage, morbleu ! j’en ai vu de plus dures. Quand nous avons été avec le roi de France assiéger Liège, c’était vers les Rois, comme aujourd’hui ; on cassait les pipes de vin avec les haches, la peau se déchirait et le sang sortait par les plaies. Du courage, l’enfant !

Premier soldat

Ô sainte Vierge, du courage !… Et ma femme et mes enfants !… Ah ! tiens, je hais les guerres et la vie de soldat.

Second soldat

Si le Duc t’entendait…

Premier soldat

Qu’il me tue, s’il veut, je l’en remercierai.

Second soldat

J’en conviens, c’est rude de se battre pour les autres, mais que veux-tu ? Il le faut bien ; des temps meilleurs viendront peut-être.

Premier soldat

En France, au moins, on n’est pas malheureux comme cela.

Second soldat

Tais-toi, c’est ce qui me rend colère comme la foudre de voir toujours ce vieux filou de Louis XI qui, sans se battre, est toujours vainqueur de Charles, et lui enlève petit à petit duchés et richesses, tandis que nous autres nous avons tant de valeur et de courage. C’est comme un épervier qui battrait un aigle.

Premier soldat

C’est vrai, il faut que cet homme-là soit maudit du pape pour être constamment si malheureux.

Second soldat

C’est peut-être bientôt fini, le Duc a promis de faire ce soir les Rois dans la ville.

Premier soldat

Hélas ! j’ai bien peur que la fête ne soit la fête des morts.


Scène II

Le DUC, Sa fille MARIE.
Le duc, entrant, aux soldats.

Allons, par saint Georges ! vous avez l’air de vous plaindre, vous autres. N’est-ce pas un poste d’honneur de garder ma tente, manants que vous êtes ! Attendez qu’on vienne vous relever. Bonne contenance. Morbleu ! du courage ! Si vous parlez, je vous fait pendre. (Il referme la porte sur lui.) Eh bien, Marie ?

Marie

Eh bien, mon père ?

Le duc

Tu as froid, n’est-ce pas, pauvre fille ?

Marie

Oh ! oui, le temps est si dur ! les chevaux pouvaient à peine se tenir.

Le duc

Mais pourquoi as-tu voulu m’accompagner dans ma ronde de nuit ?

Marie

Pourquoi ? c’est que je ne saurais assez être avec vous, mon père, et il me semble à tout instant que je vais vous perdre, que je vais être seule en ce monde ; il me semble que ma vue vous fait du bien.

Le duc, l’embrassant.

Oh ! oui, cher ange, ta vue me ranime et me soutient, car toi seule, tu m’accompagnes et tu ne m’abandonnes pas dans mes revers comme mes troupes qui s’enfuient à chacun de mes désastres, ainsi que l’or d’une armure qui s’en va quand elle commence à vieillir.

Marie

Du courage, mon père, notre dernière épreuve est peut-être déjà passée ; et puis chaque jour je prie Dieu pour vous avec une âme si tendre, avec de si chaudes prières, qu’il doit m’écouter et s’attendrir.

Le duc

J’ai besoin que ce soient tes lèvres qui le disent pour le croire ; depuis si longtemps les hommes me trompent ! Chaque jour de nouvelles trahisons, de nouvelles lâchetés ! Commines d’abord, René et le duc de Milan me trahissent, le roi de Portugal m’abandonne, Cyprien de Baschi ensuite, l’autre jour Campo Basso, aujourd’hui un autre viendra peut-être, et demain, qui sait ?

Marie

Espérons, car vous n’avez jamais été ni traître ni parjure… Dieu…

Le duc

Oh ! Dieu… Vois-tu, Marie, tu es trop jeune encore ; chaque malheur qui vous arrive est une croyance qui s’en va. Si Dieu m’aimait, il me donnerait la victoire. Je la mérite, n’est-ce pas ? j’ai trois défaites à ma gloire, Marie : Beauvais, Granson, Morat ; ce sont trois plaies que j’ai dans le cœur, elles saignent toujours et m’étouffent.

Marie

Peut-être aujourd’hui même Nancy est à vous ?

Le duc

Non ! j’ai dans l’âme une agonie qui me ronge.

Marie

Jamais vous n’êtes si sombre. Qu’avez-vous, mon père ? dites à votre fille. Vous savez, elle a toujours des larmes pour vos peines et des soulagements pour vos chagrins.

Le duc

Merci, Marie ! merci pauvre ange ! tu souris et tu me fais pleurer. Oh ! oui, tu fais bien, car je sens parfois que je deviens insensé de colère et d’épuisement. Oh ! oui, réchauffe mon espérance dans ton jeune cœur, parle et que ton haleine me réchauffe, que ton front déride le mien ; et puis tu es si bonne et si douce, Marie, que je tremble sur toi en pensant à ce qui t’attend. Oui, je suis triste et sombre, n’est-ce pas ? parfois méchant, car j’ai des idées sinistres, des pressentiments terribles… cette neige-là peut-être sera mon linceul.

Marie

Vous aussi, mon père, le découragement vous accable ? Vous, le chef de tant d’hommes, vous leur devez l’exemple de la fermeté plus encore que celui du courage.

Le duc

Et ne vois-tu pas que je suis ferme, cruel, que je n’ai à la bouche que des mots de mort et de vengeance, que j’assiste à des agonies perpétuelles et que mon cheval marche toujours sur des cadavres ? ne vois-tu pas que tout ce qui m’entoure a quelque chose du sépulcre, que l’air que je respire est fétide déjà ? Et l’ombre de mes aïeux qui se relèvent la nuit de leurs tombeaux et qui me reprochent en pleurant leur blason terni dans la fange de trente combats ! Ne vois-tu pas que toutes mes passions contenues sous mon casque de guerre m’ont rendu malade et fou, et qu’elles me font mourir ? (Il se penche sur l’épaule de sa fille.) Oh ! Marie, Marie, et moi qui voudrais te voir assise sur des trônes et dormir dans la pourpre des empereurs !

Marie

Oui, le malheur nous a poursuivis toujours.

Le duc

Ma vie n’a été que calamités et périls et cependant on m’accuse ; on dit que je suis arrogant, plein de méchanceté et d’orgueil. Les malheurs que j’ai soufferts, les combats que j’ai livrés auraient rempli l’existence de toute une race royale.

Marie

Mais la gloire aussi, mon père !

Le duc

Je sens qu’elle se ternit avec les armes, à force de servir.

Marie

Vous pouvez la relever. Du courage, oh ! je vous en prie. Nancy, Nancy ce soir peut-être est à vous ; et Louis XI, pensez à lui.

Le duc, avec colère.

Ah Louis XI ! Louis XI !… Eh bien, oui, je vais donner le signal, les trompettes vont retentir et les armures s’entrechoquer, se briser avec fracas, car c’est un dernier combat, un duel à mort, une lutte acharnée ; nous nous battrons en champ clos, la France nous regarde et l’Europe battra des mains. (On entend des fanfares.) Qu’est ceci ? une sortie des assiégés ? Une ambassade, une entrevue, peut-être ?

Un soldat, entrant.

Robert de la Mark, comte des Ardennes, demande audience pleine et entière à Charles de Valois, duc de Bourgogne.

Le duc, à part.

Une insulte de plus ! (Haut.) Je l’accorde, qu’il vienne.

Le comte arrive entouré d’une compagnie de sa garde, tous portant une tête rouge de sanglier sur leur armure ; il est armé de pied en cap d’un costume complètement noir.


Scène III

Le DUC, MARIE, Le Comte ROBERT, Seigneurs de sa suite,
Le Sire d’ESQUERDES, Comte de CHIMAI, de la suite du duc.
Robert

Salut, messire duc.

Le duc, se levant de son siège.

Salut, comte. Sans doute vous venez comme les autres donner un coup de dent au lion qu’on croit mourant, et vous, Sanglier des Ardennes, vous venez me montrer les dents, mais, pardieu ! mon épée vous les cassera avant peu.

Robert

Elle se brisera elle-même avant cela, duc ; les brèches qu’elle a reçues l’ont si bien fatiguée, cette pauvre épée de Bourgogne, que sa garde est démontée et les armoiries en sont parties avec l’honneur.

