Œuvres complètes de Shakespeare/Traduction Hugo, 1868/Tome 7/Notes

Œuvres complètes de Shakespeare/Traduction Hugo, 1868/Tome 7
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François-Victor HugoPagnerreTome VII : Les amants tragiques (p. 377-424).

NOTES
sur
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE ET ROMÉO ET JULIETTE.




(1) La tragédie d’Antoine et Cléopâtre a été imprimée pour la première fois, sans division d’actes ni de scènes, dans l’édition in-folio de 1623 ; elle est l’avant-dernière pièce du volume, où elle prend place entre Othello et Cymbeline. — Les recherches faites par les commentateurs pour fixer l’époque à laquelle elle a été représentée, sont restées jusqu’ici infructueuses : Malone et Chalmers indiquent l’année 1608, mais sans donner de motif sérieux. Antoine et Cléopâtre appartient évidemment au même cycle que Coriolan et Jules César, et j’incline à croire avec M. Knight que la composition des trois pièces romaines occupa la fin de l’existence de Shakespeare. Sans doute cette magnifique trilogie fut le dernier miracle de ce génie tout-puissant, qui, après avoir ressuscité le monde du moyen âge, voulut, avant de disparaître, faire revivre la société antique.

Ainsi que je l’ai dit à l’introduction, l’auteur a suivi minutieusement le récit, de Plutarque. Dès 1579, les Vies des hommes illustres avaient été traduites par sir Thomas North, non sur le texte grec, mais d’après la version française d’Amyot, et, — disons-le avec orgueil, — c’est le travail de notre compatriote qui a servi à Shakespeare pour élever son monument. Si scrupuleuse est l’exactitude avec laquelle Shakespeare reproduit Amyot, que, pour traduire l’un, je n’ai eu souvent qu’à copier l’autre. Le lecteur trouvera cités plus loin tous les passages dont l’auteur s’est particulièrement inspiré ; j’ai souligné dans ces citations quantité de phrases et de mots littéralement empruntés par le poëte au prosateur.

Antoine et Cléopâtre a été abrégé pour le théâtre de Drury-Lane, en 1758, par Edward Capell.

(2) « Mais, pour revenir à Cléopatra, Platon écrit que l’art et science de flatter se traite en quatre manières, toutefois elle en inventa beaucoup de sortes : car fût en jeu ou en affaire de conséquence, elle trouvait toujours quelque nouvelle volupté par laquelle elle tenait sous sa main et maîtrisait Antonius, ne l’abandonnant jamais, et jamais ne le perdant de vue ni de jour ni de nuit : car elle jouait aux dés, elle buvait, elle chassait ordinairement avec lui, elle était toujours présente quand il prenait quelque exercice de la personne : quelquefois qu’il se déguisait en valet pour aller la nuit rôder par la ville, et s’amuser aux fenêtres et aux huis des boutiques des petites gens mécaniques, à contester et railler avec ceux qui étaient dedans, elle prenait l’accoutrement de quelque chambrière, et s’en allait battre le pavé et courir avec lui, dont il revenait toujours avec quelques moqueries et bien souvent avec des coups qu’on lui donnait : et combien que cela déplût et fût suspect à la plupart, toutefois communément ceux d’Alexandrie étaient bien aises de cette joyeuseté et la prenaient en bonne part, disant élégamment et ingénieusement qu’Antonius leur montrait un visage comique, c’est-à-dire joyeux, et aux Romains un tragique, c’est-à-dire austère. » — (Plutarque traduit par Amyot. Vie d’Antoine.)

(3) « Ainsi comme Antonius prenait ses ébats en telles folies et telles jeunesses, il lui vint de mauvaises nouvelles de deux côtés : l’une de Rome, que Lucius, son frère, et Fulvia, sa femme, avaient premièrement eu noise et débat ensemble, et puis étaient entrés en guerre ouverte contre César, et avaient tout gâté, tant qu’ils avaient été contraints de vider et s’enfuir de l’Italie : l’autre, qui n’était point meilleure que celle-là, c’est que Labiénus, avec l’armée des Parthes, subjuguait et conquérait toute l’Asie, depuis le fleuve d’Euphrate et depuis la Syrie, jusques au pays de Lydie et Ionie. Et adonc commença-t-il à toute peine à s’éveiller un petit, comme s’il eût été bien fort endormi, et par manière de dire à s’en revenir d’une grande ivresse. Si voulut aller à l’encontre des Parthes premièrement, et tira jusques à la contrée de la Phénicie ; mais là il reçut des lettres de Fulvia pleines de lamentations et de pleurs : par quoi il tourna tout court devers l’Italie avec deux cents navires, et allant recueillir par les chemins tous ses amis qui s’enfuyaient de l’Italie vers lui, et par lesquels il fut informé que Fulvia était la seule cause de cette guerre, laquelle étant d’une nature fâcheuse, perverse et téméraire, avait expressément ému ce trouble et tumulte en Italie, pour l’espérance de le retirer par ce moyen d’avec Cléopatra. Or advint-il de bonne fortune que cette Fulvia, en allant trouver Antonius, mourut de maladie en la ville de Sicyone, et pourtant fut l’appointement entre lui et César plus aisé à traiter. »

(4) Allusion à une ancienne superstition mentionnée par Holinshed : « Un crin de cheval jeté dans un bassin d’eau croupie ne tardera pas à remuer et à devenir une créature vivante. » — Description of England, p. 224.

(5) « D’autre part Cicéron, qui était lors le premier homme de la ville en autorité et en réputation, irritait et mutinait tout le monde à l’encontre d’Antonius, tellement qu’à la fin il fit tant que le sénat le déclara et jugea ennemi de la chose publique, et décerna au jeune Cæsar des sergents qui porteraient les haches devant lui et autres marques et enseignes du magistrat et de la dignité prétoriale, et envoya Hircius et Pansa, qui pour lors étaient consuls, avec deux armées, pour débouter et chasser Antonius hors de toute l’Italie. Ces deux consuls ensemble, avec Cæsar qui avait aussi une armée, allèrent trouver Antonius au siége devant la ville de Modène, et là le défirent en bataille : mais tous les deux consuls y moururent. Antonius, en s’enfuyant de cette défaite, se trouva en plusieurs nécessités et détresses grandes tout à un coup, dont la plus pressante était la faim : mais il avait cela de nature qu’il se surpassait soi-même en patience et en vertu quand il se trouvait en adversité, et plus la fortune le pressait, plus il devenait semblable à un homme véritablement vertueux. Or, est-ce bien chose commune à tous ceux qui tombent en tels détroits de nécessité, de sentir et entendre ce que requiert alors le devoir et la vertu : mais il en est peu qui en telles traverses et secousses de fortune aient le cœur assez ferme pour faire et imiter ce qu’ils louent et estiment, ou pour fuir ce qu’ils blâment et reprennent, mais plutôt au contraire se laissent aller pour l’accoutumance qu’ils ont de vivre à leur aise et, par faiblesse et lâcheté de cœur, fléchissent et changent leurs premiers discours. Pourtant était-ce un exemple merveilleux aux soldats de voir Antonius, qui avait accoutumé de vivre en délices et en si grande affluence de toutes choses, boire facilement de l’eau puante et corrompue, manger des fruits et racines sauvages : et dit-on encore plus qu’il mangea des écorces d’arbres et des bêtes, dont par avant jamais homme n’avait tâté, en passant les monts des Alpes. »

(6) « Quand Antonius eut pris terre en Italie et qu’on vit que Cæsar ne lui demandait rien quand à lui, et qu’Antonius, d’autre côté, rejetait tout ce dont on le chargeait sur sa femme Fulvia, les amis de l’un et de l’autre ne voulurent point qu’ils entrassent plus avant en contestation ni inquisition pour avérer qui avait le tort ou le droit, et qui était cause de ce trouble, de peur d’aigrir davantage les choses, mais les accordèrent, et divisèrent entre eux l’empire de Rome, faisant la mer Ionique borne de leur partage : car ils baillèrent toutes les provinces du Levant à Antonius et celles de l’Occident à Cæsar, laissant à Lépidus l’Afrique, et arrêtèrent que, l’un après l’autre, ils feraient leurs amis consuls quand ils ne le voudraient être eux-mêmes. Cela semblait être bien avisé, mais qu’il avait besoin de plus étroit lien et de plus grande sûreté dont fortune bailla le moyen. Car il y avait Octavia, sœur aînée de Cæsar, non d’une même mère, car elle était née d’Ancharia, et lui après d’Accia. Il aimait singulièrement cette sienne sœur : aussi était-ce à la vérité une excellente dame, veuve de son premier mari, Caïus Marcellus, qui naguères était décédé, et sembla qu’Antonius était veuf depuis le décès de Fulvia, car il ne niait point qu’il n’eût Cléopatra, mais aussi ne confessait-il pas qu’il la tînt pour femme, mais débatait encore de cela la raison contre l’amour de cette Égyptienne. Par quoi tout le monde mit en avant ce mariage, espérant que cette dame Octavia, laquelle avait la grâce, l’honnêteté et la prudence conjointe à une si rare beauté, quand elle demeurerait avec Antonius, étant aimée et estimée, comme la raison voulait que le fût une telle dame, qu’elle serait cause d’une bonne paix et certaine amitié entre eux. »

(7) « J’ai autrefois ouï raconter à mon grand-père Lampryas qu’un Philotas, médecin, natif de la ville d’Amphissa, lui contait comme en ce temps-là il était en Alexandrie, étudiant en son art de médecine, et que l’un des maîtres cuisiniers de la maison d’Antonius, auquel il avait pris connaissance, le mena avec lui comme un jeune homme curieux de voir, pour lui montrer le grand appareil et la somptuosité d’un seul souper. Quand il fut en la cuisine, il y vit une infinité de viandes, et, entre autres, huit sangliers tout entiers qu’on rôtissait, dont il fut fort ébahi, disant qu’il devait avoir grand nombre de gens à ce souper. Le cuisinier s’en prit à rire, et lui répondit qu’il n’y en avait pas beaucoup, mais environ douze seulement : mais qu’il fallait que tout ce qui était mis sur la table fut cuit et servi à son point, lequel se gâte et se passe en un moment, et Antonius voudra peut-être souper tout à cette heure, ou bien d’ici à un peu de temps, ou possible qu’il le différera plus tard, pour ce qu’il aura bu sur jour, ou qu’il sera entré en quelque long propos : et à cette cause on prépare, non un souper seul, mais plusieurs pour autant qu’on ne saurait deviner l’heure qu’il voudra souper. »

