Œuvres de Albert Glatigny/L’aiguillon

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 176-180).
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L’Aiguillon.


À Armand Gouzien.


Souvent, las de souffrir, triste, et la mort dans l’âme,
Le poëte renonce à finir son chemin.
Tout est sombre ; l’hiver a fait le ciel sans flamme ;
Son bâton de voyage échappe de sa main.

Sur un morceau de roc, il s’assied. Une pie
Saute à côté de lui dans le champ nu. Là-bas,
Une louve attentive et famélique épie
L’heure où le désespoir va le jeter à bas.

Il a plu dans la nuit et la terre est glissante.
Le vent chargé de haine, avec de sourds frissons,
Siffle d’une façon lugubre et menaçante,
Et rien n’annonce encor les futures moissons.

Dans le brouillard épais et froid où son œil plonge,
Il voit se dessiner les spectres grimaçants
De ce qui fut sa joie aux heures de mensonge
Dont le timbre a, jadis, fait éveiller nos sens.


L’amour a double face, en agitant ses ailes,
Lui redit les serments oubliés, les aveux
Tendres qui le faisaient prendre en pitié par celles
Dont sa main caressait doucement les cheveux.

Il lui fait voir comment, après chaque rencontre,
Il est revenu blême, en pleurs, le front pâli,
Et la Gloire, fantôme ironique, lui montre
Ses vers avec dédain voués au noir oubli.

Il tourne son regard suppliant vers la Muse,
La compagne, du moins, de ses mauvais destins ;
Mais la Muse elle-même est dure, et se refuse
À courir avec lui les sentiers incertains.

Morne alors, et sentant une sourde épouvante
L’envahir et figer dans ses veines le sang,
Navré, seul, au milieu de la brume mouvante,
Le poëte anxieux s’écrie en gémissant :

« Dieux bons ! est-ce la mort à la fin qui m’arrive ?
Mes bras ne peuvent plus jusqu’à vous s’élever ;
Comme un vaisseau perdu, je vais à la dérive,
Et je ne sais plus vivre et ne sais plus rêver !

Quel était donc mon but, ô malheureuse vie
Que je traîne depuis si longtemps avec moi,
Et comment se nommait la chimère suivie
Parmi la solitude inféconde et l’effroi ?


Crédule, au vert avril de ma fraîche jeunesse,
Je suis parti chantant. Je disais aux sillons :
« Ouvrez-vous et soyez peuplés ! Que tout renaisse ! »
La pourpre fascinait mes yeux sous mes haillons.

Sans croire à la douleur que l’avenir nous garde,
J’avançais, libre, heureux, confiant ; mais voici
Que j’ai pris la pâleur de la lune blafarde,
Que le souffle cruel de l’hiver m’a transi.

Et je marche à présent au hasard, loin des villes,
Triste objet de mépris pour le dernier passant.
J’ai mendié l’amour des femmes les plus viles,
De celles qu’on ne peut nommer qu’en frémissant !

Je leur parlais ainsi qu’à la vierge attendue,
Je leur disais des mots doux comme les baisers
De l’étoile du soir à la rose éperdue,
Auréolant d’amour tous ces fronts écrasés.

Je mettais sous leurs pieds, ainsi qu’un chien docile,
Ma fierté, mon courage, et tout entier mon cœur ;
Mais elles, repoussant mon amour imbécile,
Fuyaient en me jetant un long rire moqueur !

Et voilà maintenant que la Muse elle-même,
Mon vivace et dernier espoir, pour qui je fus
Errant et misérable, ô défaite suprême !
Récompense les maux soufferts par ses refus.


Ainsi, je me trompais, à l’aube de la vie,
Alors que dans mes bras d’enfant je te pressais,
Ô Lyre redoutable et grande, ô mon envie !
J’étais un impuissant, rien de plus. Je le sais.

Ah ! puisque l’horizon devant tes pas recule,
Puisque tu n’as plus rien au cœur et dans le front,
Roule donc au fossé, fou lâche et ridicule,
Cadavre dont les loups, demain, se gorgeront ! »

Mais, pendant que déjà le sombre suicide
L’enlace dans ses bras, il se redresse, fier,
Portant dans son esprit et dans son œil lucide
L’ardente volonté plus ferme que le fer.

Le sang abonde frais et puissant à ses tempes,
Son cœur ressuscité dans sa poitrine bat,
Et, pareil aux guerriers des anciennes estampes,
Il semble provoquer les Destins au combat.

C’est que, pendant qu’en proie à ses pensers funèbres
Il se laissait gagner par l’impure langueur,
Un envieux a ri dans les froides ténèbres
Et bavé sur les pieds de la Muse au grand cœur.

L’outrage a raffermi son âme chancelante,
Les découragements, dans un noir tourbillon,
Passent épouvantés, et l’insulte brûlante
L’a fait bondir ainsi qu’un divin aiguillon.


Que le ciel, à prisent, déchaîne la tempête,
Et que la trahison, dans un sauvage effort,
Rampe à ses pieds, qu’il ait la foudre sur sa tête,
Qu’importe ? Il peut lutter sans terreur. Il est fort !

Car si nous faiblissons, et si la défaillance
Arrache de nos mains le luth mélodieux,
Nous retrouvons soudain l’audace et la vaillance
Devant un ennemi qu’ont envoyé les Dieux.

Et quand nous entendons l’heure crépusculaire
Tinter lugubrement comme un appel au deuil,
Mieux qu’un sourire ami, c’est toi, sainte colère,
Qui nous remets au front la couronne d’orgueil !