Le duc

Tudieu ! méchant comte des Ardennes, vassal rebelle et félon, si vous êtes venu ici pour insulter votre féal seigneur, il saura vous en punir et vous montrera que sa main, si fatiguée qu’elle soit, peut broyer une tête aussi petite que la vôtre.

Marie

Oh ! mon père, de la patience ! ils sont tous armés, nous sommes seuls ici.

D’Esquerdes

Ne craignez rien, monseigneur, ils me tueraient avant vous.

Robert

Ah ! vive le duc de Bourgogne qui a besoin pour se raffermir des larmes d’une fille et des encouragements d’un vieillard !

Le duc

Cela est vrai, par saint Georges ! parce qu’il y a dans les larmes de cette fille et dans les cheveux blancs de ce vieillard plus de fidélité et d’honneur qu’il n’y en a jamais eu dans votre jeune sang et dans la vile main que soudoie celle de Louis XI, dont tu es le salarié et le valet sanguinaire ; et encore une fois, moi, Charles de Valois, duc de Bourgogne, de Lorraine, de Provence et d’Anjou, comte de Charolais…

Robert

Assez de vos titres !

Le duc

Eh bien, moi, gentilhomme, je te requiers de dire à l’instant la cause de ta présence.

Robert

La voilà ! Et n’oubliez pas avant tout, monsieur le duc, que je suis entré avec mes hommes, et que, fussiez-vous dix fois plus fort, chaque cheveu de ma tête qui tomberait serait la vie d’un des vôtres. Eh bien, Charles de Valois, je réclame justice contre le duc de Bourgogne qui, au mépris des traités, de la foi et du serment, a empiété sur ses droits en faisant arrêter mes messagers, en saccageant mes villages, en assiégeant mes frontières, et moi, Robert, comte de la Mark, je lui déclare à lui une guerre acharnée et sans relâche, en champ clos, à pied, à cheval, ou bien une bataille ouverte qui ne sera close qu’après le coucher du soleil depuis le lever de l’aurore ; et moi, son vassal, je me déclare en rébellion ouverte contre lui et lui jette en gage de bataille mon gantelet de fer à la face.

Il jette le gantelet.
Le duc, regardant de tous côtés.

Personne ici ! personne pour relever ce gantelet, et autrefois toute ma noblesse se serait précipitée dessus et s’en serait disputé les morceaux ! Mais ma noblesse, où est-elle ?… Non, comte de Chimai, c’est nous-même qui ramassons l’insulte, car nous-même nous en tirerons vengeance.

Robert

Je pourrais aussi me joindre à vos ennemis, mais je vous attends dans vos domaines, vous et vos limiers impériaux, et vous verrez alors qu’il faut un ogre et un géant pour manger de la chair du Sanglier des Ardennes.

Le duc

Ta pitié me fait rougir et ta clémence m’outrage, va-t’en. (Robert sort.) Et vous, monsieur le comte de Chimai, accompagnez-le à la sortie du camp et sonnez le boute-selle, car à l’instant même nous assiégeons Nancy.


Scène IV

MARIE, Le DUC.
Le duc

Tu l’as vu, Marie ?

Marie

Mon cœur en est brisé.

Le duc

Et ne penses-tu pas que le sang qui a nourri notre vieux blason ducal ne doive pas sortir de honte et se répandre d’indignation, quand on le salit d’une telle boue ?

Marie

Oh ! oui, mon père !

On entend la trompette.
Le duc

Adieu donc !

Marie

Vous me quittez ? et si vous alliez mourir ! Oh ! restez !

Le duc

Quoi ! j’entendrais de là les cris de ceux qui meurent pour moi, j’entendrais les corps qui tombent, et les fanfares, et la guerre, et la poudre, et je resterais ici, le cœur calme à regarder le carnage, sans y être ! Oh ! Marie ! il faut mourir plutôt.

Marie

Et si j’allais être seule sans vous ! Oh ! adieu, embrassez-moi !

Le duc

Pauvre fille ! mais ne suis-je pas revenu de tous mes combats ?

Marie

Mais celui-là, cette neige, cet hiver, tout cela est si lugubre, si horrible !

Les fanfares redoublent.
Le duc

Écoute ! Entends-tu, Marie, si je revenais vainqueur, si j’avais une couronne et que je la posasse sur ta tête, un sceptre dans tes mains !… Mais non, je m’enivre de mes espérances, elles me trompent. Ah ! je n’aurai pour manteau royal qu’un linceul et pour trône qu’une bière… peut-être. (Il va à la porte.) Saint Georges ! saint Georges ! mon cheval ! qu’on se dépêche !

Marie, à son cou.

Oh ! donnez-moi plutôt de l’espérance, j’en ai besoin, je sens que tout va me manquer. Parlez ! votre figure est triste et vos yeux me feraient pleurer. Une pauvre fille comme moi, cela est si faible, mon père ! Vous, un homme, un guerrier !…

Le duc

Non, mon cœur est tendre sous ma cuirasse. (Le cheval paraît à la porte, conduit par un valet.) Adieu, Marie, adieu ! bientôt je reviendrai ; mais si je meurs, ce sera en vaillant homme, je vais me battre comme un lion… Et pourtant je suis faible ! Tu sais, le griffon doré qui orne mon casque est tombé cette nuit et s’est cassé les ailes… mais il a encore ses griffes.

Il sort.
Marie, courant après lui.

Adieu ! adieu !

Le duc

Adieu, Marie !

Marie lui embrasse les mains, se jette une dernière fois à son cou en pleurant. Il monte à cheval.


Scène V

Marie, seule.

Seule… et il part !… et s’il n’allait plus revenir ? s’il mourait ?… oh ! il me semble déjà voir les murs de la Bastille, sentir les mains des bourreaux du roi. On dit que c’est un homme si féroce, ce roi de France, un vieillard usé et qui se rajeunit dans des bains de sang ! (Elle regarde dehors.) Ciel ! je ne le vois plus… ah ! si… le voilà, dans un tourbillon. Dieu ! que la mêlée est sanglante !… il disparaît… Quand ce combat sera-t-il fini ? il y a un siècle que cela dure ! Est-ce que les hommes ne se lasseront pas de se déchirer les uns les autres ? et leurs filles ? et leurs mères ? (Regardant.) Comme il frappe ! comme son cheval est fier !… Dieu ! il avance ; je ne sais si la terre manque sous ses pieds, mais il s’enfonce, il disparaît… Ciel ! (Appelant.) Quelqu’un ! quelqu’un ! grâce ! au secours ! (Un homme paraît.) Va, retrouve le Duc, accours me dire où il est ; je te donnerai tout ce que tu me demanderas. Va donc ! mais pars vite !… Il me semble que le bruit cesse… Non, on entend comme un long cri. C’est toute l’armée qui pleure peut-être… Si la victoire était gagnée ? s’il triomphait, lui ! Ah ! j’ai quelque chose dans le cœur qui me dit que c’est cela, que j’ai raison,… oui, il est si vaillant, si grand, mon père ! Oh ! je l’aime !

L’homme paraît.

Scène VI

L’HOMME, MARIE.
Marie

Eh bien ?

L’homme

Oh ! princesse !

Marie

Parle donc. Vit-il ? tu ne vois pas que chaque minute de retard est une torture !

L’homme

J’ai été au bout du camp, et de là… oui, il y a une grande rumeur et on dit que…

Marie

Que dit-on ? oh !

L’homme

Divers bruits, qu’il est fait prisonnier, qu’il s’est enfui.

Marie

Impossible ! non !

L’homme

Mais ce qu’il y a de certain…

Marie

Quoi ? vite !

L’homme

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mort.

Marie pousse un cri déchirant et s’évanouit.

ACTE QUATRIÈME

PREMIER TABLEAU

1477, à Plessis-les-Tours. Une chambre lambrissée en noir, des statues de saints et de saintes, une table sur laquelle sont des fioles, des tasses en étain.


Scène première

LOUIS XI, assis dans un grand fauteuil vert, COITIER à ses côtés.
Louis XI

Et vous croyez comme cela, messire, qu’avant peu je serai délivré de cette maudite toux qui me râcle la poitrine avec des dents de fer ?

Coitier

Moi, je n’ai jamais dit cela, sire. Avant peu ? dame, qui sait ? Cela est possible après tout, la médecine est une si belle chose !