(8) « Étant Antonius de telle nature, le dernier et le comble de tous ses maux, c’est à savoir l’amour de Cléopatra, lui survint qui éveilla et excita plusieurs vices qui étaient encore cachés en lui : et s’il lui était resté quelque scintille de bien et quelque espérance de ressource, elle l’éteignit du tout et le gâta encore plus qu’il n’était auparavant. Si fut pris en cette manière : ainsi qu’il allait pour faire la guerre contre les Parthes, il envoya ajourner Cléopatra à comparoir en personne par-devant lui quand il serait en la Cilicie, pour répondre aux charges et imputations qu’on proposait à l’encontre d’elle. Si Cléopatra fit provision de quantité de dons et de présents, de force or et argent, de richesses et de beaux ornements, comme il est croyable qu’elle pouvait apporter d’une si grande maison et d’un si opulent et si riche royaume comme celui d’Égypte. Mais pourtant elle ne porta rien avec elle en quoi elle eût tant d’espérance ni de confiance comme en soi-même, et aux charmes et enchantements de sa beauté et bonne grâce. Par quoi, combien qu’elle fût mandée par plusieurs lettres, tant d’Antonius même que de ses amis, elle en fit si peu de compte et se moqua tant de lui, qu’elle n’en daigna autrement s’avancer, sinon que de se mettre sur le fleuve Cydnus dedans un bateau dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, qu’on maniait au son et à la cadence d’une musique de flûtes, hautbois, cithres, violes et autres tels instruments dont on jouait dedans. Et au reste, quant à sa personne, elle était couchée dessous un pavillon d’or tissu, vêtue et accoutrée tout en la sorte qu’on dépeint ordinairement Vénus, et auprès d’elle, d’un côté et d’autre, de beaux petits enfants, habillés ni plus ni moins que les peintres ont accoutumé de portraire les amours, avec des éventaux en leurs mains dont ils s’éventaient. Ses femmes et damoiselles, semblablement les plus belles, étaient habillées en nymphes néréides qui sont les fées des eaux, et comme les Graces, les unes appuyées sur le timon, les autres sur les câbles et cordages du bateau, duquel il sortait de merveilleusement douces et suaves odeurs de parfums qui remplissaient deçà et delà les rives toutes couvertes de monde innumérable : car les uns accompagnaient le bateau le long de la rivière, les autres accouraient de la ville pour voir ce que c’était ; et sortit une si grande foule de peuple, que finalement Antonius, étant sur la place en son siége impérial à donner audience, y demeura tout seul, et courait une voix par les bouches du commun peuple, que c’était la déesse Vénus, laquelle venait jouer chez le dieu Bacchus pour le bien universel de toute l’Asie. Quand elle fut descendue en terre, Antonius l’envoya convier de venir souper en son logis : mais elle lui manda qu’il valait mieux que lui plutôt vînt souper chez elle. Par quoi, pour se montrer gracieux à son arrivée envers elle, il lui voulut bien obtempérer et y alla, où il trouva l’appareil du festin si grand et si exquis qu’il n’est possible de le bien exprimer. »

(9) « Antonius avait avec lui un devin égyptien, de ceux qui se mêlent de juger les nativités et prédire les aventures des hommes en considérant l’heure de leur naissance, lequel, fût pour gratifier à Cléopatra ou pour ce qu’il le trouvait ainsi par son art, disait franchement à Antonius que sa fortune, laquelle était de soi très-illustre et très-grande, s’effaçait et s’offusquait auprès de celle de Cæsar, et pourtant lui conseillait de se reculer le plus loin qu’il pourrait de ce jeune seigneur : car ton démon, disait-il, c’est-à-dire le bon ange et l’esprit qui t’a en garde, craint et redoute le sien, et étant courageux et hautain quand il est seul à part lui, il devient craintif et peureux quand il s’approche de l’autre. Quoi que ce soit, les événements approuvaient ce que disait cet Égyptien. Car on dit que toutes les fois qu’ils tiraient au sort, par manière de passe-temps, à qui aurait quelque chose, ou qu’ils jouaient aux dés, Antonius perdait toujours. Quelquefois, par jeu, ils faisaient joûter des coqs ou des cailles qui étaient duites et faites à se battre. Celles de Cæsar vainquaient toujours, de quoi Antonius était marri en soi-même, combien qu’il n’en montrât rien par dehors, et pourtant en ajoutait plus de foi à cet Égyptien. »

(10) « Antonius se mit quelquefois à pêcher à la ligne, et voyant qu’il ne pouvait rien prendre, en était fort dépité et marri à cause que Cléopatra était présente. Si commanda secrètement à quelques pêcheurs, quand il aurait jeté sa ligne, qu’ils se plongeassent soudain en l’eau et qu’ils allassent accrocher à son hameçon quelques poissons de ceux qu’ils auraient péchés auparavant, et puis retira ainsi deux ou trois fois la ligne avec prise. Cléopatra s’en aperçut incontinent, toutefois elle fit semblant de n’en rien savoir et de s’émerveiller comment il péchait si bien : mais à part elle conta le tout à ses familiers et leur dit que le lendemain ils se trouvassent sur l’eau pour voir l’ébattement. Ils y vinrent sur le port en grand nombre et se mirent dedans des bateaux de pêcheurs, et Antonius aussi lâcha la ligne, et lors Cléopatra commanda à l’un de ses serviteurs qu’il se hâtât de plonger devant ceux d’Antonius et qu’il allât attacher à l’hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé, comme ceux qu’on apporte du pays de Pont : cela fait, Antonius, qui cuida qu’il y avait un poisson de pris, tira incontinent sa ligne, et adonc, comme on peut penser, tous les assistants se prirent bien fort à rire, et Cléopatra en riant lui dit : Laisse-nous, seigneur, à nous autres Égyptiens habitants de Pharus et de Canopus, laisse-nous la ligne : ce n’est pas ton métier : ta chasse est de prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes. »

(11) « Or tenait alors Sextus Pompéius la Sicile, et de là courait et pillait toute l’Italie avec un grand nombre de fustes et autres navires de corsaires que conduisaient Ménas et Ménécrates, deux écumeurs de mer, dont ils travaillaient tellement toute la mer que personne ne s’osait mettre à la voile : et si avait plus que Sextus Pompéius s’était honnêtement porté envers Antonius, car il reçut humainement sa mère, laquelle s’enfuyait de l’Italie avec Fulvia : par quoi ils avisèrent qu’il fallait aussi appointer avec lui. Si convinrent ensemble près le mont de Misène sur une levée qui est jetée assez avant dedans la mer, ayant Pompéius la flotte de ses navires là auprès à l’ancre, et Antonius et Cæsar leurs armées sur le bord de la mer tout à l’endroit de lui, là où, après qu’ils eurent arrêté que Pompéius aurait la Sicile et la Sardaigue, par tel convenant qu’il nettoierait la mer de tous corsaires et larrons, et la rendrait sûre et navigable et outre enverrait quelque certaine quantité de blés à Rome, ils se convièrent les uns les autres à manger ensemble, et tirèrent au sort à qui le premier ferait le festin. Le sort échut premier à Pompéius, pourquoi Antonius lui demanda : Et où souperons-nous ? Là, répondit Pompéius, en lui montrant sa galère Capitainesse qui était à six rangs de rames : car c’est, dit-il, la seule maison paternelle qu’on m’a laissée. Ce qu’il disait pour piquer Antonius, à cause qu’il tenait la maison de Pompéius le Grand, son père : si fit jeter en mer force ancres pour assurer sa galère, et bâtir un pont de bois pour passer depuis le chef de Misène jusques en sa galère, où il les reçut et festoya à bonne chère : mais au milieu du festin, comme ils commençaient à s’échauffer et à gaudir Antonius de l’amour de Cléopatra, Ménas le corsaire s’approcha de Pompéius, et lui dit tout bas en l’oreille : Veux-tu que je coupe les cordages des ancres, et que je te fasse seigneur, non-seulement de Sicile et de Sardaigne, mais aussi de tout l’état et empire de Rome ? Pompéius, après avoir un petit pensé en soi-même, lui répondit : Tu le devais faire sans m’en avertir, mais maintenant contentons-nous de ce que nous avons : car quant à moi, je n’ai point appris de fausser ma foi, ni de faire acte de trahison.

(12) Julius Cæsar manda secrètement à Cléopatra qui était aux champs, qu’elle revînt ; et elle prenant en sa compagnie Apollodorus, Sicilien, seul de tous ses amis, se mit dedans un petit bateau, sur lequel elle vint aborder au pied du château d’Alexandrie qu’il était jà nuit toute noire : et n’ayant moyen d’y entrer autrement sans être connue, elle s’étendit tout de son long dessus un faisceau de hardes qu’Apollodorus plia et lia par-dessus avec une grosse courroie, puis le chargea sur son col, et le porta ainsi dedans à Cæsar par la porte du château. Ce fut la première amorce, à ce qu’on dit, qui attira Cæsar à l’aimer. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de Julius Cæsar.

(13) « Cependant Ventidius défit une autre fois en bataille, qui fut donnée en la contrée Cyrrestique, Pacorus, le fils d’Orodes, roi des Parthes, lequelle était derechef venu avec grosse puissance pour envahir et occuper la Syrie, en laquelle journée il mourut un grand nombre de Parthes, et entre les autres y demeura Pacorus lui-même. Cet exploit d’armes, excellent entre les plus glorieux qui furent onques faits, donna aux Romains pleine et entière vengeance de la honte et perte qu’ils reçurent à la mort de Marcus Crassus, et fit retirer les Parthes et se contenir au dedans des limites de la Mésopotamie et de la Médie, après avoir été déconfits et défaits par trois fois tout de rang en bataille ordonnée ; mais Ventidius n’osa pas entreprendre de les poursuivre plus outre, à cause qu’il craignait qu’il ne s’acquît l’envie et la male grâce d’Antonius. » Vie d’Antoine.

(14) Shakespeare semble avoir transporté dans son drame une scène historique dont il a été contemporain. En écoutant les minutieuses questions que Cléopâtre adresse ici au messager, on croirait entendre la reine Élisabeth interrogeant Melville sur le compte de sa rivale Marie Stuart. « Sa Majesté, raconte l’ambassadeur écossais dans ses Mémoires, me demanda quels cheveux je préférais, les siens ou ceux de la reine Marie. Je lui dis que leurs deux chevelures étaient d’un blond également rare. — Elle me pressa de lui dire qui des deux était la plus belle. Je lui dis qu’elle (la reine Élisabeth) était la plus belle en Angleterre et que ma reine était la plus belle en Écosse. Elle insista sur sa question. Je répondis qu’elles étaient les deux plus gracieuses personnes de leurs royaumes : que Sa Majesté était la plus jolie et ma souveraine la plus belle. — Elle me demanda quelle était la plus grande. Je lui dis que c’était ma reine. « Elle est trop grande alors, fit-elle, car je ne suis ni trop grande ni trop petite. » Elle me demanda quelles étaient les occupations de la reine Marie. Je répliquai que, d’après ma dernière dépêche, ma reine revenait d’une chasse dans les hautes terres ; que, quand ses affaires le lui permettaient, elle lisait l’histoire, que d’autres fois elle jouait du luth et du clavecin. — En joue-t-elle bien ? — Mais raisonnablement pour une reine. — Elle me demanda qui dansait le mieux, ma reine ou elle ? Je répondis que ma reine dansait avec autant de noblesse qu’elle. Elle me répéta alors qu’elle voudrait voir la reine Marie d’une manière commode. Je lui offris de la mener secrètement en poste, déguisée en page. Elle pourrait voir ainsi la reine comme le roi Jacques V avait vu la sœur du duc de Vendôme qu’il devait épouser. J’ajoutai qu’elle n’aurait qu’à faire défendre son appartement pendant son absence, comme si elle était malade. Il n’était nécessaire de mettre dans la confidence que Lady Strafford et l’un des grooms de la chambre. Cette idée parut d’abord lui plaire ; puis elle reprit en soupirant : « Hélas ! si je pouvais faire ça ! » — Melville’s Memoirs.

(15) « Pour quelques rapports qu’on lui fit, Antonius se courrouça derechef à l’encontre de Cæsar et s’embarqua pour aller vers l’Italie avec trois cents navires : et pour ce que ceux de Brundusium ne voulurent pas recevoir son armée en leur port, il tira à Tarente là où Octavia sa femme, qui était venue avec lui de la Grèce, le supplia que son plaisir fût de l’envoyer vers son frère, ce qu’il fit. Elle était pour lors enceinte, et si avait déjà une seconde fille de lui, et néanmoins se mit en voie et rencontra Cæsar en chemin, qui menait avec lui Mæcenas et Agrippa, ses deux principaux amis, lesquels elle tira à part, et leur fit les plus affectueuses prières et supplications de quoi elle se put aviser, qu’ils ne voulussent permettre qu’elle, qui était la plus heureuse femme du monde, devînt la plus misérable et la plus infortunée qui fut oncques : car maintenant tout le monde, disait-elle, a les yeux sur moi, pour autant que je suis sœur de l’un des empereurs et femme de l’autre. Or si (ce qu’à Dieu ne plaise) le pire conseil a lieu et que la guerre se fasse, quant à vous, il est incertain auquel des deux les dieux aient destiné d’être vainqueur ou vaincu : mais quant à moi, de quelque côté que la victoire se tourne, en tout événement ma condition sera toujours malheureuse. » — Plutarque traduit par Amyot. Vie d’Antoine.

