Œuvres de Albert Glatigny/Le Siècle

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 234-236).

III

Le Siècle.


C’était un grand château du temps de Louis treize.
Victor Hugo, les Voix intérieures.


C’était un grand journal du temps de Biéville.
L’abonné soutenait ce carré de papier.
Sa quatrième page étalait une file
D’annonces de tout genre à remplir une ville :
C’était le Moniteur certain de l’épicier.

Sous nos yeux folâtrait, jeune gloire ignorée,
Un de ses rédacteurs au profil surhumain,
Qui, dans un coin, la taille élégamment serrée,
Pris du morne Luchet, que plus rien ne récrée,
Lisait l’épreuve, ayant le prote sous la main,

Ô deuil ! le bulletin manquait. La politique
N’offrait rien de nouveau cette semaine à l’œil ;
Desnoyers cachait Plée et Plée un spleen unique »
Le mardi ramenait le feuilleton lyrique
Où pleuvaient tristement les phrases de Chadeuil.

On voyait remuer dans la vieille baraque
Jourdan, qui menaçait les gens de l’Univers,
Et, simples rédacteurs qu’un besoin d’être traque,
Saupoudrant leur copie avec la sandaraque,
Dialoguer Husson et Solié, ces pervers !

Pelletan, formulant ses âpres théories,
Hélas ! n’apportait plus l’éclair de son fanal.
Dauriac, enfoncé parmi les vieilleries,
Tâchait de rafraîchir ses notes défleuries ;
Pelloquet, ennuyé, bâillait dans ce journal.

Et je dis : « Ce papier, plein de sombres mystères,
A vu des feuilletons comme en fait du Terrail,
Et Dumas et Maquet avec les Mousquetaires,
Et ceux dont les journaux se font les tributaires,
Et ce n’est aujourd’hui qu’un sultan sans sérail.

Dans ce bureau bientôt envahi par le lierre,
Venaient, copie en main, et riant et chantant,
Ou bien le jeune Plée, ou bien la Bédollière,
Qui du grave Havin, milice familière,
Disaient : « Maître, » en entrant, et « farceur », en sortant

Et pour la Bédollière aussi bien que pour Plée,
Le journal contre tous bravement guerroyait.
Les porteurs s’épandaient au matin, troupe ailée,
L’Union gémissait, mourante échevelée,
Et Limayrac, prudent, au lointain louvoyait.

Or, en ces temps fameux, seigneur de sa boutique,
Havin se promenait avec ses rédacteurs.
Il nommait Biéville un immense critique,
Bien plus fort que Sarcey, Lucas un homme antique :
Ces soleils se servaient entre eux de réflecteurs.

Au loin on entendait murmurer dans la presse :
C’étaient d’autres journaux égarés dans le bleu ;
La Patrie et Fournier exhalant leur tendresse,
Le père Cassagnac, au Pays qu’il oppresse,
Disant : « Après mon fils vous aurez mon neveu. »

Biéville et Havin, qu’admire Delamarre,
Marchaient dans leur candeur sans voir les pieds de nés
Qu’on leur faisait du fond astral du Tintamarre…
Ô douce illusion ! ô canards dans la mare !
Ô pontifes ! ô sphinx toujours enchifrenés !


Paris, février 1862.