Louis XI

Oh ! le plus bel art que je sache ; j’ai toujours eu envie de l’apprendre, car il me semble qu’à la fin, à force de travail, on pourrait éviter la mort en rajeunissant le sang ; cette idée-là m’a toujours tenu. Qu’en penses-tu, toi, mon ami ?

Coitier

Cela pourra venir plus tard.

Louis XI

Plus tard ? Pasques Dieu ! et pourquoi pas maintenant ?

Coitier

C’est que la science avancera, et puis la difficulté de se procurer des livres, le prix qu’ils coûtent, l’argent qu’il faudrait pour cela…

Louis XI

Quels livres donc ? car maintenant, depuis cette invention d’Allemagne, ils sont plus communs, aussi dit-on que l’imprimerie a ruiné la librairie.

Coitier

Et je le crois aussi. Quand le populaire sera savant, où seront les docteurs ? C’est une mauvaise chose, sire, je vous l’ai déjà dit.

Louis XI

Diable ! que veux-tu ? Mais quels sont ces fameux livres qui vous font vivre ?

Coitier

Mais… les livres égyptiens, qu’il faudra aller déterrer dans les Pyramides et les ruines des temples.

Louis XI

Et pas moyen de se les procurer ?

Coitier

Oh ! si… mais vous savez que je n’aime pas à demander.

Louis XI

Tudieu ! quel menteur ! On dit que mon médecin et mon confesseur ruinent la France.

Coitier, offensé.

Ah ! Et comme cela vous voulez mourir ?

Louis XI, priant.

Oh ! non ; parle, mon cher. Dis, tu sais que je ne t’ai jamais rien refusé, car je t’aime.

Coitier

Vous m’aimez ? Oh ! non.

Louis XI

Ne t’ai-je pas donné cinquante mille écus, une maison dans la rue Saint-André-des-Arts, à Paris, et puis un évêché pour ton neveu ? l’autre jour encore un pourpoint de velours bleu ? et hier une belle boîte d’Allemagne avec des distributions pour les onguents et les linges ? (Il se verse à boire et boit.) Que veux-tu de plus ?

Coitier

Oui ! mais je suis jaloux.

Louis XI

De qui ? de Tristan ? parce que c’est un médecin plus habile.

Coitier

Non, mais d’un autre.

Louis XI

D’Olivier ? parce qu’il me fait la barbe et qu’il se mêle aussi de chirurgie, et qu’il donne aux vieilles femmes et aux vaches des remèdes pour vêler ?

Coitier

Non, sire, mais il y a un homme ici que vous aimez mieux que moi, en qui vous avez confiance pleine et entière, qui voit tous vos maux, les cachés et les plus intimes, tandis que moi… je vous aime cependant si bien !… cet homme, c’est Angelo Oleogatti.

Louis XI

Jaloux pour ce vieux chien italien qui ne sort jamais de sa niche ? jaloux de lui ? Est-ce qu’il mange à ma table ? est-ce qu’il dort à mon chevet ? est-ce que je le comble de présents et de richesses ? est-ce que j’en ai fait le compagnon de tous mes instants ? est-ce à lui que je confie mon existence et, par cela, celle de mon royaume entier ?

Coitier

Mais il a votre cœur.

Louis XI

Mon cœur ? parce qu’en mes jours d’ennui je lui donne ma main pour y lire ma bonne aventure ? Allons, Coitier, ne sois pas jaloux. Qu’est-ce qu’il te fait, ce pauvre astrologue, avec ses compas et ses sabliers ? Va, je l’aime peu au fond, je le garde seulement par habitude.

Coitier

Mais vous pâlissez, sire. Dieu ! quel teint ! oh ! mais vous êtes malade ! bien malade !

Louis XI

Oui, il me semble sentir… n’est-ce pas cela ?

Coitier

Des battements à la poitrine.

Louis XI

On dirait que mon cœur va se rompre.

Coitier, lui prenant le pouls.

Cela va bientôt finir… est-ce que vous ne le renverrez pas ?

Louis XI

Tu le veux donc bien fort ? Regarde donc comme je t’obéis ! C’est toi qui as exilé à Tours cette pauvre dame de Chaumengis : des yeux bleus et une gorge à faire pâmer d’aise Jupiter ! et j’ai quitté tout cela pour te plaire.

Coitier

Pas moi, mais bien Olivier, dont les avances avaient été repoussées et qui la haïssait dans l’âme.

Louis XI

Tu redoutais sa beauté comme un rival, mon compère. Pauvre fille ! la voilà maintenant mariée et mère de famille ; pour elle j’ai agi généreusement, je lui ai donné une maison, un mari, et des enfants… (Un courrier entre.) Ah ! ce sont les dépêches de Paris. (Ouvrant le carton de cuir et brisant le cachet.) Bah ! l’écriture de Nemours ? J’avais pourtant bien dit à Du Bouchage de ne pas lui ôter les fers des pieds ni des mains. À qui se confier maintenant ? (Brisant le sceau de la lettre.) Ah ! ah ! une supplique ? (Il tousse.) Lis-la, Coitier.

Coitier, lisant.

« Sire, j’ai tant méfait envers vous et envers Dieu que je vois ma perte, et votre clémence est ma seule espérance. »

Louis XI

Ah ! ah ! c’est un exorde bien humble pour un haut seigneur. Est-ce que l’armure féodale commencerait à ployer sous mes coups, comme du fer-blanc ?

Coitier

« … ma seule espérance. J’ai méfait envers vous, Votre Majesté, en voulant troubler la paix du royaume… »

Louis XI

Bon ! bon ! c’est pour être élevé qu’il s’abaisse ; mais, sois tranquille, mon cousin, on te hissera à un gibet tout neuf.

Coitier

« … je suis coupable d’avoir su cette conspiration qui se formait contre vous et de ne pas vous l’avoir dévoilée… »

Louis XI

Un complice est un coupable. Continuez, Coitier.

Coitier

« … mais pensez à moi, sire, mettez-vous un peu à ma place… »

Louis XI

Merci de la proposition.

Coitier

« … et vous verrez à quel excès de malheur je suis réduit. Mes enfants, sire, mes pauvres enfants ! »

Louis XI

Tant pis pour toi, mon camarade.

Coitier

« Il y a déjà six mois que je suis dans cette terrible cage de fer, on m’a fait subir la torture. »

Louis XI

Pour un homme comme lui, qui a le tempérament vigoureux, se plaindre ! Et moi qui prends des médecines à vous faire sauter le cœur !

Coitier

« Que de supplices, sire ! Enfin l’on m’a condamné à mort et c’est vers vous que je crie comme vers le seigneur pour implorer ma grâce… »

Louis XI

J’ai les oreilles dures, l’ami.

Coitier

« Vous qui êtes si bon ! »

Louis XI

Est-il bête, lui ! Dis donc, Coitier, y en a-t-il encore long ?

Coitier

Deux lignes.

Louis XI

Dépêche-toi, car cela m’ennuie fort.

Coitier

« Enfin vous êtes bon et vous me pardonnerez, vous aurez quelque pitié de moi, en vous souvenant de notre vieille amitié, de nos jeux d’enfance ; j’ai la tête sous la hache, un signe de votre main peut l’arrêter.

« Votre pauvre Jacques. »
Louis XI

Ah ! Jacques ! ton frère Jacques Bonhomme m’a chargé d’une mauvaise commission pour toi : c’est de te casser ses sabots sur la tête ; mais comme il n’est pas riche et qu’il irait pieds nus, Tristan s’est chargé de la besogne avec son couteau de table.

Coitier

« Écrit en la cage de la Bastille. »

Louis XI

Tu n’y chanteras plus bientôt, beau rossignol… mais j’ai agi peut-être avec trop de clémence envers le duc de Bretagne, car je suis trop clément, n’est-ce pas Coitier ?

Coitier

On le dit, mais pour moi je ne m’en aperçois guère. Y a-t-il, en effet, une plus misérable condition que la mienne, à la veille chaque jour d’être pendu si vous êtes malade ? aussi ai-je intérêt à votre santé plus qu’à la mienne.

Louis XI

Quand je souffre ?