(16) « Aussi à vrai dire Antonius était par trop insolent et trop superbe, et quasi comme fait en dépit et en mépris des Romains. Car il fit assembler tout le peuple dedans le parc, là où les jeunes gens s’adressent aux exercices de la personne, et là, dessus un haut tribunal argenté, fit mettre deux chaires d’or, l’une pour lui et l’autre pour Cléopatra, et d’autres plus basses pour ses enfants : puis déclara publiquement devant toute l’assistance qu’il établissait premièrement Cléopatra reine d’Égypte, de Cypre, de Lydie et de la basse Syrie, et avec elle Cæsarion aussi roi des mêmes royaumes : on estimait ce Cæsarion fils de Julius Cæsar, qui avait laissé Cléopatra enceinte. Secondement il appela ses enfants de lui et d’elle les rois des rois et donna pour apanage à Alexandre l’Arménie, la Médie et les Parthes quand il les aurait subjugués et conquis, et à Ptolémæus la Phénicie, la Syrie et la Cilicie : mais quand et quand il amena en public Alexandre vêtu d’une robe longue à la médoise, avec un haut chapeau pointu sur la tête, dont la pointe était droite, ainsi que le portent les rois des Médois et des Arméniens, et Ptolemæus vêtu d’un manteau à la macédonienne avec des pantoufles à ses pieds et un chapeau à large rebras bordé d’un bandeau royal, car tel était l’accoutrement que soulaient porter les rois successeurs d’Alexandre le Grand. Ainsi après que ses enfants eurent fait la révérence et baisé leur père et mère, incontinent une troupe de gardes arméniens, attitrés expressément, en environna l’un, et une de Macédoniens l’autre. Quant à Cléopatra elle vêtait l’accoutrement sacré de la déesse Isis et donnait audience à ses sujets comme une nouvelle Isis. Cæsar rapportant ces choses au sénat, et l’en accusant souventefois devant tout le peuple romain, fit tant qu’il irrita tout le monde contre lui. Antonius de l’autre côté envoya à Rome pour le contre-charger et accuser aussi : mais les principaux points des charges étaient qu’ayant dépouillé Sextus Pompéius de la Sicile, il ne lui avait point baillé sa part de l’île : secondement, qu’il ne lui rendait point les navires et vaisseaux qu’il avait empruntés de lui pour cette guerre : tiercement, qu’ayant débouté Lépidus leur compagnon au triumvirat de sa part de l’empire, et l’ayant destitué de tous honneurs, il retenait par devers lui la personne, les terres et revenus d’icelles qui lui avaient été assignées pour sa part, et après tout qu’il avait presque distribué à ses gendarmes toute l’Italie et n’en avait rien laissé aux siens. Cæsar lui répondait, quant à Lépidus, qu’il l’avait déposé voirement, et privé de sa part de l’empire, pour autant qu’il en abusait outrageusement : et quant à ce qu’il avait conquis par les armes, qu’il en ferait volontiers part à Antonius, pourvu qu’il lui fit aussi le semblable de l’Arménie ; quant à ses gens de guerre, qu’ils ne devaient rien quereller en Italie pour autant qu’ils possédaient la Médie et la Parthe, lesquels ils avaient ajoutées à l’Empire Romain, en combattant vaillamment avec leur Empereur. »

(17) « Après donc que Cæsar eut suffisamment fait ses apprêts, il fit publiquement décerner la guerre contre Cléopatra et abroger la puissance et l’empire d’Antonius, attendu qu’il l’avait préalablement cédé à une femme. Et disait davantage Cæsar qu’Antonius n’était pas maître de soi, mais que Cléopatra par quelques charmes et poisons amatoires l’avait fortrait de son bon sens, et que ceux qui leur feraient la guerre, seraient un Mardian eunuque, un Photinus, une Iras, femme de chambre de Cléopatra qui lui accoutrait ses cheveux, et une Charmion, lesquelles maniaient les principales affaires de l’empire d’Antonius. »

(18) « Antonius était si abbêti et si asservi au vouloir d’une femme que, combien qu’il fût de beaucoup le plus fort par terre, il voulut néanmoins que l’affaire se vidât par un combat de mer pour l’amour de Cléopatra, encore qu’il vît devant ses yeux qu’à faute de forçaires ses capitaines prenaient et enlevaient de la pauvre Grèce par force toutes gens qu’on pouvait trouver par les champs, viateurs passants, muletiers, moissonneurs, de jeunes garçons, et encore ne pouvaient-ils pas fournir à emplir les galères, tellement que la plus grande partie était vide et ne pouvait voguer qu’à peine à cause qu’il n’y avait pas assez de gens de rame dedans. Mais au contraire, celles de Cæsar n’étaient point bâties pompeusement en grandeur et hauteur pour une ostentation de magnificence, mais étaient légères et faciles à manier, armées et fournies de forçaires autant comme il leur en fallait, lesquelles il tenait toutes prêtes ès ports de Tarente et de Brundusium. Si manda à Antonius qu’il ne reculât plus en perdant temps et qu’il vînt avec son armée en Italie, et quant à lui, qu’il lui baillerait havres et rades pour pouvoir sûrement et sans empêchement prendre terre, et qu’il se reculerait avec son armée arrière de la mer au dedans de l’Italie, autant que se peut étendre la course d’un cheval, jusqu’à ce qu’il eût exposé son armée en terre et qu’il fût logé. Antonius bravant à l’opposite, lui remanda qu’il le défiait de combattre seul à seul en champ clos, combien qu’il fût le plus vieil, et, s’il fuyait ce combat, qu’il le combatirait en bataille rangée ès campagnes de Pharsale, comme avaient fait auparavant Julius Cæsar et Pompéius. »

(19) « Après donc qu’il fut tout conclu et arrêté qu’on combattrait par mer, il fit brûler toutes les autres naves fors que soixante égyptiennes, et ne retint que les meilleures et les plus grandes galères depuis trois rangs de rames jusqu’à dix, sur lesquelles il mit vingt et deux mille combattants, avec deux mille hommes de trait : mais ainsi qu’il ordonnait ses gens en bataille, il y eut un chef de bande, vaillant homme et qui s’était trouvé en plusieurs affaires et rencontres sous sa charge, tellement qu’il en avait le corps tout détaillé et cicatrice de coups, lequel, ainsi qu’Antonius passait au long de lui, s’écria et dit tout haut : Sire empereur, comment mets-tu ton espérance en ces méchants et frêles bois ici ? te défies-tu de ces miennes cicatrices et de cette épée ? laisse combattre les Phéniciens et les Ægyptiens sur la mer et nous laisse la terre ferme sur laquelle nous avons accoutumé de vaincre ou de mourir debout. Antonius passa outre sans lui répondre, seulement lui fit-il signe de la main et de la tête, comme s’il eût voulu admonester qu’il eût bon courage, toutefois il n’avait pas lui-même guère bonne espérance. »

(20) « Toutefois le combat était encore égal et la victoire en doute sans incliner plus d’un côté que d’autre, quand on vit soudainement les soixante naves de Cléopatra dresser les mâts et déployer les voiles pour prendre la fuite : si s’enfuirent tout à travers de ceux qui combattaient ; car elles avaient été mises derrière les grands vaisseaux et mirent les autres en grand trouble et désarroi : pour ce les ennemis mêmes s’émerveillèrent fort de les voir ainsi cingler à voiles déployées vers le Péloponèse : et là Antonius montra tout évidemment qu’il avait perdu le sens et le cœur, non-seulement d’un empereur, mais aussi d’un vertueux homme, et qu’il était transporté d’entendement, et que cela est vrai qu’un certain ancien a dit en se jouant que l’âme d’un amant vit au cœur d’autrui, non pas au sien : tant il se laissa mener et traîner à cette femme comme s’il eût été collé à elle, et qu’elle n’eût su se remuer sans le mouvoir aussi. Car, tout aussitôt qu’il vit partir son vaisseau, il oublia, abandonna et trahit ceux qui combattaient et se faisaient tuer pour lui, et se jeta en une galère à cinq rangs de rames pour suivre celle qui l’avait déjà commencé à ruiner, et qui le devait encore du tout achever de détruire. »

(21) « Quant à lui-même, il se délibérait de traverser en Afrique, et prit l’une de ses carraques chargée d’or et d’argent et d’autres meubles, laquelle il donna à ses amis, leur commandant qu’ils la partissent entre eux, et qu’ils cherchassent moyen de se sauver. Ils répondirent en pleurant qu’ils ne le feraient point et qu’ils ne l’abandonneraient jamais. Adonc Antonius les reconforta fort humainement et affectueusement, les priant de se retirer. Si écrivit à Theophilus, le gouverneur de Corinthe, qu’il leur donnât moyen d’être en sûreté et qu’il les cachât dans quelque lieu secret jusqu’à ce qu’ils eussent fait leur appointement avec César. »

(22) « Ils envoyèrent des ambassadeurs vers César en Asie, elle requérant le royaume d’Égypte pour ses enfants, et lui priant qu’on le laissât vivre à Athènes comme personne privée, si César ne voulait qu’il demeurât en Égypte. Et pour tant qu’ils n’avaient à l’entour d’eux autre personne de quelque apparence, à cause que les uns s’en étaient fuis et qu’il ne se fiaient guères aux autres, ils furent contraints d’y envoyer Euphronius, le précepteur de leurs enfants ; César ne voulut point ouïr les prières et requêtes d’Antonius ; mais quant à Cléopatra, il lui fit réponse qu’il ne lui refusait rien qui fût juste ou équitable, moyennant qu’elle fît mourir ou qu’elle chassât hors de son pays Antonius. »

(23) « César envoya l’un de ses serviteurs, nommé Tyréus, homme clairvoyant et bien avisé, et qui, apportant lettres de créance d’un jeune seigneur à une femme hautaine et qui se contentait grandement et se fiait de sa beauté, l’eût par son éloquence facilement pu émouvoir. Celui-ci parlait à elle plus longtemps que les autres, et lui faisait la reine très-grand honneur, tellement qu’il mit Antonius en quelque imagination et soupçon : si le fit saisir au corps et fouetter à bon escient, puis le renvoya ainsi accoutré à César, lui mandant qu’il l’avait irrité, pour autant qu’il faisait trop du superbe, et l’avait eu en mépris, mêmement lorsqu’il était facile et aisé à aigrir pour la misère, en laquelle il se trouvait. Bref, si tu le trouves mauvais (dit-il), tu as par devers toi un de mes affranchis. Hipparchus, pends-le si tu veux, ou le fouette à ton plaisir afin que nous soyons égaux. De là en avant Cléopatra, pour se purger des imputations qu’il lui mettait sus et des soupçons qu’il avait contre elle, l’entretint et le caressa le plus soigneusement et le plus diligemment qu’elle put : car tout premier là où elle solennisait le jour de sa nativité petitement et escharsement, comme il convenait à sa fortune présente, au contraire elle célébrait le jour de la sienne de telle sorte qu’elle outrepassait toutes les bornes de somptuosité et magnificence en manière que plusieurs des conviés au festin, lesquels y étaient venus pauvres, s’en retournaient tous riches. »

(24) « Si César approcha tant qu’il vint planter son camp tout joignant la ville dedans les lices, où on avait accoutumé de manière et piquer les chevaux. Antonius fit une saillie sur lui et combattit vaillamment, si bien qu’il repoussa les gens de cheval de César et les mena battant jusque dedans leur camp, puis s’en revint au palais se glorifiant grandement de cette victoire, et baisa Cléopatra tout aussi armé comme il était venu du combat, lui recommandant l’un de ses hommes d’armes, lequel en cette escarmouche avait très-bien fait son devoir, elle pour loyer de sa vertu, lui donna un corselet et un armet d’or ; mais l’homme d’armes, après qu’il eut reçu ce riche présent, la nuit s’en alla rendre à César. Et Antonius envoya une autre fois défier César, et lui présenter le combat d’homme à homme. César lui fit réponse qu’il avait beaucoup d’autres moyens de mourir que celui-là[1].

