Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre VI

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 26-31).

CHAPITRE VI.


De la poincte Sainte Croix, de la riuiere de Batiſcan ; des riuieres, rochers, iſles, terres, arbres, fruicts, vignes & beaux pays qui ſont depuis Quebec, iuſques aux Trois Riuieres.



LE lundy, 23. dudict mois, nous partiſmes de Quebec, où la riuiere commence à s’eſlargir quelques-fois d’vne lieuë, puis de lieuë & demye ou deux lieuës au plus. Le pays va de plus en plus en embelliſſant ; ce ſont toutes terres baſſes, ſans rochers, que fort peu. Le coſté du Nort eſt remply de rochers & bancs de ſable ; il faut prendre celuy du Su comme d’vne demy lieuë de terre. Il y a quelques petites riuieres qui ne ſont point nauigables, ſi ce n’eſt pour les canots des ſauuages, auxquelles il y a quantité de ſaults. Nous vinſmes mouiller l’ancre iuſques à Saincte Croix[1], diſtante de Quebec de quinze lieuës ; c’eſt vne poincte baſſe, qui va en haulſant des deux coſtez. Le pays eſt beau & vny, & les terres meilleures qu’en lieu que i’euſſe veu, auec quantité de bois, mais fort peu de ſapins & cyprès. Il s’y trouue en quantité des vignes, poires, noyſettes, ceriſes, groiſelles rouges & vertes, & de certaines petites racines de la groſſeur d’vne petite noix reſſemblant au gouſt comme truffes, qui ſont trés-bonnes roties & bouillies. Toute ceſte terre eſt noire, ſans aucuns rochers, ſitnon qu’il y a grande quantité d’ardoiſe ; elle eſt fort tendre, & ſi elle eſtoit bien cultiuée, elle ſeroit de bon rapport.

Du coſté du Nort, il y a vne riuiere qui s’appelle Batiſcan, qui va fort auant en terre, par où quelques-fois les Algoumequins viennent ; & vne autre[2] du meſme coſté, à trois lieuës dudict Saincte Croix ſur le chemin de Quebec, qui eſt celle où fut Jacques Cartier au commencement de la deſcouuerture qu’il en feit, & ne paſſa point plus outre[3]. Laditte riuiere eſt plaiſante, & va aſſez auant dans les terres. Tout ce coſté du Nort eſt fort vny & aggreable. Le mercredy, 24. iour[4] dudict mois, nous partiſmes dudict Saincte Croix, où nous retardaſmes vne marée & demye, pour le lendemain pouuoir paſſer de iour, à cauſe de la grande quantité de rochers qui ſont au trauers de laditte riuiere, (choſe eſtrange à veoir) qui affeiche preſque toute de baſſe mer. Mais à demy flot, l’on peut commencer à paſſer librement ; toutesfois il faut y prendre bien garde, auec la ſonde à la main. La mer y croiſt prés de trois braſſes & demye.

Plus nous allions en auant, & plus le pays eſt beau. Nous fuſmes à quelques cinq lieuës & demye mouiller l’ancre à la bande du Nort. Le mercredy enſuyuant, nous partiſmes de cedict lieu, qui eſt pays plus plat que celuy de deuant, plein de grande quantité d’arbres, comme à Saincte Croix. Nous paſſaſmes prés d’vne petite iſle, qui eſtoit remplye de vignes, & vinſmes mouiller l’ancre à la bande du Su, prés d’vn petit coſteau ; mais, eſtant deſſus, ce ſont terres vnies. Il y a vne autre petite iſle[5], à trois lieuës de Saincte Croix, proche de la terre du Su. Nous partiſmes le ieudi enſuyuant dudict coſteau, & paſſaſmes prés d’vne petite iſle,

qui eſt proche de la bande du Nort, où ie fus, à quelques ſix petites riuieres, dont il y en a deux qui peuuent porter bateau allez auant, & vne autre[6] qui a quelques trois cens pas de large ; a ſon entrée il y a quelques iſles ; elle va fort auant dans la terre, eſt la plus creuſe de toutes les autres ; leſquelles ſont fort plaiſantes à veoir, les terres eſtans pleines d’arbres qui reſſemblent à des noyers, & en ont la meſme odeur, mais ie n’y ay point veu de fruict, ce qui me met en doubte. Les ſauuages m’ont dict qu’il porte ſon fruict comme les noſtres.