Coitier

Je souffre aussi, car, je vous le dis, ma vie, c’est la vôtre.

Louis XI

N’est-ce pas que j’ai été trop bon pour le duc de Bretagne ?… Et pour réjouir le populaire la tête de Nemours sautera sous les halles. Cela l’amusera, ce pauvre peuple, lui qui aime tant les spectacles ; il lui faut un roi qui lui en donne de grands et de beaux, et celui-là ne sera pas vilain. Pauvre peuple !

Coitier

Adieu, sire.

Louis XI

Où vas-tu donc ?

Coitier

Étudier le sang que je vous ai tiré hier.

Louis XI

Mais vraiment, tu sais que j’aime que tu sois là… maintenant surtout ! Tiens, je me sens pire.

Coitier

Non, non, vous vous trompez. (À part.) Il me tiendrait jusqu’à ce soir, et puis les Écossais ont de bon vin et il Faut boire avec eux pour se rendre populaire, c’est ce que ne comprend pas ce barbier… aussi la différence…

Il sort.
Louis XI

Je n’aurais pas dû le laisser partir, mais il le voulait à toutes forces… Pendant qu’il est parti, si Angelo était là (il remonte la scène, rejette un coup d’œil dans la galerie et referme la porte) il ne me verra pas ainsi, je peux l’appeler… C’est que, s’il le savait, il serait capable de me donner une maladie de dix-huit mois. Comme il est méchant, cet homme-là ! je le crains, et j’ai beau l’enrichir, il est insatiable. M’aime-t-il lui-même ?… Angelo ! Angelo ! (Il soulève une tapisserie.) Viens, vieux juif, ne crains rien, il est parti.

Angelo paraît.

Scène II

ANGELO, LOUIS XI.
Angelo

Pardon, maître, j’étais fort occupé quand vous m’avez appelé, et puis on ne risque rien à tarder quand on a des ennemis.

Louis XI

Pauvre Angelo !

Angelo

Oh ! oui, bien pauvre ! je suis ignoré, confondu, méprisé.

Louis XI

Est-ce ma faute ? ce maudit médecin nous tyrannise tous, et s’il savait que tu es là…

Angelo

Eh bien ?

Louis XI

Il me ferait peut-être mourir.

Angelo

Tous ceux qui vous approchent peuvent en faire autant.

Louis XI

C’est vrai, mais lui seul peut me sauver.

Angelo

Vous croyez cela ? Vraiment, je vous l’ai déjà dit, sire, vous êtes incrédule à ma science, comme un hérétique. Y a-t-il ici un valet d’écurie plus mal payé que moi ?

Louis XI, à part.

Tous deux se plaignent. (Haut.) Allons, Angelo, dis-moi ce que tu sais aujourd’hui.

Angelo

Mais je ne sais rien.

Louis XI

Rien ? oh ! si, ta science est infinie.

Angelo

Je lis, il est vrai, dans les astres la vie des rois et la destinée de leurs empires ; je pourrais dire juste l’heure de tel évènement qui arrivera dans dix siècles ; mais cela est-il une science, auprès de celui qui fait des saignées, ou qui rase en cinq minutes ?

Louis XI

Tiens, voilà de l’or, vieux loup ! je n’aime pas les grognements, ils sont de mauvais augure. (Il lui donne une bourse.) Et puis, t’es-tu occupé de ce long calcul que je t’avais demandé ?

Angelo

Lequel ?

Louis XI

Tu m’avais promis de voir, avec les quartiers de la lune et les tours du sablier, combien il me restait encore à vivre.

Angelo

Oui, sire, et le résultat c’est…

Louis XI

Tais-toi, Angelo, tais-toi, au nom du ciel ! J’étais un fou de te demander cela, car alors je me portais bien et maintenant je suis malade. Tais-toi, car si c’était pour demain j’en mourrais d’avance. Pourquoi l’as-tu fini sitôt ? sans doute tu t’es trompé ! Tu feras mieux de brûler tes parchemins ou bien de les garder sérieusement. Peux-tu lire dans la main ?

Angelo

Bagatelle ! (Louis XI lui tend la main.) Mais pas dans celle-ci, car il y a une cicatrice qui efface les plis.

Louis XI

C’est, un jour, la boucle d’une selle qui m’est entrée dans les chairs.

Angelo

Je vous l’avais déjà dit.

Louis XI

Mais tu lis dans les étoiles, n’est-ce pas Angelo ? Quand la lune est descendue sur les vallons et que tout marche dans les cimetières, tombeaux et squelettes, tes yeux percent l’azur et y voient écrite, dans une langue divine, la vie des hommes. Et moi j’ai le bonheur et la santé, la paix et autre chose que je ne saurais dire encore, n’est-ce pas Angelo ? Car toi, tu es un bon astrologue, et on m’a dit qu’il y avait les bons et les mauvais ; les seconds ne prédisaient que malheur et calamité, mais les bons rendent heureux ; et toi, je t’ai pris à ma cour, je t’aime. (Il lui donne de l’argent.) N’est-ce pas que ma destinée est belle et sûre ? Mais dis vrai, ne mens pas, dis vrai, Angelo ; dis que Dieu m’aime et que je vivrai longtemps, bien longtemps…

Angelo

Oui, sire, le firmament m’est ouvert comme un livre ; et tandis que les autres dorment sur les terres, mes nuits se passent au ciel, où j’observe l’avenir comme un cadavre qui serait déjà mort.

Louis XI

Et as-tu pensé à moi ?

Angelo

Hier encore.

Louis XI

Et qu’as-tu vu ?

Angelo

Une étoile qui brillait sur un fond d’azur, elle était belle et entourée de ses fleurs de lis, mais elle était comme limpide et transparente, et on eût dit des nuages qui passaient par derrière.

Louis XI

Est-ce tout ?

Angelo

Et il y avait dans un point comme un reflet de sang qui l’éclairait.

Louis XI

Est-ce tout ?

Angelo

Oui.

Il lui donne de l’argent.
Louis XI

Va-t’en, Angelo, c’est tout ce que je voulais de toi… Et tout était bien fini là, n’est-ce pas ?

Angelo

Bien fini ! (À part.) si bien que la tache de sang s’étendit toujours et la dévora tout à fait.

Il sort, on entend un grand bruit de chevaux, de trompettes. Olivier entre en grand seigneur, accompagné d’écuyers, Tristan et Coitier dans la foule.


Scène III

LOUIS XI, OLIVIER LE DAIM, Jacques COITIER,
TRISTAN L’HERMITE.
Louis XI

Qu’est ceci, maître Olivier ? avons-nous conquis à nous seul la Bourgogne, que nous en rapportons, avec la crotte de ses routes, son ton d’arrogance et de fierté ?

Olivier

Hélas ! non, mon roi.

Louis XI

Veuillez, avant, renvoyer toute cette suite qui m’ennuie. (Il fait signe, les seigneurs s’en vont.) Eh bien, notre ambassade ?… Assieds-toi donc, Tristan, pas de politesses entre bons compagnons… Et notre ambassade, messire le Daim ?

Olivier

Je ne pourrais vous dire cela maintenant. ·

Louis XI

Pas tant de discrétion ; tes amis les plus intimes, est-ce cela qui t’effraie ?

Olivier, à part.

Que lui dire ? par où commencer ?

Louis XI

Et tu as vu la princesse ?

Olivier

Non, ils n’ont jamais voulu que je lui parle seul. Ces maudits Flamands, sire, si vous saviez comme ils sont rudes et grossiers ; depuis que leur duc est mort, ils l’aiment.

Louis

Et comme cela elle t’a refusé ?

Olivier

Mon cortège n’était pas assez riche.

Coitier, à part.

Et l’ambassadeur pas assez noble. Un vilain comme lui !

Louis XI

C’était prudence, car maître Olivier, tout grison qu’il est, est un galant qui aime les pucelles.

Olivier

Mais je suis vengé et les affaires ont été bien en France.

Louis, avec intention.

Et comme cela ils n’ont pas voulu de toi ?

Olivier

Ils prétextaient vos ruses.

Louis

Est-ce ma faute, Olivier ? qui l’a voulu ? Je te disais bien que tu serais mal en cette fonction, et qu’ils te railleraient de ta mince dignité de comte de Meulan. C’est pour les nobles. Va, je les hais et je sens dans mes veines un sang qui les hait.