(25) « Parquoi Antonius voyant qu’il ne restait point de plus honnête moyen de mourir qu’en combattant vaillamment, se délibéra de faire tout son dernier effort tant par mer comme par terre : et en soupant, comme on dit, commanda à ses serviteurs et officiers domestiques qui le servaient à table, qu’ils lui versassent largement à boire et le traitassent à la meilleure chère qu’ils pourraient : Car, dit-il, vous ne savez si vous m’en ferez demain autant, ou si vous servirez autres maîtres, et peut-être ne sera-ce plus rien que de moi, sinon un corps mort étendu : toutefois, voyant que ses gens et ses familiers fondaient en larmes en lui oyant dire ces paroles, pour rhabiller ce qu’il avait dit, il y ajouta qu’il ne les mènerait point en bataille, dont il ne pensât plutôt retourner sûrement avec la victoire qu’y mourir vaillamment avec gloire. »

(26) « Au demeurant cette nuit même environ la minuit presque, comme toute la ville était en silence, frayeur et tristesse, pour l’attente de l’issue de cette guerre, on dit que soudainement on ouït l’harmonie et les sons accordés de toutes sortes d’instruments de musique, avec la clameur d’une grande multitude, comme si c’eussent été des gens qui eussent dansé et qui fussent allés chantant, ainsi qu’on fait ès fêtes de Bacchus, avec mouvement et saltations satyriques ; et semblait que cette danse passât tout à travers de la ville par la porte qui répondait au camp des ennemis, et par cette porte dont on oyait le bruit, toute la troupe sortit hors de la ville. Si fut avis à ceux qui, avec quelque raison, cherchèrent l’interprétation de ce prodige que c’était le dieu auquel Antonius avait, singulière dévotion de le contrefaire et affection de lui ressembler, qui le laissait. »

(27) « Le lendemain à la point du jour, il alla parquer le peu de gens de pied qu’il avait sur les coteaux qui sont au-devant de la ville, et de là se prit à regarder ses galères qui partaient du port et voguaient contre celles des ennemis, si s’arrêta tout de pied coi, attendant de voir quelque exploit des gens de guerre qui étaient dedans ; mais incontinent qu’à force de rames ils se furent approchés, ils saluèrent les premiers ceux de César, et ceux de César les resaluèrent aussi, et firent des deux une seule armée, et puis tous d’une flotte voguèrent vers la ville. Antonius n’eut pas plus tôt vu cela que ses gens de cheval l’abandonnèrent et se rendirent à César, et ses gens de pied furent rompus et défaits : par quoi il se retira dedans la ville, criant que Cléopatra l’avait trahi à ceux contre qui il avait entrepris et fait la guerre pour l’amour d’elle. »

(28) « Adonc elle, craignant sa fureur et sa désespérance, s’enfuit dedans la sépulture qu’elle avait fait bâtir, là où elle fit serrer les portes et abattre les grilles et les herses qui se fermaient à grosses serrures et fortes barrières, et cependant envoya vers Antonius lui dénoncer qu’elle était morte : ce qu’il crut tout aussitôt et dit en lui-même : Qu’attends-tu plus, Antonius, quand la fortune ennemie t’a ôté la seule cause qui te restait, pour laquelle tu aimais encore à vivre ? Après qu’il eut dit ces paroles, il entra en une chambre et délaça le corps de sa cuirasse, et quand il fut découvert, il se prit à dire : Ô Cléopatra, je ne suis point dolent d’être privé et séparé de ta compagnie, car je me rendrai tantôt par devers toi : mais bien suis-je marri qu’ayant été si grand capitaine et si grand empereur, je sois par effet convaincu d’être moins magnanime et de moindre cœur qu’une femme. Or avait-il un sien serviteur nommé Éros, duquel il se fiait et auquel il avait longtemps auparavant fait donner la foi qu’il l’occirait quand par lui il en serait requis : il le somma lors de tenir sa promesse : par quoi le serviteur dégaina son épée et retendit comme pour le frapper, mais en détournant son visage d’un autre côté, il se la fourra à soi-même tout au travers du corps, et tomba tout mort aux pieds de son maître : et adonc dit Antonius : Ô gentil Éros, je te sais bon gré et est vertueusement fait à toi de me montrer qu’il faut que je fasse moi-même ce que tu n’as pu faire en mon endroit. En disant ces paroles il se donna de l’épée dedans le ventre, et puis se laissa tomber à la renverse sur un petit lit : si n’était pas le coup pour en mourir soudainement, et pourtant l’effusion du sang se restreignit un peu quand il fut couché, et après qu’il se fut un peu revenu, il pria ceux qui étaient là présents de l’achever d’occire, mais ils s’enfuirent tous de la chambre, et le laissèrent là, criant et se tourmentant, jusqu’à ce qu’un certain secrétaire, nommé Diomède, vint par devers lui, lequel avait charge de le faire porter dedans le monument où était Cléopatra. Quand il sut qu’elle vivait encore, il commanda de grande affection à ses gens qu’ils y portassent son corps, et fut ainsi porté entre les bras de ses serviteurs jusques à l’entrée. »

(29) « Toutefois Cléopatra ne voulut pas ouvrir les portes, mais elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en bas quelques chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueta Antonius, et elle, avec deux de ses femmes seulement qu’elle avait souffert entrer avec elle dedans ces sépulcres, le tira amont. Ceux qui furent présents à ce spectacle, dirent qu’il ne fut oncques chose si piteuse à voir : car, on tirait ce pauvre homme tout souillé de sang tirant aux traits de la mort, et qui tendait les deux mains à Cléopatra, et se soulevait le mieux qu’il pouvait. C’était une chose bien malaisée que de le monter, mêmement à des femmes, toutefois Cléopatra en grande peine s’efforçant de toute sa puissance, la tête courbée contre bas sans jamais lâcher les cordes, fit tant à la fin qu’elle le monta et tira à soi, à l’aide de ceux d’à bas qui lui donnaient courage, et tiraient autant de peine à la voir ainsi travailler comme elle-même. Après qu’elle l’eut en cette sorte tiré amont, et couché dessus un lit, elle dérompit et déchira adonc ses habillements sur lui, battant sa poitrine, et s’égratignant le visage et l’estomac ; puis lui essuya le sang qui lui avait souillé la face, en l’appelant son seigneur, son mari et son empereur, oubliant presque sa misère et sa calamité propre, pour la compassion de celle où elle le voyait. Antonius lui fit cesser sa lamentation, et demanda à boire du vin, fût ou pour ce qu’il eût soif ou pour ce qu’il espérât par ce moyen plus tôt mourir. Après qu’il eut bu, il l’admonesta et lui conseilla qu’elle mît peine à sauver sa vie, si elle le pouvait faire sans honte ni déshonneur et qu’elle se fiât principalement en Proculeius, plus qu’à nul autre de ceux qui avaient crédit autour de César : et quant à lui qu’elle ne le lamentât point pour la misérable mutation de sa fortune sur la fin de ses jours, mais qu’elle l’estimât plutôt bien heureux pour les triomphes et honneurs qu’il avait reçus par le passé ; vu qu’il avait été en sa vie le plus glorieux, le plus triomphant et le plus puissant homme de la terre, et que lors il avait été vaincu, non lâchement, mais vaillamment, lui qui était Romain, par un autre Romain aussi. »

(30) « Après qu’Antonius se fut frappé, ainsi qu’on le portait dedans les sépulcres à Cléopatra, l’un de ses gardes, nommé Dercetaus, prit l’épée de laquelle il s’était frappé, et la cacha : puis se déroba secrètement, et fut le premier qui porta la nouvelle de la mort à César, et en montra l’épée encore toute teinte de sang. César, ces nouvelles ouïes, se retira incontinent au plus secret de sa tente, et illec se prit à pleurer par compassion, et à plaindre sa misérable fortune, comme de celui qui avait été son allié et son beau-frère, son égal en empire, et compagnon en plusieurs exploits d’armes et grandes affaires : puis appela tous ses amis, et leur montra les lettres qu’il lui avait écrites et ses réponses aussi durant leurs différends et querelles, et comment à toutes les choses justes et raisonnables qu’il lui écrivait, l’autre lui répondait fièrement et arrogamment. Cela fait, il y envoya Proculeius, lui commandant qu’il fît tout devoir et toute diligence de ravir Cléopatra vive, s’il pouvait, pour autant qu’il craignait que son trésor ne fût perdu, et davantage qu’il estimait que ce serait un grand ornement de son triomphe, s’il la pouvait prendre et mener vive à Rome. »

(31) « Mais elle ne se voulut point mettre entre les mains de Proculeius : toutefois ils parlèrent ensemble, car Proculeius s’approcha près des portes, qui étaient grosses et fortes et sûrement barrées : mais il y avait quelques fentes par où la voix pouvait passer, et entendait-on qu’elle demandait le royaume d’Égypte pour ses enfants, et que Proculeius lui répondait qu’elle eût bonne espérance, et qu’elle ne doutât point de commettre tout au bon vouloir de César. Après qu’il eût bien regardé et considéré le lieu, il vint faire son rapport à César, lequel envoya derechef Gallus pour parlementer encore un coup avec elle : et lui fit expressément durer le propos, cependant que Proculeius faisait dresser une échelle contre la fenêtre haute, par laquelle on avait monté Antonius et descendit dedans avec deux de ses serviteurs tout contre la porte, près de laquelle était Cléopatra, entendant à ce que Gallus lui disait. L’une des femmes qui étaient léans enfermées avec elle, avisa d’aventure Proculeius ainsi qu’il descendait et se prit à crier : Pauvre femme Cléopatra, tu es prise. Et adonc quand elle vit en se retournant Proculeius derrière elle, elle cuida se donner d’une courte dague qu’elle avait tout expressément ceinte à son côté ; mais Proculeius s’avança soudainement qui l’embrassa à deux mains, et lui dit : Cléopatra, tu feras tort à toi-même premièrement, et puis à César, lui voulant ôter l’occasion de mettre en évidence sa grande bonté et clémence, et donnant à ses malveillants matière de calomnier le plus doux et le plus humain Prince qui fut oncques, comme s’il était personne sans merci, et auquel il n’y eût point de fiance. En disant cela, il lui ôta la dague qu’elle portait, et secoua ses habillements de peur qu’elle n’eût dedans quelque poison caché. »

(32) « Peu de jours après, César lui-même en personne l’alla visiter pour parler à elle et la réconforter : elle était couchée sur un petit lit bas en bien pauvre état : mais sitôt qu’elle le vit entrer en sa chambre, elle se leva soudain, et s’alla jeter toute nue en chemise à ses pieds étant merveilleusement défigurée, tant pour ses cheveux qu’elle avait arrachés que pour la face qu’elle avait déchirée avec ses ongles, et si avait la voix faible et tremblante, les yeux battus et fondus à force de larmoyer continuellement, et si pouvait-on voir la plus grande partie de son estomac déchiré et meurtri. Bref le corps ne se portait guère mieux que l’esprit : néanmoins sa bonne grâce, et la vigueur et force de sa beauté n’étaient pas du tout éteintes ; mais, encore qu’elle fût en si piteux état, elle apparaissait du dedans, et se démontrait aux mouvements de son visage. Après que César l’eut fait recoucher, et qu’il se fut assis auprès d’elle, elle commença à vouloir détruire ses défenses et alléguer ses justifications, s’excusant de ce qu’elle avait fait, et s’en déchargeant sur la peur et crainte d’Antonius. César, au contraire, la convainquait en chaque point et article : par quoi elle tourna tout soudain sa parole à lui requérir pardon et implorer sa merci, comme si elle eût eu grande peur de mourir et bonne envie de vivre. À la fin elle lui bailla un bordereau des bagues et finances qu’elle pouvait avoir. Mais il se trouva là d’aventure l’un de ses trésoriers, nommé Séleucus, qui la vint devant César convaincre pour faire du bon valet, qu’elle n’y avait pas tout mis, et qu’elle en recelait sciemment, et retenait quelques choses, dont elle fut si fort pressée d’impatience et de colère qu’elle l’alla prendre aux cheveux, et lui donna plusieurs coups de poing sur le visage. César s’en prit à rire, et la fit cesser. Hélas ! dit-elle, adonc César, n’est-ce pas une grande indignité, que tu aies bien daigné prendre la peine de venir vers moi, et m’aies fait cet honneur de parler avec moi, chétive, réduite en un si piteux et misérable état, et puisque mes serviteurs me viennent accuser, si j’ai peut-être réservé et mis à part quelques bagues et joyaux propres aux femmes, non point, hélas ! pour moi, malheureuse, en parer, mais en intention d’en faire quelques petits présents à Octavia et à Livia, à cette fin que par leur intercession et moyen tu me fusses plus doux et plus gracieux. César fut très-joyeux de ces propos, se persuadant de là qu’elle désirait fort assurer sa vie : si lui fit réponse qu’il lui donnait non-seulement ce qu’elle avait retenu pour en faire du tout à son plaisir, mais qu’outre cela il la traiterait plus libéralement et plus magnifiquement qu’elle ne saurait espérer : et ainsi prit congé d’elle, et s’en alla pensant l’avoir bien trompée, mais étant bien trompé lui-même. »

