Œuvres de Albert Glatigny/L’isolé

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 70-74).



L’Isolé.


À Émile Montégut.



Comme un satrape lourd, sur sa natte immobile,
Regarde vaguement tout passer près de lui,
Compagnon de mon corps et de ma chair débile,
Ô mon cœur ! tu te plais dans un superbe ennui.

Ne daignant pas mourir et ne voulant plus vivre,
Contemple les lutteurs sans décerner de prix ;
Savoure, quand bien même elles te rendraient ivre,
Les grandes voluptés qui naissent du mépris !

En vain, éparpillant l’or de leurs tresses blondes,
Les filles de plaisir font bondir en dansant
L’éclatante blancheur de leurs mamelles rondes,
Et tordent leurs bras nus dans un air frémissant

Qu’importe ? tu sais bien que ces filles sans âme
Singent d’une façon absurde l’impudeur,
Et ne sauront jamais couvrir le vice infâme
D’un effrayant manteau d’audace et de grandeur.



Quel jour ont-elles su porter leurs fronts profanes
Ainsi qu’il conviendrait aux Phrynés, fièrement ?
Ah ! c’est pitié de voir ces fausses courtisanes
Qui ri osent épuiser les veines d’un amant !

Ce n’était pas ainsi, fougueuse Messaline,
Que tu serrais un homme entre tes bras divins !
Tu ne te faisais pas petite et pateline,
Et tu buvais le sang dans la pourpre des vins !

Alors qu’anéanti par tes âpres caresses,
Ton amant s’éteignait, pâli sous la douleur,
Fatiguée et pourtant avide encor d’ivresses,
Tu pressais longuement ses lèvres sans chaleur !

Laquelle maintenant des lâches hétaïres
Qui se font voir au bois aux bras de nos boursiers
Oserait, sans trembler, songer à ces délires
Qui laissaient pour longtemps les corps suppliciés !

Nulle part la vertu, nulle part la débauche ;
Rien n’est beau, rien n’est grand, rien enfin n’est complet :
Dans un terne milieu, vague, stupide et gauche,
Le monde abâtardi se roule et se complaît.

Les femmes ont traîné dans les vieux vaudevilles
Leurs jupons soulevés sans amour ! Ô dieux bons !
Vous le voyez, toujours au fond des choses viles,
Du haut de nos fumiers infects, nous retombons.



Ô mon cœur ! ô mon cœur ! tu connais cette angoissé
Interminable et lente et qu’on ne peut tromper !
Faut-il que chaque jour qui se lève l’accroisse,
Et sans cesse l’ennui devra-t-il nous saper ?

Recommenceras-tu la très-niaise histoire
De l’angélique amour dont on rêve à seize ans :
Vin incolore et fade, et qu’on ne saurait boire
Sans noyer de langueur ses organes puissants ?

Ah ! chanter sous les cieux avec une ingénue
Dont rien encor n’a fait soulever le corset,
Et baiser avec soin, le long de l’avenue,
Les feuilles que sa robe en ondoyant froissait ;

Violenter un cœur de glace pour lui faire
Exhaler un aveu qu’emportera le vent,
C’est bon lorsque sourit l’aube, quand l’atmosphère
Se teint de rose et d’or sous le soleil levant.

Mais, quand le fier Amour a la vaste poitrine,
Le dieu fort, irrité, le tyran furieux,
Sous son doigt menaçant, devant qui tout s’incline,
A courbé vers le sol notre front sérieux ;

Quand les désirs sans frein sur leur aile sublime
Ont emporté notre âme aux champs de l’infini,
Qui, sans être saisi de démence et sans crime,
Sur les bords du Lignon reconstruirait un nidt



Il faut jusques au bout soutenir son grand rôle ;
Hercule ne doit pas languir près d’un rouet ;
Aux pieds de Marguerite assis, Faust n’est qu’un drôle
Qu’on devrait corriger et châtier du fouet.

Mais sois calme, ô mon cœur ! ne crains pas qu’on surprenne
Ton orgueil, sur qui rien ne doit jamais régner
Qu’une noble lionne aux allures de reine :
Lorsque je t’ouvrirai, ce sera pour saigner ;

Lorsque j’aurai trouvé la griffe impérieuse
Que le destin forma pour mordre et déchirer,
Qui marche vers son but, rouge et victorieuse,
Et même en nous tuant nous force à l’adorer !

Jusque-là, jusque-là, dans ton indifférence,
Inaltérable et grave, ô mon cœur ! reste encor,
Respire les parfums cruels de la souffrance :
Le temps n’est pas venu de prendre ton essor.

Sache faire un bonheur de l’amère tristesse,
Dont les pleurs comprimés te brûlent lentement,
Accueille la douleur comme une vieille hôtesse,
Donne-lui la moitié de ton isolement.

Ne crains pas d’enfoncer les pointes du cilice,
Et de sentir ses dents te labourer la chair.
martyr glorieux, prolonge ton supplice,
Les vautours s’abattront sur toi du haut de l’air.



Mais tu t’endurciras dans ces luttes viriles,
Et l’atroce Chimère, arrachant ses cheveux,
Verra ses efforts vains, ses attaques stériles,
Et de rage tordra ses flancs durs et nerveux.

Le fer s’émoussera sur ton écorce rude ;
Ainsi qu’un vieux rocher, effroi des matelots,
Tu ne comprendras plus, blasé par l’habitude,
Les plaintes de la mer ni la voix des sanglots.

Et les bourreaux, lassés, auront peur de leur proie,
Et peut-être qu’un jour, de tant de maux soufferts,
Tu verras naître enfin la rayonnante Joie ;
Des fleurs croîtront pour toi malgré les noirs hivers.

Tu souriras, alors que de jeunes victimes
Lèveront vers le ciel leurs bras désespérés,
Ayant déjà gravi les plus altières cimes,
Ayant vu jusqu’au fond des enfers ignorés !

Alors, ô cœur sauvage ! aucune chasseresse
N’osera pénétrer dans ton antre béant,
Et tu pourras attendre ainsi, dans cette ivresse,
Le jour si désiré de l’éternel Néant !