Olivier

Les lettres ont été lues, et le peuple s’est révolté ; ils nous trahissent, dit-on.

Louis XI

En effet, l’idée n’était pas mauvaise de montrer leur correspondance.

Olivier

Quand on a su que Marie voulait se marier avec M. Charles, votre fils, leur colère a été terrible.

Louis XI

Et notre bru, que disait-elle ?

Olivier

Ils ont pris Hugonnet et Hymbercourt, ses ministres, les ont menés en place et là… ils les ont tués.

Louis XI

Bon !… comme ça elle se trouve seule.

Olivier

J’étais en face, chez Guillaume Rym, et Marie, qu’on avait forcée de venir, pleurait. Tudieu ! qu’elle est jolie ! j’ai pensé à vous, sire, si vous n’étiez pas marié…

Louis XI

Ah ! oui. Mais nous n’avons besoin de cela, et la Bourgogne prend le chemin de la France. Tiens, Olivier, tu ne t’es pas trop mal acquitté de ta commission, je te donne cette petite baronnie de Champagne que tu m’avais demandée depuis longtemps.

Olivier

Merci, sire !

Tristan

Pour moi, j’espère bientôt faire aussi mon bénéfice sur Nemours ; ces grands seigneurs-là ont toujours quelque chose sur eux qu’ils donnent à leurs bourreaux.

Louis XI

Oui, oui, témoin cette petite pierre du connétable de Saint-Pol contre le venin ; il l’avait remise pour ses enfants, mais ils n’en ont pas besoin… et à Plessis il y a tant de vipères !

Coitier

Pour moi, sire, rien, comme de coutume, n’est-ce pas ?

Louis XI

Vous vous trompez, monsieur, vous m’avez demandé une maîtrise des requêtes, je vous la donne.

Coitier, embrassant ses genoux.

Ah ! sire !

Louis XI

Allons, vous êtes tous contents, n’est-ce pas ? et moi aussi, car tout va bien… Et toi, Tristan, tu ne demandes rien ?

Tristan

Vous savez que je vous sers par amour.

Louis XI

Tu ne veux rien ?

Tristan

Rien que votre main à baiser.

Louis XI

Flatteur, va !

Coitier, bas au roi.

Non, sire, c’est qu’il y a du sang et qu’il le lèche.


SECOND TABLEAU

Plessis-les-Tours, vers 1482. Une chambre basse, petites fenêtres grillées avec de forts barreaux de fer.



Scène première

LOUIS XI, maigre et malade, vêtu de riches habits, dans un fauteuil,
COMMINES, TRISTAN.
Commines

Le messager que vous avez envoyé en Suède arrivera demain.

Louis XI

Et que dit-on de moi en Suède ?

Commines

Vous verrez ! il vous rapportera des oiseaux du pays et des renards bleus.

Louis XI

Tristan, que fait-on dans les environs du château, car depuis que je suis malade je ne peux voir rien par moi-même ; ce dernier voyage que j’ai fait à Argentan, chez toi, Commines, m’a fatigué bien cruellement.

Tristan

Mais, sire, comme de coutume.

Louis XI

Ah ! c’est bon, je croyais qu’on disait que j’étais mort, depuis le temps qu’ils ne m’ont vu !

Tristan

Ils vous voient de loin, quand vous les regardez danser par les fenêtres.

Louis XI

Oui, mes amis, je sens que cela me fait du bien de voir de la joie ; il me semble que si j’avais été du peuple, j’aurais été heureux, j’aurais bien dansé et bien ri et j’aurais bien haï les nobles.

Tristan

Oui, ces rustres-là sont heureux.

Louis XI

Et à Paris, que dit-on, Commines, quelles nouvelles ?

Commines

Indifférentes.

Louis XI

Mais je veux tout savoir, tout savoir, tu entends ? Je travaille maintenant avec plus d’ardeur encore que dans ma jeunesse, je me lève tous les jours à trois heures et j’écris jusqu’à la nuit. N’est-ce pas, Commines, tu sais et tout le monde le sait,… ces bruits ?

Commines

Ah ! mais c’est faux probablement ; on dit que les Flamands nous envoient une ambassade.

Louis XI

Encore ! que le diable les étrangle ! je n’aime pas à voir chevaucher l’étranger par mes routes ni la herse se baisser devant eux ; ces visites m’importunent. Pasques Dieu ! je finirai par ne plus les recevoir.

Tristan

Voulez-vous qu’on vous apporte vos oiseaux ? leur gazouillement vous distraira.

Louis XI

Non, cela m’ennuie, tout m’ennuie maintenant ; j’ai beau travailler, c’est en vain. J’ai fait venir le saint homme de Calabre, j’ai fait bâtir des chapelles, eh bien tout cela… Tiens, Commines, j’ai le cœur vide comme un échafaud nettoyé et balayé… Tristan, la petite chapelle au bout de mon parc est-elle bientôt finie ?

Tristan

On l’a commencée hier, sire.

Louis XI

Je veux qu’on mette dans l’autel les os de saint Martin, et puis qu’on surveille les ouvriers surtout ; tout en travaillant ils pourraient observer les sentiers qui conduisent au château. (Il se lève et se promène.) Qu’une pareille vie est ennuyeuse, toujours calme et froide comme le sommeil d’un tombeau. (On entend dans le lointain des bruits d’instruments et de voix.) Quel est ce bruit ? une surprise ? j’avais cependant bien défendu qu’on approchât d’ici. (Il va à la fenêtre.) Ah ! des bohémiens, des sorciers… Mais non, c’est une femme toute seule. Une femme ? On dit que quelques-unes ont des connaissances intimes et mystérieuses et une révélation divine, et que leurs sentences sont infaillibles et inspirées. Et puis Angelo commence à me lasser un peu… Tristan, va me chercher cette femme et qu’on ait soin de voir si elle n’a pas d’armes cachées sous ses vêtements, un poignard tient si peu de place.

(Tristan sort.)
Commines

Une devineresse, sire.

Louis XI

Ami, n’as-tu pas entendu dire, comme moi, que les femmes parfois ont une finesse magique et que leur regard lisait dans l’avenir et dans la pensée, comme des démons ou des anges ?

Commines

Si elle allait vous annoncer quelque malheur ?

Louis XI

Non, une femme, Commines, cela doit avoir quelque chose de céleste et d’heureux ; il me semble que si une jeune fille m’aimait, cela me rafraîchirait l’âme comme un vent d’été. (Alice paraît avec Tristan.) Tu l’as fouillée, Tristan ?

Tristan

Soyez sûr, sire.

Louis XI

Tenez-vous là, vous autres ; au moindre mot, arrivez.


Scène II

LOUIS XI, ALICE, les pieds nus, presque en haillons,
les cheveux gris, un chapeau à larges bords.
Alice

Est-ce là le roi ?

Louis XI

Oui, approche. Tu dis la bonne aventure, n’est-ce pas, bohémienne ?

Alice

Mais on m’avait dit que le roi était mort.

Louis XI

Mort ! Oh ! non, c’est bien moi, c’est bien moi, vois-tu ! je vis encore et pour longtemps. Pasques Dieu ! si je savais qui t’a dit cela, je le ferais pendre.

Alice, se rapprochant du roi.

En effet, ses yeux… Ah ! qu’il est vieilli maintenant.

Louis XI, lui tendant la main.

Tiens, voilà, dis sans crainte.

Alice

Non, sire, si j’allais vous annoncer des choses terribles ! car moi je suis une prophétesse de malheur et d’enfer, et cela tient de ma vie ; or, ma destinée, cela vient de vous.

Louis XI

De moi ?

Alice

Oui, vous, sire, qui m’avez rendue folle, criminelle ensuite, et maintenant stupide de remords et de malheur. (Se jetant au cou de Louis XI.) Me reconnais-tu maintenant ?

Louis XI

Quelle est cette femme ?

Alice

Alice de Montsoreau.

Louis XI

Je ne la connais pas.

Alice

Quoi ! Louis XI, quand tu penses au passé…

Louis XI

Je n’y pense jamais !

Alice

Et que toutes les têtes sans corps reviennent à ton chevet, n’as-tu pas dans le cœur quelque chose qui te tourmente et te ronge, des remords ?