(33) « Or y avait-il un jeune gentilhomme nommé Cornelius Dolabella, qui était l’un des mignons de César, et n’était point mal affectionné envers Cléopatra : celui-ci lui manda secrètement, comme elle l’en avait prié, que César se délibérait de reprendre son chemin par la Syrie, et que dedans trois jours il la devait envoyer devant avec ses enfants. Quand elle eut entendu ces nouvelles, elle fit requête à César, que son bon plaisir fût de lui permettre qu’elle offrît les dernières oblations des morts à l’âme d’Antonius : ce qui lui étant permis, elle se fit porter au lieu de sa sépulture, et là, à genoux, embrassant le tombeau avec ses femmes, se prit à dire les larmes aux yeux : Ô cher seigneur Antonius, je t’inhumai naguères étant encore libre et franche, et maintenant te présente ces offertes et effusions funèbres étant prisonnière et captive, et me défend-on de déchirer et meurtrir de coups ce mien esclave corps, dont on fait soigneuse garde seulement pour triompher de toi : n’attends donc plus autres honneurs, offrandes ni sacrifices de moi. Tant que nous avons vécu, rien ne nous a pu séparer d’ensemble : mais maintenant à notre mort je fais doute qu’on ne nous fasse échanger les lieux de notre naissance : et comme toi, Romain, as été ici inhumé en Égypte, aussi moi, malheureuse Égyptienne, ne sois en sépulture en Italie, qui sera le seul bien que j’aurai reçu de ton pays. Si donc les dieux de là où tu es à présent ont quelque autorité et puissance, puisque ceux de par deçà nous ont abandonnés, ne souffre pas qu’on emmène vive ton amie, et n’endure qu’en moi on triomphe de toi, mais me reçois avec toi et m’ensevelis en un même tombeau : car, combien que mes maux soient infinis, il n’y en a pas un qui m’ait été si grief à supporter comme le peu de temps que j’ai été contrainte de vivre sans toi. Après avoir fait telles lamentations, et qu’elle eut couronné le tombeau de bouquets, festons et chapeaux de fleurs, et qu’elle l’eut embrassé fort affectueusement, elle commanda qu’on lui apprêtât un bain, puis quand elle se fut baignée et lavée, elle se mit à table où elle fut servie magnifiquement. Et cependant qu’elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un panier : les gardes lui demandèrent incontinent que c’était qu’il portait léans : il ouvrit son panier, et ôta les feuilles de figuier qui étaient dessus, et leur montra que c’étaient des figues. Ils furent tous émerveillés de la beauté et grosseur de ce fruit. Le paysan se prit à rire, et leur dit qu’ils en prissent s’ils voulaient : ils crurent qu’il dit vrai, et lui dirent qu’il les portât léans. Après que Cléopatra eut dîné, elle envoya à César des tablettes écrites et scellées, et commanda que tous les autres sortissent des sépultures où elle était, fors ses deux femmes : puis elle ferma les portes. Incontinent que César eut ouvert ces tablettes et eut commencé à y lire des lamentations et supplications par lesquelles elle le requérait qu’il voulût la faire inhumer avec Antonius, il entendit soudain que c’était à dire, et y cuida aller lui-même : toutefois il envoya premièrement en grande diligence voir que c’était. La mort fut fort soudaine : car ceux que César y envoya accoururent à grande hâte et trouvèrent les gardes qui ne se doutaient de rien, ne s’étant aucunement aperçus de cette mort ; mais quand ils eurent ouvert les portes, ils trouvèrent Cléopatra raide morte, couchée sur un lit d’or, accoutrée de ses habits royaux, et l’une de ses femmes, celle qui avait nom Iras, morte aussi à ses pieds, et l’autre, Charmion, à demi morte et déjà tremblante, qui lui raccoûtrait le diadème qu’elle portait à l’entour de la tête : il y eut quelqu’un qui lui dit en courroux : Cela est-il beau, Charmion ? Très-beau, répondit-elle, et convenable à une dame extraite de la race de tant de rois. Elle ne dit jamais autre chose, mais chût en la place toute morte près du lit. Aucuns disent qu’on lui apporta l’aspic dedans ce panier avec les figues, et qu’elle l’avait ainsi commandé qu’on le cachât de feuilles de figuier, afin que quand elle penserait prendre des figues, le serpent la piquât et mordît, sans qu’elle l’aperçut première ; mais que quand elle voulut ôter les feuilles pour reprendre du fruit, elle l’aperçut et dit : Es-tu donc ici ? et qu’elle lui tendit le bras tout nu pour le faire mordre. Les autres disent qu’elle le gardait dedans une buie, et qu’elle le provoqua et irrita avec un fuseau d’or, tellement que le serpent courroucé sortit de grande raideur et lui piqua le bras ; mais il n’y a personne qui en sache rien à la vérité. Car on dit même qu’elle avait du poison caché dedans une petite râpe ou étrille creuse qu’elle portait entre ses cheveux, et toutefois il ne se leva nulle tache sur son corps, ni n’y eut aucune apercevance ni signe qu’elle fût empoisonnée, ni aussi d’autre côté ne trouva-t-on jamais dedans le sépulcre ce serpent ; seulement dit-on qu’on en vit quelque frai et quelque trace sur le bord de la mer, là où regardait ce sépulcre, mêmement du côté des portes. Aucuns disent qu’on aperçut deux piqûres en l’un de ses bras fort petites, et qui n’apparaissaient quasi point ; à quoi il semble que César lui-même ajouta foi, pour ce qu’en son triomphe il fit porter l’image de Cléopatra, qu’un aspic mordait au bras. Voilà comme on dit qu’il en alla. Quant à César, combien qu’il fût fort marri de la mort de cette femme, si eut-il en admiration la grandeur et noblesse de son courage, et commanda qu’on inhumât royalement et magnifiquement son corps avec celui d’Antonius, et voulut aussi que ses femmes eussent pareillement honorables funérailles. Cléopatra mourut en l’âge de trente-huit ans, après en avoir régné vingt et deux, et gouverné avec Antonius plus de quatorze. »


(34) Les diverses traductions de Roméo et Juliette qui jusqu’ici ont paru dans notre langue ont toutes été faites sur le texte inexact d’une édition toute moderne, publiée au siècle dernier par Steevens et Malone. À défaut d’autre qualité, la traduction que voici a du moins ce mérite tout nouveau de reproduire l’œuvre de Shakespeare telle que l’auteur l’a écrite, et non telle que ses commentateurs l’ont forgée. Le texte que j’ai adopté est celui de l’édition in-quarto qui fut imprimée, en 1599, par Thomas Creede pour Cuthbert Burby et qui a servi de type aux éditions de 1609 et de 1623.

Ainsi que l’indique son titre même, cette édition princeps fut composée sur un manuscrit nouvellement corrigé par l’auteur. Deux ans avant sa publication, avait paru à l’étalage du libraire John Danter un petit volume in-quarto de trente-neuf feuillets, sur la première page duquel on lisait ceci : « La tragédie excellemment conçue de Roméo et Juliette, telle qu’elle a été jouée souvent, aux grands applaudissements du public, par les serviteurs du très-honorable lord Hunsdon, 1597. » Cette édition, qui se vendait alors quelques deniers, a acquis aujourd’hui une valeur immense, car elle donne le drame de Roméo et Juliette tel que le poëte l’a primitivement conçu et écrit. Grâce aux rares exemplaires qui nous en sont parvenus, la critique peut maintenant se rendre un compte exact des phases qu’a subies la pensée de Shakespeare avant de trouver son expression suprême ; elle peut comparer le premier mot au dernier, le brouillon à l’œuvre, l’ébauche au monument : étude pleine d’attraits qui lui permet de pénétrer, sans indiscrétion, dans le laboratoire du poëte et de surprendre sans scrupule les secrets les plus intimes de son génie !

En effet, le rapprochement entre le Roméo et Juliette de 1597 et le Roméo et Juliette de 1599, en nous faisant voir quel trait l’auteur a jugé nécessaire de rectifier, quelle figure il a trouvé bon de modifier, nous aide à mieux comprendre sa pensée même. Disons vite que ces corrections n’ont rien changé au plan général de l’œuvre. Sauf un incident, — la mort de Benvolio que le poëte tuait primitivement sans expliquer pourquoi, — le scénario de la pièce originale et le scénario de la pièce corrigée nous offrent exactement les mêmes péripéties, les mêmes événements, les mêmes éléments d’émotion et d’intérêt. Ce que la retouche du maître a transformé, je devrais dire transfiguré, ce n’est pas l’action, ce sont les caractères. Les développements nouveaux donnés partout au dialogue ont accentué l’individualité de tous les personnages. Les lignes, d’abord faiblement indiquées, de chaque physionomie ont acquis désormais un relief ineffaçable. La passion chez Roméo et chez Juliette s’est accusée par une exaltation plus éloquente ; la sénilité de Capulet s’est nuancée d’une bonhomie originale ; l’esprit de Mercutio a gagné en verve railleuse ; le cynisme de la nourrice s’est trahi par un redoublement de loquacité populacière ; la sagesse du moine Laurence s’est élevée, grâce à une philosophie plus haute, jusqu’à l’intuition prophétique. Mais de toutes les figures du drame, celle qui a subi la plus complète métamorphose, c’est celle de Pâris. — Dans l’esquisse originale, le rival de Roméo paraissait réellement épris de Juliette ; la croyant morte, il manifestait le plus profond désespoir ; si sincère était son affection que Roméo lui-même s’avouait en quelque sorte vaincu par elle : « Je veux exaucer ta dernière prière, disait-il en ensevelissant son adversaire, car tu as estimé ton amour plus que ta vie. »

But I will satisfy thy last request,
For thou hast prized love above thy life.

En corrigeant son œuvre, l’auteur semble avoir vu la nécessité de raturer l’hommage que Roméo adressait à son rival en termes si élogieux ; il a fait plus : il a retranché du rôle de Pâris tout ce qui pouvait faire croire à la sincérité de son attachement pour Juliette. Ainsi, — pour ne citer qu’un exemple, — d’après le texte primitif, Pâris s’écriait en présence de Juliette qu’il croyait morte : « N’ai-je pas si longtemps désiré voir cette aurore — que pour qu’elle me présentât de pareilles catastrophes ! — Maudit, malheureux, misérable homme ! — Je suis abandonné, délaissé, ruiné, venu au monde pour y être opprimé — par la détresse et par une irrémédiable infortune. — Ô cieux ! ô nature : pourquoi m’avez-vous fait — une existence si vile et si lamentable ? » D’après le texte révisé, il se borne à dire : « N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore — que pour qu’elle m’offrît un pareil spectacle ? » J’appelle l’attention des critiques sur ces modifications qui tendent à prouver que Shakespeare a voulu justifier la rencontre sanglante de Pâris et de Roméo en établissant un contraste frappant entre les sentiments des deux rivaux.