Paſſant plus outre, nous rencontraſmes vne iſle qui s’appelle Sainct Eloy[7], & vne autre petite iſle, laquelle eſt tout proche de la terre du Nort. Nous paſſaſmes entre laditte iſle & laditte terre du Nort, où il y a de l’vn à l’autre quelques cent cinquante pas, De laditte iſle iuſques à la bande du Su vne lieuë & demye, paſſaſmes proche d’vne riuiere où peuuent aller les canots. Toute ceſte coſte du Nort eſt aſſez bonne ; l’on y peut aller librement, néantmoins la ſonde à la main, pour eſuiter certaines poinctes. Toute ceſte coſte que nous rangeaſmes eſt ſable mouuant ; mais, entrant quelque peu dans les bois, la terre eſt bonne.

Le vendredy enſuyuant, nous partiſmes de ceſte iſle, coſtoyant touſiours la bande du Nort tout proche terre, qui eſt baſſe & pleine de tous bons arbres, & en quantité, iuſques aux Trois Riuieres, où il commence d’y auoir temperature de temps quelque peu diſſemblable à celuy de Saincte Croix, d’autant que les arbres y ſont plus aduancez qu’en aucun lieu que i’euſſe encores veu. Des Trois Riuieres iuſques à Saincte Croix il y a quinze lieuës. En ceſte riuiere[8], il y a ſix iſles, trois deſquelles ſont fort petites, & les autres de quelques cinq à ſix cens pas de long, fort plaiſantes, & fertilles pour le peu qu’elles contiennent. Il y en a vne au milieu de laditte riuiere qui regarde le paſſage de celle de Canadas, & commande aux autres eſloignées de la terre, tant d’vn coſté que d’autre de quatre à cinq cens pas. Elle eſt eſleuée du co ſté du Su, & va quelque peu en baiſſant du coſté du Nort. Ce ſeroit à mon iugement vn lieu propre à habiter, & pourroit-on le fortifier promptement, car ſa ſcituation eſt forte de ſoy, & proche d’vn grand lac[9] qui n’en eſt qu’à quelques quatre lieuës ; lequel ioinct preſque la riuiere de Saguenay[10], ſelon le rapport des ſauuages, qui vont prés de cent lieuës au Nort, & paſſent nombre de ſaults, puis vont par terre quelques cinq ou ſix lieuës, & entrent dedans vn lac[11], d’où ledict Saguenay prend la meilleure part de ſa ſource, & leſdicts ſauuages viennent dudict lac à Tadouſac. Auſſi que l’habitation des Trois Riuieres ſeroit vn bien pour la liberté de quelques nations, qui n’oſent venir par là, à cauſe deſdicts Irocois leurs ennemis, qui tiennent toute laditte riuiere de Canadas bordée ; mais, eſtant habitée, on pourroit rendre leſdicts Irocois & autres ſauuages amis, ou à tout le moins, ſous la faueur de laditte habitation, leſdicts ſauuages viendroient librement ſans crainte & danger, d’autant que ledict lieu des Trois Riuieres eſt vn paſſage. Toute la terre que ie vis à la terre du Nort eſt ſablonneuſe. Nous entraſmes enuiron vne lieuë dans laditte riuiere, & ne puſmes paſſer plus outre à cauſe du grand courant d’eau. Auec vn eſquif, nous fuſmes pour veoir plus auant ; mais nous ne feiſmes pas plus d’vne lieuë, que nous rencontraſmes vn ſault d’eau fort eſtroict, comme de douze pas, ce qui fut occaſion que nous ne peuſmes paſſer plus outre. Toute la terre que ie veis aux bords de laditte riuiere, va en hauſſant de plus en plus, qui eſt remplie de quantité de ſapins & cyprez, & fort peu d’autres arbres.