Louis XI

Jamais !

Alice

Jamais tu ne penses à ton frère, à la femme qui l’a tué ? Écoute, et si tu ne frémis pas, c’est que tu as l’âme dure comme le bois de tes gibets. Un jour, tu m’as fait venir ici, tu m’as montré des lettres mensongères, et tu commençais à me parler d’amour, de royauté et de chimères, quand tout s’est brisé là, et il a fallu partir. Un homme s’est attaché à mes pas, ce devait être un démon, un des tiens… et puis enfin la jalousie sombre, et puis l’ambition et l’amour que tu m’avais montré !…

Louis XI

L’amour chez moi, Alice ? l’amour dans mon cœur de fer ? je riais en te parlant, et lorsque tu vins te jeter dans mes bras, tu entrais là dans la cage du tigre.

Alice

On me donna du poison et je l’empoisonnai ! Infâme que j’étais ! Il mourut, et quand je me relevai du coup qui nous avait frappés tous deux et qui l’avait tué, c’était au printemps suivant, et les ronces entouraient déjà son tombeau.

Louis XI

Encore une fois, Alice, je ne te connais pas ; va-t’en, va-t’en, bohémienne d’enfer !

Alice

Et puis je devins folle, je quittai le pays, je courus par la France, désespérée ; et puis, tu vois, mes cheveux ont blanchi, on me méprise, on me hait ; les autres femmes, même les plus perdues, ont horreur de moi, car au fond de ma vie il y a un crime. Parfois, vois-tu, Henri vient coucher dans ma couche, il m’embrasse, mais sa peau est froide comme un cadavre, sa bouche mord, ses lèvres ont du sang, et je suis venue ici, vieille n’est-ce pas ? te voir encore, Louis XI.

Louis XI

Que faire ?

Alice

Non, je suis folle, j’avais cru !

Louis XI

Que je t’aimais, n’est-ce pas ? mais je t’avais déjà dit que j’avais menti, que j’avais pressuré ton cœur pour en faire sortir le poison mortel de mon frère, et maintenant que je n’ai plus besoin de toi, adieu ! (À part.) Cette femme-là a des secrets terribles. (Haut.) Tristan ! Tristan ! (Il paraît.) Voilà une femme qui s’est déclarée coupable de l’empoisonnement de M. de Guyenne, vite !

Alice

Louis, Louis, je t’aime encore, je t’aime !

Louis XI

Et moi je te hais. (À Tristan.) Dis à Coitier de venir, je me sens plus mal.


Scène III

LOUIS XI, seul.

Mais je ne sais pourquoi il faut les appeler toujours, car ils me quittent. On dirait qu’ils veillent sur un mourant et que ses dernières grimaces les effraient. Mourir ! si j’allais mourir ! l’horrible chose que ce vide-là, tout plein de ténèbres !… C’est que je me sens plus mal, en effet, on me croit mort, et cependant je fais bien assez pour occuper dignement une existence royale, j’envoie des messagers partout. Et que faire ? (Coitier paraît.) Approche, Coitier, je souffre, je souffre beaucoup ; des frissons, la fièvre, et des faiblesses, comme tu sais, mais plus fort que de coutume.

Coitier

Mais non, sire.

Louis XI

Tu te trompes, Coitier. Je vais te confier un secret, je me sens chaque jour… ah !… et quand le moment sera venu, tu diras seulement : il est temps, sire ; car ce mot, la mort, m’effraie.

Coitier

Bien, sire.

Louis XI

Et puis chaque jour je suis plus triste, j’ai un fils, n’est-ce pas, Coitier ?

Coitier

À Amboise.

Louis XI

Il me hait peut-être, mais je veux le voir ; tu entends, Coitier ? tu diras à quelqu’un de l’aller chercher avant peu.

Coitier

Oui, sire.

Louis XI

Cela me fera du bien de voir ce jeune enfant. Il a douze ans, n’est-ce pas ? il est encore pur, sans amertume et sans fiel ; mais peut-être, lui, aura-t-il peur de ma figure amaigrie et de mon front pâle.

Coitier

Rassurez-vous, sire, votre fils !

Louis XI

Et fais venir le saint homme de Calabre, j’ai envie de me confesser et de faire mes prières.


ACTE CINQUIÈME

Même décoration qu’au précédent.


Scène première

OLIVIER LE DAIM, TRISTAN L’HERMITE.
Tristan

Il va bien mal aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Olivier

Oh ! bien mal. Il s’est évanoui trois fois la nuit dernière, il a prédit qu’il ne passerait pas cette semaine et nous sommes aujourd’hui à samedi.

Tristan

Il fait plus que forces ; depuis longtemps il se contraint, mais il est déjà bien las de son rôle.

Olivier

Hier soir Commines me disait : c’est merveilleuse chose de le voir ainsi se soutenir et continuer sa besogne, mais son grand cœur le porte.

Tristan

Il pourra bien lui défaillir tout d’un coup, avec les jambes, et ce sera une grande perte, messire le Daim, pour la France et pour moi. Commines aussi en pleurera. Un enfant de treize ans et une femme pour gouverner, je n’en augure rien de bon, et nous pourrions bien tous deux suivre le chemin de notre maître.

Olivier

Pour moi, je ne crains rien.

Tristan

Vous avez tort, monsieur le barbier, votre rasoir a si bien écorché les nobles qu’ils vous renverront peut-être.

Olivier

Bien pour toi, un manant de ta sorte, mais moi ? un comte ?

Tristan

Ma hache est plus noble que votre blason tout neuf, messire, et, si vilain que je sois, on a plus besoin d’un bon bourreau que d’un mauvais barbier.

Olivier

Les services que j’ai rendus à l’État…

Tristan

Ne sont pas aussi nombreux que les miens.

Olivier

Mais ils sont moins odieux que les tiens.

Tristan

Vous vous trompez, les vôtres étaient humiliants, les miens cruels. Tout homme d’honneur aimait mieux passer par mes mains que de serrer les vôtres et de vous saluer comme son maître ; je faisais tomber les têtes, et vous, vous les abaissiez. Elles se relèveront, messire, rouges de colère et de vengeance.

Olivier

Aie plutôt peur pour ta peau, mauvais Satan !

Tristan

Merci de l’avis, mais un homme qui a toujours rempli loyalement ses fonctions n’a rien à craindre ; pas plus que M. de Commines, qui vivra puissant dans tous les gouvernements parce qu’on aura toujours besoin de ses talents. Comme le roi l’aime ! dans son voyage à Argentan il le faisait coucher avec lui.

Olivier

Un simple écuyer de Bourgogne !

Tristan

Plus malin que la Bourgogne entière ; aussi c’est une faveur qu’il m’a accordée le jour de l’exécution de Saint-Pol ; ce jour-là, il était si content qu’il m’embrassa par trois fois.

Olivier, à part.

Un misérable comme lui ! le roi a des goûts bien bas. (Des hommes entrent portant une caisse.) Ah ! ah ! Ce sont des reliques de Turquie que M. Du Bouchage a été chercher jusqu’à Venise.

Tristan

Ce coffre-là doit contenir un pied de Jésus-Christ et les cheveux de la Vierge, qu’on vient de découvrir dans l’empire de Trébizonde (on place les reliques sur une table) ; la vue de toutes ces choses le ranimera peut-être.

Olivier, à part.

Il finira par coucher sur des saintetés.

Tristan

Pauvre roi ! Depuis qu’il a fait appeler son fils et qu’il lui a donné publiquement ses conseils, il semble aller encore pire ; la majesté dont il s’est dépouillé est quelque chose de lui-même qui n’est plus.

Olivier

Il ne veut plus qu’on l’appelle roi de France, et pour la première fois de sa vie, il serait facile d’être obéi. Cependant il s’est à peu près résigné et il n’ordonne plus rien.

Tristan

Non, non, jusqu’au dernier moment il sera Louis XI. Hier encore j’ai exécuté deux Écossais qui dormaient pendant la nuit.

Olivier

Le voilà !

Louis XI entre, soutenu par Commines et Coitier, presque mourant, la voix cassée.


Scène II

LOUIS XI, COMMINES, TRISTAN, COITIER.
Commines

Vous trouvez-vous mieux, sire ?