Le lecteur trouvera, traduits plus loin, de nombreux extraits du drame, imprimé en 1597. En rapprochant ces extraits des passages qui y correspondent dans le drame publié en 1599, il lui sera facile de poursuivre lui-même cette comparaison si intéressante et si instructive entre l’œuvre ébauchée et l’œuvre achevée par Shakespeare.

Les travaux des commentateurs ont été jusqu’ici impuissants à établir d’une manière certaine la date précise à laquelle Roméo et Juliette a été composé et représenté. D’après une ingénieuse conjecture de Tyrwhit qui a voulu voir dans le célèbre récit de la nourrice une allusion à un tremblement de terre ressenti à Londres en 1580, Roméo et Juliette aurait été composé sous sa forme primitive vers 1591. Quant au drame définitif, il a été terminé et joué peu de temps avant l’année 1599, ainsi que le trouve le titre même de l’édition publiée par Cuthbert Burby : « La très-excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, nouvellement corrigée, augmentée et amendée, telle qu’elle a été jouée plusieurs fois publiquement par les serviteurs du très-honorable lord Chambellan. » Si ces calculs sont exacts, il s’est écoulé entre la composition première de Roméo et Juliette et sa révision un intervalle de huit années environ durant lesquelles le poëte a publié ses poëmes, ses sonnets, presque toutes ses pièces historiques, et ces deux ravissantes comédies, le Marchand de Venise et le Songe d’une Nuit d’été.

Aucun détail ne nous est parvenu sur la mise en scène et sur la distribution des rôles de Roméo et Juliette. Nous savons seulement, d’après une mention insérée par inadvertance dans l’édition de 1623, que le personnage de Pierre, le valet de la nourrice, était représenté par l’acteur comique William Kempe qui, à en croire le témoignage d’un chroniqueur contemporain, « avait succédé au fameux Tarleton dans les bonnes grâces de la reine et dans la faveur du public. » Si un rôle aussi insignifiant était rempli par un comédien aussi renommé, il faut croire que la troupe du lord Chambellan avait tout fait pour assurer le succès du chef-d’œuvre immortel que lui avait confié William Shakespeare.

(35) Dans la pièce primitive (1597), le cœur s’exprime ainsi :

Deux familles alliées, égales en noblesse,
Dans la belle Vérone où nous plaçons notre scène,
Sont entraînées par des discordes civiles à une inimitié
Qui souille par la guerre civile les mains des citoyens.

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies
A pris naissance sous des astres contraires un couple d’amoureux
Dont la mésaventure, catastrophe lamentable,
Causée par la lutte obstinée de leurs pères
Et par la rage fatale de leurs parents,
Va en deux heures être exposée sur notre scène.
Si vous daignez nous écouter patiemment,
Nous tâcherons de suppléer à notre insuffisance.

(36) Ce genre d’insulte, qu’on croit originaire d’Italie, s’était naturalisé en Angleterre au temps de Shakespeare. Dans une comédie de mœurs écrite en 1608, le poëte Decker nous présente les groupes turbulents qui fréquentaient la promenade de Saint-Paul se défiant de la même manière.

(37) Ceci est une indication moderne. Les anciens textes disent tout simplement : « Enter three or four citizens with clubs or partysans (entrent trois ou quatre citoyens avec des massues ou des pertuisannes). »

(38) Tout ce dialogue, depuis l’entrée de Benvolio jusqu’à l’apparition du prince, a été ajouté par le poëte, lorsqu’il a refait son drame. Originairement la lutte entre les partisans des deux maisons ennemies était une pantomime, indiquée ainsi par l’édition de 1597 : « Ils (les valets) dégaînent ; au milieu d’eux arrive Tybalt ; tous se battent. Alors entrent le prince, le vieux Montague et sa femme, le vieux Capulet et sa femme, et d’autres citoyens qui séparent les combattants. »

(39) Ce discours du prince a été considérablement amplifié. Le voici dans sa concision primitive :

« Sujets rebelles, ennemis de la paix — sous peine de torture, obéissez ! que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées trempées dans le mal ! — Trois querelles civiles nées d’une parole en l’air, — par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague, ont trois fois troublé le repos de nos rues. — Si jamais vous troublez encore nos rues, — votre vie paiera la rançon de votre crime. — Que pour cette fois chacun se retire en paix. — Vous, Capulet, venez avec moi, — et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, — pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, — au vieux château de Villafranca, siége ordinaire de notre justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que chacun se retire. »

(40) Les huit vers précédents manquent à l’édition de 1597.

(41) Ce vers : « Et j’ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers » manque à l’édition de 1597.

(42) La fin de ce dialogue entre Montague et Benvolio (depuis ces mots : Voilà bien des matinées, jusqu’à ceux-ci : pour les guérir que pour les connaître,) est une addition à l’esquisse originale. Des vingt-cinq vers qui précèdent, l’édition de 1597 ne contient que ceux-ci :

MONTAGUE.

— Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, — si de bons conseils n’en dissipent la cause.

BENVOLIO.

— Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?

MONTAGUE.

— Je ne la connais pas et je n’ai pu l’apprendre de lui.

Après quoi Benvolio reprend : « Tenez, le voici qui vient. »

(43) Au lieu de ce distique :

Alas ! that love, whose views are muffled still,
Should without eyes see pathways to his will !

« Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle.
Trouve, sans y voir, un chemin vers son but ! »

L’édition de 1597 a celui-ci.

Alas ! that love whose views are muffled still,
Should, without laws, give pathways to our will !

« Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle,
Prescrive, lui qui ne connaît pas de loi, un chemin à notre volonté ! »

(44) Au lieu de :

Being vex’d, a sea, nourish’d with loving tears.
« Comprimé, c’est une mer qu’alimentent des larmes amoureuses. »

L’édition de 1597 dit :

Being vex’d, a sea raging with a lover’s tears.
« Comprimé, c’est une mer mise en fureur par les larmes d’un amoureux. »

(45) Ce vers : « Elle se dérobe au choc des regards provocants » manque à l’édition de 1597.

(46) Dans la pièce primitive, la scène finit à ces mots : « Ses beaux trésors doivent périr avec elle. » L’auteur a composé après coup les vingt vers où Roméo décrit en concetti le désespoir auquel le réduit Rosaline et son impuissance à combattre cet amour par une diversion.

(47) Les trois vers qui précèdent manquent à l’édition de 1597.

(48) Ce distique : « Si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement » n’est pas dans l’édition de 1597.

(49) Après ces mots : « trouver les gens dont les noms sont écrits ici » le clown ajoutait, selon le texte primitif : « Je ne sais pas quels sont les noms écrits ici ; il faut, que je m’adresse aux savants pour qu’ils me le fassent savoir. »

(50) Le plantain était célèbre pour ses vertus médicales. Le lecteur se rappelle que, dans Peines d’amour perdues, Trogne demande du plantain pour guérir sa jambe meurtrie.

(51) Ces huit vers si caractéristiques où la nourrice rabâche la même histoire ont été ajoutés par l’auteur, lorsqu’il a refait sa pièce.

(52) Au lieu des six vers qui précèdent, lady Capulet disait originairement ce seul vers : « Eh bien, fillette, le noble comte Pâris te recherche pour femme. »

(53) Après ces paroles de la nourrice : « Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence, » la scène se terminait ainsi primitivement.

LADY CAPOLET.

— Eh bien, Juliette, comment répondez-vous à l’amour de Pâris ?

JULIETTE.

— Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer ; mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements.

Entre un valet.
LE VALET.

Madame, on vous demande ; le souper est prêt ; on maudit la nourrice à l’office ; tout est terminé ; dépêchez-vous, car il faut que je parte pour servir.

Ils sortent.

(54) Un passage d’une comédie de mœurs écrite par Decker et Webster explique parfaitement pourquoi Roméo demande à porter la torche au milieu de la joyeuse réunion : « il est juste comme un porte-torche dans une mascarade, il porte de beaux habits, se mêle à la bonne compagnie, mais ne fait rien. » Westward Hoë (1607).

(55) Ce dialogue de douze vers entre Mercutio et Roméo (depuis ces mots : Vous êtes amoureux, jusqu’à ceux-ci : Écorchez l’amour qui vous écorche, vous le dompterez) manque à l’édition de 1597.

(56) La pièce originale ne contient pas les trois vers qui précèdent.

(57) Voici, telle que nous la présente l’édition de 1597, l’ébauche de cette merveilleuse peinture faite par Mercutio :

MERCUTIO.

— Ah ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite.

BENVOLIO.

— La reine Mab ? qui donc est-elle ?

MERCUTIO.

— Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate à l’index d’une bourgmestre, — traînée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes, quand ils gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de fils d’araignée, — la capote d’ailes de sauterelles ; — les rênes sont d’humides rayons de lune ; — les harnais des os de grillon ; la corde de son fouet un fil de la vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une menue vermine — tirée du doigt paresseux d’une servante. — C’est de cette façon qu’elle galope en tous sens — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt. — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, — irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade ! Tantôt elle galope sur les genoux d’un légiste, — et alors il rêve qu’il flaire un procès ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle galope sur le nez d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de contremines, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — jure une prière ou deux et se rendort. — C’est cette Mab qui force les filles à se coucher sur le dos — et en fait des femmes à solide carrure. — C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse les crinières des chevaux — et dans les poils emmêlés fait ces nœuds magiques — qu’on ne peut dénouer sans s’attirer malheur !

(58) Cette courte scène, où l’auteur fait intervenir et parler les valets est une addition à la pièce primitive.

(59) Ces quatre vers où Capulet rappelle mélancoliquement le temps où il portait un masque et où il chuchotait à l’oreille des belles dames sont une retouche magistrale à l’esquisse de 1597.

(60) L’édition de 1597 donne ainsi la réplique de Capulet. « Pouvez-vous me dire çà ? — Son fils était encore mineur, il y a trois ans… — Vivent les jeunes gens ! Oh ! la jeunesse est une joyeuse chose ! »

(61) Au lieu de Telle la colombe de neige, le texte original dit : Tel brille un cygne blanc comme la neige.

(62) Ces mots : « Il faut que vous me contrariez ! morbleu, c’est le moment !… Vous êtes un faquin, allez… De l’entrain, mes petits cœurs, » ont été ajoutés à la réplique primitive de Capulet.

(63) Au lieu de : Madame, votre mère voudrait vous dire un mot, la nourrice disait originairement : Madame, votre mère appelle.

(64) Au lieu de ce vers devenu si célèbre :

O dear account ! my life is my foë’s debt.
« Oh ! trop chère créance ! ma vie est due à mon ennemie ! »

L’édition de 1597 faisait dire à Roméo :

O dear account ! my life is my foë’s thrall.
« Oh ! trop chère créance ! ma vie est asservie à mon ennemie ! »

(65) Après ces mots je vous remercie, honnêtes gentilshommes, Capulet ajoutait primitivement : « Je vous promets que, sans votre compagnie, — je serais au lit depuis une heure. » L’auteur a transposé ces deux vers à la scène XV de la pièce définitive. Là, au lieu de les adresser aux danseurs, Capulet les adresse à Pâris.

(66) Dans la pièce originale le chœur ne paraissait pas ici.

(67) Voir la note 33 du sixième volume.

(68) L’édition de 1597 ne contient pas cette saillie de Mercutio : « Il n’entend pas, il ne bouge pas, il ne remue pas. — Il faut que ce babouin soit mort, évoquons-le. »

(69) Cette réplique, attribuée définitivement à Benvolio, termine l’apostrophe de Mercutio dans l’édition de 1597.