  1. Champlain nous fait connaître lui-même (édit. 1613, liv. II, ch. iv) l’origine de ce nom de Sainte-Croix. « Dés la première fois, » dit-il, « qu’on me dit qu’il [Cartier] auoit habité en ce lieu, cela m’eſtonna fort… Ce que l’on appelle auiourd’huy Saincte « Croix s’appeloit lors Achelacy, deſtroit de la riuiere fort courant & dangereux… Or en toute ceſte riuiere, n’y a deſtroit depuis Quebecq iuſques au grand ſaut, qu’en ce lieu que maintenant on appelle Sainſte Croix, où on a transféré ce nom d’vn lieu à vn autre… » D’où l’on voit 1o que les navigateurs qui ont précédé Champlain croyaient que c’était en ce lieu qu’avait hiverné Cartier de 1535 à 1536 ; 2o que c’est ce qui leur a fait donner à ce même lieu le nom de Sainte-Croix. La cause probable de cette erreur est la ressemblance qu’on a cru voir entre le rapide du Richelieu, et ce « deſtroict dudict fleuue fort courant et parfond » dont parle Cartier, et qu’il faut entendre de Québec.
  2. La rivière Jacques-Cartier, qui en effet se jette dans le fleuve à trois lieues environ de ce qu’on appelait alors la pointe de Sainte-Croix, aujourd’hui le Platon.
  3. L’auteur, qui probablement n’avait point encore vu les relations de Cartier, parle ici d’après les traditions ou les idées de ceux qui le pilotaient, et vraisemblablement de Pont-Gravé en particulier ; car la Chronologie Septénaire, qui semble prendre les inté- rêts de celui-ci, enchérit encore sur ce passage, et ajoute : « ny autre après luy qu’en ce voyage. » Mais Champlain était trop bon observateur pour ne pas concevoir quelques doutes sur la vérité de ces faits, « ne voyant, comme il dit, apparence de riuiere pour mettre vaiſſeaux » (édit. 1613, liv. II, ch. IV). Aussi prouve-t-il, au même endroit, que Cartier n’a pu hiverner ailleurs que dans la rivière Saint-Charles. Au reste il n’a pas pu s’imaginer qu’il était le premier à remonter le fleuve au-dessus de Sainte-Croix, comme l’insinue Lescarbot, puisqu’il était avec Pont-Gravé, qui connaissait les Trois-Rivières depuis au moins cinq ou six ans.
  4. Le 24 était un mardi, et le contexte fait voir suffisamment qu’on était au mardi.
  5. Cette île ne peut être que celle à laquelle il donna plus tard le nom de Richelieu, et que l’on a appelée simplement île de Sainte-Croix jusqu’en 1633. « Ce meſme iour » (3 juin 1633), dit le Mercure français, t. XIX, p. 822, « le ſieur de Champlain partit pour aller à Saincte Croix faire porter des commoditez, pour édifier vne cabanne à faire la traitte, y arriua le iour enſuyuant, & le dimanche 5. de iuin alla recognoiſtre l’iſle dés le ſoir… Le lundy 6. ledit ſieur enuoya des hommes à terre pour commencer à faire la cabanne pour la traitte. » Et un peu plus loin : « Les ouuriers qui ſont icy ſont employez aux habitations & fortifications qu’il faut faire à l’iſle de Richelieu & Trois Riuieres. » Suivant le P. Le Jeune (Rel. 1635, p. 13, édit. 1858), les sauvages appelaient cette île, Ka ouapassiniskakhi.
  6. La rivière de Sainte-Anne, dont il dit, dans son édit. de 1613, liv. II, ch. VII, « & l’auons nômée la riuiere Saincte-Marie. »
  7. La Chronologie Septenaire, dit : « qu’ils appellerent Sainct-Eloy. » Cette île, située en face de l’église actuelle de Batiscan, n’est plus guère connue sous ce nom ; mais le petit chenal qui la sépare de la terre ferme porte encore aujourd’hui le nom de Saint-Eloi.
  8. Le Saint-Maurice, auquel les auteurs ont le plus souvent donné le nom de Trois-Rivières, parce que les deux îles principales qui se trouvent à son embouchure le séparent en trois branches, appelées les Chenaux. « Nous nommaſmes icelle riuiere, » dit Jacques Cartier, « riuiere de Fouez, » et Lescarbot ajoute entre parenthèses : « Ie croy qu’il veut dire Foix » (Lesc., liv. III, ch. XVIII). Comme poste de traite, les Trois-Rivières étaient déjà connues, sous ce nom, depuis au moins 1598 : car, en 1599, lorsque M. Chauvin voulut s’établir à Tadoussac, Pont-Gravé « remonſtra audit ſieur Chauuin « pluſieurs fois qu’il falloit aller à mont ledit fleuue, où le lieu eſt plus commode à habiter, ayant eſté en vn autre voyage iuſques aux Trois Riuieres pour trouuer les Sauuages, afin de traiter auec eux » (édit. 1632, liv. I, ch. VI). Le nom sauvage des Trois-Rivières était Metaberoutin.
  9. Le lac Saint-Pierre.
  10. Le Saint-Maurice a sa source sur les mêmes hauteurs que pluſieurs des rivières qui se déchargent dans le lac Saint-Jean, considéré comme la source du Saguenay.
  11. Le lac Saint-Jean.