Louis XI

Non, mon bon Commines, j’ai beau voir mes chiens, mes oiseaux, mes combats de coqs, mes panthères, tout cela m’ennuie. Soutiens-moi, Commines. Tiens, Coitier, prends-moi le pouls… Eh bien ?

Coitier

Un peu mieux, sire.

Louis XI

Merci… Ah ! ce sont les reliques que nous envoie le Turc ? Elles me feront du bien, j’espère. (Il s’assied sur le lit de repos disposé en pente au milieu de la chambre.) Ah ! que je souffre ! il me semble avoir du plomb bouillant dans les os.

Tristan

Du courage, sire !

Louis XI

Ah ! c’est toi, mon bon compère ? ta main, que je la presse dans la mienne, elle ne m’a jamais failli. Merci de tes encouragements, mais c’est aujourd’hui mon dernier jour, ce soir je dormirai en repos… Cela est-il vrai, Coitier ? Crois-tu que je vais mourir ?

Coitier

Non, sire, mais vous êtes malade, et gravement malade, sire.

Louis XI

Mais il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Si j’allais devenir bien portant, jeune, seulement encore deux ans à vivre ! (Il se lève, veut marcher, chancelle et se rassied.) Je sens que je vivrai, n’est-ce pas ? Est-ce là ton avis, Commines ? dis, toi qui as tant d’expérience.

Commines

Je l’espère tant, sire, que j’y crois.

Louis XI

Bon Commines !… Et toi, Olivier, n’est-ce pas que je suis encore jeune et vigoureux ?… et puis on a vu des gens malades vivre longtemps, plus longtemps que d’autres qui se portaient bien. Réponds !

Olivier

Oui, cela s’est vu souvent.

Louis XI

Et toi, Tristan, toi qui sais jusqu’à quel point on meurt, est-ce que je te semble si près… de la tombe ? est-ce que mon front s’incline, est-ce que je n’y vois plus ? Je parle encore et demain je ferai un pèlerinage à Tours, cela nous fera grand bien… Le pèlerinage sera long et la route sera élevée… (À Coitier.) À boire, Coitier ! Si tu savais comme je brûle ! Est-ce qu’il n’y a de soulagements à tant de tortures que la mort ? Oh ! non ! tu vas faire cesser cela avec quelque remède nouveau et miraculeux, cela me soulagera. (Il boit.) Ah ! je voudrais quelque chose qui pût ainsi passer dans mon âme et la rafraîchir. Mes amis, rapprochez-vous de moi, plus près encore… et si la mort venait, vous m’en garantiriez, n’est-ce pas ? Quand il y a du monde, je ne crains rien, et puis… Coitier, approche-toi, viens, il faut que je te parle, écoute, éloignez-vous ! (Commines, Tristan, Olivier sortent) vous allez revenir quand je vous rappellerai, car je veux vous voir encore.


Scène III

COITIER, LOUIS XI.
Louis XI

Dis donc, Coitier, sais-tu que je me sens plus mal et qu’il faut que tu me guérisses.

Coitier

Cela n’est pas en mon pouvoir.

Louis XI

Tu railles, car je paie pour me guérir. Songes-y, Coitier, si tu me guéris, je te donnerai la moitié de mon royaume, je te le donnerai tout entier ; je paverai d’or et de diamants la maison que te vit naître, je te ferai des présents et des dons comme Dieu seul en fit à l’homme ou les Césars à leurs maîtresses ; dis, Coitier ?

Coitier

Mais, sire, j’ai employé tous les moyens, j’ai tout étudié, tout approfondi, mais il arrive un temps aussi où la science finit, et là le gouffre… il est immense, sire, et nous engloutit tous.

Louis XI

Eh quoi ? est-ce qu’il n’y aurait pas des secrets inconnus jusqu’à présent et qu’on aurait découverts maintenant ? de vieilles choses révélées ? des breuvages mystérieux ?… que sais-je, moi ? mais cherche, Coitier, car j’aime encore la vie… La vie ! tu ne vois donc pas que je m’y cramponne de toutes mes forces, il y a longtemps de cela !… Mais elles m’abandonnent et je me sens défaillir.

Coitier

Rien, sire, je ne sais plus rien ; l’existence finit à des époques fatales.

Louis XI

Pourquoi cela ?

Coitier

Qu’en sais-je ? pourquoi les pourpoints s’usent-ils ?

Louis XI

Est-ce qu’en rajeunissant le sang avec des potions fortifiantes ?

Coitier

J’ai tout essayé, vous voyez.

Louis XI

Et il n’y a plus rien ?

Coitier

Rien, sire, il est temps !

Loys

Temps… de mourir, n’est-ce pas ? Non, non, je veux vivre encore et puisque tu renonces à tout, appelle Angelo.

Coitier

Angelo, sire ?

Loys

Oui, Angelo. Pasques Dieu ! me crois-tu déjà dans la tombe ? Angelo, dis-je, je veux le voir… Ah ! il est ici, lui, toujours fidèle, à mes côtés, comme l’inquiétude. (Coitier soulève la tapisserie, Angelo paraît.) Puisque tu te déclares inutile et ta science vaine et fausse, va-t’en, Coitier, je te remercie de tes bons services.


Scène IV

ANGELO, LOUIS XI.
Louis XI

Viens ici, Angelo, viens ! Tu t’étonnes de ne pas me voir déjà dans le cercueil, n’est-ce pas ? un cadavre vivre si longtemps ! c’est pitié, n’est-ce pas ? Qu’il meure le vieillard !

Angelo

Oh ! non, sire.

Louis XI

Voilà ce qu’ils disent, vois-tu, mon bon Angelo. ceux qui veulent ma couronne ; et les méchants prient pour ma mort. Mais toi ?

Angelo

Oh ! je vous aime sans doute.

Louis XI

On dit que je vais mourir, et Coitier lui-même l’a dit.

Angelo

Vous êtes si malade ! et vous souffrez tant !

Louis XI

Et, l’insensé qu’il est, il a renoncé, et il a avoué son ignorance. Je te l’ai toujours dit, Angelo, qu’il en savait moins que toi ; sa science était humaine, la tienne est divine ou infernale, qu’en sais-je ?

Angelo

Elle est grande, à coup sûr.

Louis XI

Oh ! oui, et plus grande que tu le crois encore. Eh bien, Angelo, tu vas me guérir, n’est-ce pas ? Tu vas me donner un baume contre la mort. Oui, en prenant ce mystérieux bain dans des herbes rouges bouillies avec des têtes d’enfants, le sang se ranime et se rajeunit de vingt ans. Si tu veux, je vais dire à Tristan… en peu de temps…

Angelo

C’est impossible, sire.

Loys, à ses pieds.

Impossible, encore ! Mais tu veux donc que je meure aussi ? car ils se sont tous conjurés, les misérables !… mourir ! Eh quoi, cet élixir de longue vie inventé par un seigneur espagnol, qui fait vivre des siècles, si bien qu’enterré, on remue encore dans le cercueil et que les vers ne viennent pas, est-ce que tout cela est un mensonge ?

Angelo

Oui, sire, quand la mort arrive, la terre entière réunie ne pourrait vous donner ni un souffle ni une minute de plus. La vie des rois est comme les haches d’exécution, elles coupent et s’en vont ; on les montre longtemps comme ayant bien servi. Elles ont une fonction de sang qui les use vite, sire.

Loys

Assez, Angelo, réponds ! Toi qui lis dans le ciel et qui parles à Satan, jamais tu n’as donc eu de ces révélations mystérieuses ou infernales ? Est-ce que tu n’as pas fait un pacte avec le diable pour me faire vivre ? Et tu as pourtant travaillé, tu as lu dans ces livres de feu écrits par les démons, et rien ? rien, dans tout cela qu’un peu de poussière ?

Angelo

Rien, sire.

Loys

Et tes creusets, et tes fourneaux, et tes nuits sans sommeil, tes insomnies brûlantes, tes visions…

Angelo

C’était pour chercher l’or… autre chimère !