(70) Le Roméo de la pièce primitive n’avait pas à dire ces deux vers : « Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Oh ! si elle pouvait le savoir ! »

(71) Ces vers : Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même, est un trait sublime ajouté à l’esquisse première.

(72) Qui fasse partie d’un homme. Oh ! sois quelque autre nom ! Encore une addition à l’œuvre originale.

(73) L’édition de 1597 dit « les divines perfections » au lieu de « les chères perfections. »

(74) Au lieu de : prends-moi toute entière, Juliette disait d’abord moins énergiquement : prends tout ce que j’ai.

(75) Ces mots : par ton gracieux être, ont été substitués à ceux-ci par ton glorieux être.

(76) Tout ce passage a été considérablement allongé dans l’édition de 1599. L’édition de 1597 présentait ainsi le dialogue :

JULIETTE.

— Ah ! ne jure pas : quoique tu fasses ma joie, — je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre mutuelle union : — elle est brusque, trop imprévue, trop subite, — trop semblable, à l’éclair — qui a cessé d’être — avant qu’on ait pu dire : Il brille ! — Doux ami, bonne nuit !… — J’entends quelqu’un venir… Cher amour, adieu ! — attends un moment, je vais revenir.

Elle sort.
ROMÉO.

— Oh ! céleste, céleste nuit ! etc.

(77) Quelle suave musique pour l’oreille attentive ! Addition à l’œuvre originale.

(78) Les six beaux vers qui précèdent ont été ajoutés dans l’édition de 1599 au monologue de frère Laurence.

(79) Le distique qui termine cette scène manque à l’édition de 1597.

(80) Pour comprendre cette exclamation de Mercutio, il faut se rappeler que, dans l’antique légende du Renard (légende traduite du français par Caxton), le prince des chats, fort timide et fort prudent, s’appelle Thibaut, en anglais Tibert ou Tybalt.

(81) « Pardonnez-moi était une expression de doute et d’hésitation usitée parmi les gens d’épée, dans un temps où le point d’honneur, chatouilleux à l’excès, se fût offensé de tout autre mode de contradiction. » Johnson.

(82) Au lieu de : Venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner, Mercutio disait primitivement : Vous viendrez souper chez votre père.

(83) Cette fin du dialogue entre la nourrice et Roméo a été presque toute entière ajoutée à la seconde édition. Voici la conclusion de la scène, dans l’édition de 1597 :

ROMÉO.

— Dis-lui de sortir demain matin — pour venir à confesse dans la cellule de frère Laurence. — Adieu ! sois fidèle et je te récompenserai de tes peines. — Adieu ! recommande-moi à ta maîtresse.

Il sort.
LA NOURRICE.

— Oui, mille fois… Pierre !

PIERRE.

Voilà !

LA NOURRICE.

— Pierre, prenez mon éventail et marchez devant.

Ils sortent.

(84) Dans le moyen âge, la consonne R était appelée la lettre du chien, à cause de son analogie avec le grognement de cet animal. Érasme, pour expliquer l’adage canina facundia, dit : R, littera quæ in Rixando prima est, canina vacatur. De même, le vieux poëte Lucilius :

« Irritata canis quod RR quam plurima dicat. »

(85) Ce monologue a subi, dans le drame corrigé, d’importantes modifications. Pour s’en rendre compte, le lecteur n’a qu’à le comparer avec l’esquisse publiée en 1597:

JULIETTE.

— L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; — elle m’avait promis d’être de retour, en une demi-heure. — Peut-être ne l’a-t-elle pas trouvé… Mais non… — Oh ! elle est paresseuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, — et courir aussi vite que la flamme — chasse la poudre de la gueule terrible du canon. — Ah ! enfin, elle arrive ! Dis-moi, gentille nourrice, — que dit mon amour ? Tout en retranchant de la pièce corrigée les quatre derniers vers de cette citation, le poëte n’a pas voulu que son œuvre perdit la belle image qu’ils contiennent ; voilà pourquoi, avec ce tact scrupuleux qui caractérise le génie, il a transposé cette image à une autre scène du drame définitif. — En lisant tout à l’heure la scène XXII, le lecteur retrouvera dans la bouche de Roméo la pensée exprimée ici par Juliette : « Donne-moi un poison, dit Roméo à l’apothicaire, qui enlève du corps le souffle vital — aussi violemment, aussi rapidement que la flamme — chasse la poudre des entrailles fatales du canon. »

(86) Cette scène a été complètement refaite. La voici, telle que le poëte l’avait primitivement conçue :

Entre frère Laurence et Roméo.
ROMÉO.

— Maintenant, père Laurence, c’est de ton consentement sacré — que dépendent mon bonheur et celui de Juliette.

LAURENCE.

— Sans plus de paroles, je ferai tout au monde — pour vous rendre heureux, si cela est en mon pouvoir.

ROMÉO.

— Elle a décidé que nous nous rencontrerions ici ce matin — et que nous resserrerions les liens indissolubles, — gage de notre mutuel amour, par l’union de nos mains ; elle va venir.

LAURENCE.

— Je devine qu’elle va venir en effet ; l’amour chez la jeunesse est alerte, est plus rapide que la plus rapide précipitation.

Juliette entre assez hâtivement et se jette dans les bras de Roméo.

Voyez ! la voici qui vient ! — Un pied aussi léger marcherait sur une fleur sans la froisser : — de l’amour et de la joie, voyez, voyez le souverain pouvoir.

JULIETTE.

Roméo !

ROMÉO.

Sois la bienvenue, ma Juliette ! comme le regard en éveil guette la riante aurore, tout enfoui qu’il est dans les brumes de la nuit, — ainsi Roméo a attendu Juliette, — et te voilà venue !

JULIETTE.

Si je suis l’aurore, me voilà venue — à mon éclatant soleil ; brille donc, et fais-moi rayonner.

ROMÉO.

— Tous les rayons de la beauté sont dans tes yeux.

JULIETTE.

— Roméo, c’est de ta splendeur qu’ils jaillissent.

LAURENCE.

— Allons, mes galants, allons, les heures furtives passent ; ajournez les embrassements à un moment plus opportun ; — séparez-vous pour un moment ; vous ne serez seuls — que quand tous deux, joints par la sainte église, vous ne ferez plus qu’un.

ROMÉO.

— En avant, saint père, tout délai semble long.

JULIETTE.

— Vite ! vite ! ces langueurs nous font mal.

LAURENCE.

— Oh ! modération et douceur font, dit-on, la meilleure besogne ; d’ordinaire, la précipitation bronche aux chemins de traverse.

Ils sortent.

(87) Ces deux derniers vers manquent à l’édition de 1597.

(88) Ces mots car l’un tuerait l’autre y manquent également.

(89) Cette réplique de Mercutio et les paroles de Benvolio qui la provoquent ont été ajoutées au texte original.

(90) Au lieu des trois répliques qui précèdent, l’édition de 1597, contient cette courte réponse de Mercutio à Tybalt :

« De concert ! corbleu ! de concert ! le drôle veut faire de nous des râcleurs ! »

(91) Cette réplique a été légèrement altérée. Roméo disait dans l’origine : « Tybalt, l’amour que je te porte me fait excuser la rage qui éclate — dans de telles paroles ! »

(92) Après ces mots je suis à vous, l’édition de 1597 abrège la scène par cette simple indication :

Tybalt frappe Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit.

(93) Les dernières paroles de Mercutio ont été complètement modifiées à la seconde édition. Voici celles que lui prête l’édition de 1597.

MERCUTIO.

Je suis poivré pour ce bas monde, je suis expédié tout de bon ; il a fait de moi de la viande à vermine. Si vous demandez à me voir demain, vous me trouverez avec la gravité que donne la bière. Que la vérole confonde vos maisons ! je vais être magnifiquement monté sur les épaules de quatre hommes ! Et cela pour vos maisons des Montègues et des Capolets ! Puis quelque misérable paysan, quelque fossoyeur, quelque ignoble maraud, écrira pour mon épitaphe que Tybalt est venu et a violé les décrets du prince et que Mercutio a été tué pour la cause la plus frivole. Où est le chirurgien ?

LE PAGE.

Il est arrivé, seigneur.

MERCUTIO.

Il va pouvoir tenir conversation à travers mes boyaux. Allons, Benvolio, prête-moi ton bras. Que la vérole confonde vos maisons !

Ils sortent.

(94) Dans la pièce primitive, le combat entre Roméo et Tybalt commence, sans plus de paroles, après cette exclamation de Roméo :

« Il faut que toi ou moi ou tous deux nous le suivions. »

(95) D’après l’édition de 1597, Roméo s’écriait : Je suis l’esclave de la fortune, et s’enfuyait sans que Benvolio lui dit : qu’attends-tu donc ?

(96) Au lieu de ces mots : « Oh ! prince ! oh ! mon neveu ! mon mari ! » Lady Capulet, s’écriait : « Malheureux spectacle ! hélas ! »

(97) Voici le récit de Benvolio, tel que le poète l’avait conçu d’abord :

LE PRINCE.

Benvolio, qui a commencé cette rixe sanglante ?

BENVOLIO.

— Tybalt, que vous voyez ici tué de la main de Roméo. — En vain Roméo, lui parlant sagement, lui avait dit de réfléchir à la futilité de la querelle ; — Tybalt persistait toujours dans ses outrages. — Le fougueux Mercutio a dégainé pour calmer la tempête. — Ce que voyant, Roméo leur a crié : Arrêtez, messieurs ! — m’a appelé, et a dégainé pour séparer les combattants. — Puis d’un geste rapide, le jeune Roméo — a cherché à rétablir la paix, en même temps qu’il la réclamait par la parole. — Tandis qu’ils échangeaient les coups et les estocades, — sous le bras même du jeune Roméo qui s’évertuait à les séparer, — le furieux Tybalt a allongé une botte perfide — qui a terminé la vie du fougueux Mercutio. — Sur quoi il s’est enfui, mais il est revenu sur le champ, — et avec sa rapière a bravé Roméo, — qui depuis un instant n’écoutait plus que la vengeance, — et, avant que je puisse tirer l’épée — pour séparer leur furie, Tybalt est tombé, — et Roméo s’est enfui de ce côté.

(98) La première édition omet ce vers : « L’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité. » Elle omet également les deux répliques du prince et de Montague qui suivent la réclamation de Lady Capulet.

(99) Au lieu de ces vers :

Bear hence this body, and attend our vill.
Mercy but murders, pardoning those that kill.

« Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté : — la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent. »

Le prince du drame primitif disait :

Pity shall dwell and govern with us still :
Mercy to all but murderers, pardoning none that kill.

« La pitié siégera et gouvernera toujours avec nous : — la clémence n’exclut que les meurtriers ; elle ne pardonne pas à celui qui tue. »

(100) Rien ne peut donner une plus complète idée de la transfiguration subie par Roméo et Juliette que le rapprochement entre cette scène et l’esquisse primitive :

Entre Juliette.
JULIETTE.

— Retournez au galop, vous, coursiers aux pieds de flamme, — vers la demeure de Phébus ; un cocher — comme Phaéton vous aurait vite ramenés — et aurait sur le champ déchaîné la nuit nébuleuse.

Entre la nourrice se tordant les mains et portant l’échelle de corde dans son tablier.
JULIETTE, continuant.

— Eh bien, nourrice ? Oh mon Dieu ! pourquoi as-tu l’air si triste ? — Qu’as-tu là ? l’échelle de corde ?

LA NOURRICE.

— Oui, oui, l’échelle de corde. Hélas nous sommes perdues ! — nous sommes perdues, madame ! nous sommes perdues !

JULIETTE.

— Quel démon es-tu, pour me torturer ainsi ?

LA NOURRICE.

— Hélas ! quel jour ! il est mort, il est mort, il est mort !

JULIETTE.

— C’est un supplice à faire rugir les damnés d’un horrible enfer — Les cieux ont-ils pu être aussi cruels ?

LA NOURRICE.