Loys

L’or ! l’or ! mais j’en ai, Angelo, j’en ai plus que tu n’en as jamais rêvé ; je t’en bâtirai des montagnes, je t’en élèverai des masses immenses. De l’or ? Angelo, cela est commun comme les pleurs. Vois-tu, fouille dans mes trésors, prends, prends à pleines mains, Angelo, prends mon sceptre, ma couronne, arrache mes fleurs de lis, tout, tout cela à toi pour une année de plus !… (Angelo médite.) Et puis tu seras plus riche que le pape et l’empereur, tes chevaux auront des auges d’or, et tu marcheras sur des diamants ; mais la vie ! n’est-ce pas, Angelo ? Voyons, cherche… c’est que tu avais oublié, et maintenant tu trouves, tu me dis que je vis, que je vivrai longtemps, que ceux qui me parlent de mort et d’éternité sont des insensés, car cela n’existe pas pour moi… Voyons, parle ! Tu ne vois pas que j’embrasserais la trace de tes pas pour un mot d’espérance ?… Ah ! je souffre ! je me meurs !

Angelo

Sire, cette nuit j’ai regardé au ciel.

Loys

Et il y avait ?

Angelo

Le ciel était pur et sans nuage, plus timide que de coutume, mais votre étoile venait de disparaître dans l’ombre.

Angelo sort.
Loys

Lui aussi, il me laisse et il m’abandonne ! Il faut donc mourir comme un autre homme, comme si je n’étais pas un roi… Un jour on doit arriver à ne plus mourir, et pourquoi pas maintenant pendant que je vis ? mais non, car je me sens pire, ma tête tourne comme si on l’arrachait avec les mains ; il me semble entendre la cloche, voir le drap noir aux larmes d’argent, les cierges blancs et la fosse ouverte. Oh !

Le saint homme paraît.

Scène V

Le saint homme de Calabre FRANÇOIS DE PAULE,
LOUIS XI.
Le saint homme

C’est moi, mon fils.

Loys

Vous ! oh ! vous venez comme le Christ dans les moments les plus pénibles.

Le saint homme

Je viens, mon fils, pour vous embrasser avant la mort. Le moment est venu, sire, j’avais déjà appris que le drap du trône s’usait et s’envolait en haillons au souffle de Dieu.

Loys

Écoutez, mon père, je vous ai fait venir de Calabre et mes lèvres royales ont embrassé la poussière de vos pieds ; je vous ai fait bâtir des chapelles et tout cela était justice, car vous êtes grand dans le Seigneur, et vous m’aimez.

Le saint homme

L’homme juste chérit ses frères.

Loys

Et vous allez me délivrer de la mort, n’est-ce pas ?

Le saint homme

Dieu seul le peut, mon fils.

Louis

Mais votre sainteté ! mon père, vous qui parlez aux anges !… Ah ! la vie ! accordez-moi la vie !

Le saint homme

Pensez à votre âme, mon fils.

Louis

Est-ce que vous auriez autant de cruauté que les autres ? Pas de pitié ! Et j’ai tout employé, prières, jeûnes, mortifications ; j’ai créé des ordres, bâti des chapelles, des églises, vœux, pèlerinages, pénitence… la science humaine se trouble, Angelo m’abandonne, et le ciel aussi me refuse ses secours !… Ma position est atroce, tout me manque. Ô Dieu ! Dieu, accorde-moi la vie !

Le saint homme

Il vous la donnera tout à l’heure, longue, éternelle.

Loys

Oh ! ne me parlez pas d’éternité, vous me feriez mourir ; mais dites-moi plutôt quel saint il faut adorer, quel pèlerinage il faut faire. Est-ce que je me suis assez torturé, assez donné de tortures ? dites quelle église il faut bâtir, vous devez savoir cela, mon père. Si vous voulez, je ferai un pèlerinage à Jérusalem, pieds nus, et à chaque lieue je prierai la Vierge.

Le saint homme

Tu seras donc toujours insensé, homme faible et sans courage ! Rien de tout cela, roi ? tu vas mourir !

Loys

La mort ! la mort !… Qu’est-ce qu’il y a, mon père, après qu’on a fermé les yeux et qu’on ne respire plus ?

Le saint homme

Confessez-vous, mon fils.

Loys

Irai-je en enfer ? on dit qu’on y brûle toujours et qu’on n’y meurt jamais !… Mais laissez-moi dans l’enfer de cette vie, mon Dieu !

Le saint homme

Vous avez trahi vos traités, n’est-ce pas, mon fils ?

Loys

Le Parlement me l’avait permis et je l’avais demandé à la Vierge.

Le saint homme

Vous vous êtes réjoui de la mort de vos ennemis ?

Loys

Oui, mon père, mais j’ai prié pour eux toute la nuit.

Le saint homme

Et maintenant, c’est le plus horrible ! vous avez exercé la vengeance avec délices ; pour un soupçon, la mort. Est-ce vrai ?

Loys

Grâce !

Le saint homme

Vous aviez une couronne et vous l’avez conservée avec du sang, et dans ce sang-là il y a celui de votre frère. Est-ce vrai, mon fils ?

Loys

Grâce ! grâce !

Le saint homme

Un autre encore ! on l’emprisonna, on le fit juger par des juges soudoyés, et on lui fit subir tant de tortures et de supplices dans son cachot que lorsque le bourreau vint à prendre sa tête, cette tête avait des cheveux blancs. Est-ce vrai, mon fils ?

Loys

Oui, c’est vrai, bien vrai, mais il le fallait, mon père ! Les morts sont nombreux, mon père, et vous frémiriez peut-être si je vous disais toutes les têtes coupées.

Le saint homme

Et puis il y avait une femme, vous la rendîtes faussement jalouse, et la jalousie enfanta le crime ; mais ce sang est retombé sur vous, c’était le vôtre ! Vous l’avez trompée, cette femme, et lorsqu’elle revint avec ses remords, comme cela vous ennuyait, vous l’avez donnée au bourreau… une femme !

Loys

Grâce, mon père ! assez !

Le saint homme

Et vous vous repentez ?

Loys

Tu ne vois donc pas que mes craintes ne sont que des souvenirs et qu’ils m’assiègent, et que je voudrais vivre toujours dans cette vie qui me fait souffrir !

Le saint homme

Dieu vous absout.

Loys

Il m’appelle à lui. Ah ! au secours ! donnez-moi des reliques, cette croix, sur ma poitrine !

Il embrasse la croix à plusieurs reprises, se met en oraisons, et finit par tomber en faiblesse. Le saint homme se met en prières à ses pieds. Pendant cette scène muette, Olivier, Tristan, Coitier, Commines, Dunois, Bourbon, Du Lude entrent doucement ; ils se parlent à voix basse.


Scène VI ET DERNIÈRE

LOUIS XI, Le SAINT HOMME, COMMINES, TRISTAN, COITIER, DUNOIS, BOURBON, etc., Du LUDE, OLIVIER.
Coitier, s’approchant du lit.

Est-il mort ?

Le saint homme

Non, il soupire encore.

Commines, avec douleur.

Ah ! une tête si politique et si vaste !

Louis XI, se relevant sur son lit.

Ah ! qu’est ceci ?… oui, le convoi… Non ! c’est vous, mes amis ; vous m’entourez, n’est-ce pas ? je vis encore maintenant, mais je vais mourir,… je meurs.

Tristan

Adieu, mon roi ! adieu ! adieu !

Louis XI

Adieu, Tristan, adieu, Commines, mes amis, mes deux seuls bons amis ! Mais mon fils, ou est-il ?

Dunois

Il est parti à Amboise.

Louis XI

C’est vrai, il est roi, lui, roi et jeune. Adieu ! ah !… quelles souffrances. Coitier ! on me déchire, je meurs.

Saint François

L’éternité, mon fils !

Louis XI retombe encore, puis tout à coup il se relève par un bond convulsif, embrasse le crucifix et s’écrie :

Mon frère  !

Moment de consternation et de stupeur dans l’assemblée.

Dunois

Faites avancer le héraut noir, il est mort.

Coitier, lui prenant le bras.

Bien mort, cette fois ; le sang ne bat plus, il est froid.

Le héraut,
montant sur l’escabeau qui est au pied du lit de Louis XI.

Le roi est mort ! vive le roi !



  1. Samedi soir 3 mars 1838. — Nous reproduisons l’orthographe des noms propres, souvent différente, telle que nous la trouvons dans les manuscrits.