Roméo l’a pu, si les cieux ne l’ont pu. — J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux, Dieu garde son âme ! sur sa mâle poitrine ! — un cadavre ensanglanté, un triste cadavre ensanglanté, — pâle comme la cendre ! À le voir, je me suis évanouie ! etc., etc.

(101) Les quatre vers commençant par ces mots : Corbeaux aux plumes de colombe ! manquent à l’édition de 1597.

(102) Les cinq vers qui précèdent et la phrase finale de cette réplique : Roméo te suit, ont été ajoutés à la seconde édition.

(103) L’édition de 1597 a ici une légère variante ; elle dit :

Reste encore un moment, tu ne t’en iras pas si vite.

ROMÉO.

— Oui, je resterai ici : qu’on me prenne et qu’on me tue !

(104) Les commentateurs ont expliqué ces paroles un peu obscures dites par Juliette : « Le crapaud a de très-beaux yeux, remarque Warburton, et l’alouette de très-laids ; de là ce dicton populaire, auquel Juliette fait allusion : « Le crapaud et l’alouette ont changé d’yeux. » — « Si le crapaud et l’alouette avaient changé de voix, ajoute Heath, le cri de l’alouette n’aurait plus indiqué l’apparition du jour, et conséquemment n’aurait pas donné à Roméo le signal du départ. »

(105) Cette belle invocation à la Fortune et les deux répliques qui précèdent l’entrée de lady Capulet manquent au drame primitif.

(106) Les trois vers qui précèdent ont été ajoutés à la seconde édition.

(107) Ces neuf vers admirables qui peignent si éloquemment l’angoisse de Juliette sont dûs à une retouche exquise. D’après l’édition de 1597, Juliette disait tout prosaïquement : « Ah ! nourrice ! quelle consolation, quel conseil peux-tu me donner ? »

(108) L’édition de 1597 ne contient pas les neuf vers qui précèdent.

(109) Ici Juliette disait primitivement : « Enchaîne-moi au sommet de quelque montagne escarpée — où errent des ours rugissants ou des lions sauvages, — ou couche-moi dans une tombe avec un mort d’hier. — Les choses dont le seul récit me faisait trembler, — je les ferai sans crainte, sans hésitation, — pour me garder, épouse fidèle et sans tache, — à mon cher seigneur, à mon très-cher Roméo. »

(110) Les six vers qui précèdent manquent au texte primitif.

(111) Cette scène commençait ainsi dans l’origine :

CAPOLET.

— Où es-tu maraud ?

LE VALET.

Ici, pardine.

CAPOLET.

— Va me chercher vingt cuisiniers habiles, etc.

(112) Le dialogue, depuis l’entrée de Juliette jusqu’à sa sortie, a été curieusement remanié à la seconde édition du drame. Le voici, tel que l’indiquait la première édition :

CAPOLET.

— Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?

JULIETTE.

— Chez quelqu’un qui m’a appris à me repentir comme d’un péché — de mon opposition impertinente et obstinée — à vous et à vos ordres. Le pieux Laurence — m’a enjoint de me prosterner à vos pieds — et d’implorer rémission d’une si noire action.

Elle s’agenouille.
LA MÈRE.

— Allons, voilà qui est bien dit.

CAPOLET.

— Ah ! par Dieu, c’est un saint homme que ce révérend père — et toute notre cité lui est bien redevable. — Qu’on aille immédiatement prévenir le comte de ceci, — car je veux que ce nœud soit noué dès demain.

JULIETTE.

— Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet, — afin de choisir les choses requises pour demain ?

LA MÈRE.

— Oui, je t’en prie, bonne nourrice, va avec elle, — aide-la à trier ses coiffures, ses rabats, ses chaînes ; je vais vous rejoindre sur-le-champ.

LA NOURRICE.

— Allons, cher cœur, sortons-nous ?

JULIETTE.

— Viens, je te prie.

Exeunt.

(113) Voici l’esquisse de cette scène, d’après l’in-quarto de 1597 :

Entrent Juliette et la nourrice.
LA NOURRICE.

— Allons, allons, que vous faut-il encore ?

JULIETTE.

— Rien, bonne nourrice. Laisse-moi, — car je veux coucher seule cette nuit.

LA NOURRICE.

— C’est bon, il y a une chemise blanche sur votre oreiller ; sur ce bonsoir !

Entre la mère.
LA MÈRE.

— Eh bien, êtes-vous encore occupées ? Est-ce que vous avez besoin de mon aide ?

JULIETTE.

— Non, madame ; nous avons choisi tous les effets — qui me seront nécessaires pour notre cérémonie de demain ; — maintenant veuillez permettre que je reste seule — et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; — car, j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, — dans des circonstances si pressantes.

LA MÈRE.

— Bonne nuit ; — mets-toi au lit et repose, car tu en as besoin.

La mère et la nourrice sortent.
JULIETTE.

— Adieu… Dieu sait quand nous nous reverrons : — Ah ! j’entreprends une chose effrayante. — Eh quoi ! si cette potion n’agissait pas du tout, — faudrait-il donc forcément que je fusse marié au comte ? — Voici qui l’empêcherait… Couteau, repose ici… — Et si le moine m’avait donné ce breuvage — pour m’empoisonner, de peur que je ne révèle notre récent mariage ? Ah ! je le calomnie, — c’est un religieux et saint homme : — je ne veux pas accueillir une si mauvaise pensée. — Et si j’allais être étouffée dans la tombe ! — Si seulement je m’éveillais une heure avant l’instant fixé ! — Ah ! j’en ai peur, alors je deviendrais lunatique, — et, jouant avec les ossements de mes ancêtres, — j’en broierais ma frénétique cervelle… Il me semble voir — mon cousin Tybalt, baigné dans son sang, — qui cherche Roméo… Arrête, Tybalt, arrête… — Roméo, j’arrive… Tiens ! je bois à toi.

Elle se jette sur son lit derrière les rideaux.

(114) Juliette fait ici allusion à l’une des superstitions les plus tenaces du moyen âge. D’après la croyance populaire, la mandragore déracinée jetait des cris surnaturels qu’aucune créature ne pouvait entendre sans mourir. Pour éviter ce danger, nos pères avaient recours à un expédient singulier : ils creusaient la terre autour des racines de la plante, fixaient à la tige une corde qu’ils attachaient par l’autre extrémité au cou d’un chien, et, après s’être soigneusement bouché les oreilles, appelaient le malheureux animal qui tombait foudroyé, après avoir arraché la précieuse plante dans son élan.

(115) D’après l’édition de 1597, cette scène commence ainsi :

LA MÈRE.

— Voilà qui est bien dit, nourrice : faites tout préparer ; — le comte va être ici immédiatement.

Entre Capolet.
CAPOLET.

— Hâtez-vous, hâtez-vous ! etc.

(116) Texte primitif :

LE VIEILLARD (CAPULET).

Arrêtez ! laissez-moi voir… Toute pâle et toute blême ! — Temps maudit ! infortuné vieillard !

(Éd. 1597.)

(117) Au lieu de ces deux vers, Pâris disait antérieurement : « N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, — que pour qu’elle me présentât de pareils prodige ! — Maudit, malheureux, misérable homme ! — Je suis abandonné, délaissé, ruiné, — venu au monde pour y être opprimé — par la détresse et par une irrémédiable infortune ! — Ô cieux ! ô nature ! pourquoi m’avez-vous fait une existence si vile et si lamentable ? »

(118) Après cette réplique de lady Capulet, le texte primitif abrège ainsi la scène :

Tous se tordent les mains et crient à la fois.
TOUS.

Toute notre joie, toute notre espérance est morte, — morte, perdue, anéantie, évanouie, à jamais disparue.

(119) L’édition de 1597 contient ici cette curieuse indication :

Tous, excepté la nourrice, sortent en jetant du romarin sur elle (Juliette) et en fermant les rideaux.

(120) Texte primitif :

Entre un marmiton.
LE MARMITON.

Hélas ! hélas ! que vais-je faire ? allons ! crincrins, jouez-moi quelque complainte joyeuse.

PREMIER MUSICIEN.

Eh ! monsieur ! ce n’est pas le moment de jouer.

LE MARMITON.

Vous ne voulez pas, alors ?

PREMIER MUSICIEN.

Non, morbleu, nous ne voulons pas.

LE MARMITON.

Je vais vous en donner alors, et solidement !

PREMIER MUSICIEN.

Qu’allez-vous nous donner ?

LE MARMITON.

Je vas vous donner des fa-dièze, moi, sur les épaules.

PREMIER MUSICIEN.

Si vous nous donnez le fa-dièze, nous vous noterons à notre tour, nous, etc.

(121) Texte primitif :

Entre Roméo.
ROMÉO.

— Si je puis me fier à l’œil flatteur du sommeil, — mes rêves m’ont annoncé pour l’avenir de bons événements ; — la pensée, souveraine de mon cœur, siége joyeuse sur son trône, — et je suis soulagé par d’agréables songes. — J’ai rêvé, etc.

(122) Les deux vers précédents manquent à l’édition de 1597.

(123) Dans la pièce originale, Roméo n’adressait pas à Balthazar cette question si importante qu’il va répéter tout à l’heure :

« Est-ce que tu ne m’apportes pas de lettres du moine ? »

(124) Texte primitif : « Pardonne-moi, seigneur, à moi, ton messager, de t’annoncer une si mauvaise nouvelle. »

(125) Dans le drame original, Roméo ne donnait pas à son page ces instructions. « Tu sais où je loge, procure-moi de l’encre et du papier, — et loue des chevaux de poste, je pars d’ici ce soir. »

(126) Le lecteur verra avec un vif intérêt l’esquisse de ce fameux monologue :

ROMÉO.

— Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen. Autant qu’il m’en souvient, — ici demeure un apothicaire que j’ai souvent remarqué — en passant : sa pauvre échoppe est garnie — d’une chétive collection de boîtes vides ; un alligator y est accroché ; — de vieux bouts de ficelle et des pains de rose — sont rangés çà et là pour faire étalage. — Tout en le remarquant, j’ai pensé en moi-même : — Si en ce moment un homme avait besoin de poison, — bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, — il pourrait en acheter là. Cette pensée — était un pressentiment de mon besoin présent… C’est par ici qu’il demeure. — Comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée. — Holà ! l’apothicaire ! montre-toi, allons ! »

(127) Texte primitif : « Vingt ducats. »

(128) Texte primitif : « La misère déguenillée pend à tes épaules, — et la famine hideuse s’attache à tes joues. »

(129) Texte primitif : « Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, — et vous serez expédié, eussiez-vous la vie de vingt hommes. »

(130) Texte primitif :

LAURENCE.

— Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau. — De peur que la dame ne s’éveille — avant que j’arrive, je vais me hâter — de la délivrer de cette tombe de misère.

(131) Au lieu de ces six vers, voici ce que l’édition de 1597 fait dire à Pâris :

PÂRIS.

— Douce fleur, je sème des fleurs sur ton lit nuptial ! Douce tombe, qui contient dans ton enceinte — le plus parfait modèle de l’éternité ; — belle Juliette qui demeures avec les anges, — accepte de ma main ce dernier hommage. — Vivante, je t’honorai ; morte, — j’orne ton tombeau de funèbres louanges.

(132) Les deux derniers vers manquent à l’édition de 1597.

(133) Texte primitif :

PÂRIS.

— C’est ce banni, ce Montague hautain, — qui a tué le cousin de ma bien-aimée. — Suspends ta besogne sacrilége, vil Montague : — la vengeance peut-elle se poursuivre au delà de la mort ? Je te saisis ici comme félon. — La loi te condamne : donc il faut que tu meures.

(134) Les deux derniers vers ont été ajoutés à l’édition originale.

(135) Ce monologue de Roméo a été transfiguré par la retouche du maître. En voici l’ébauche :

ROMÉO.

— Sur ma foi, je le ferai… Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris… Que m’a donc dit mon valet ? mon âme bouleversée n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval. Il m’a conté, je crois, — que Pâris devait épouser Juliette ; — m’a-t-il dit cela ou l’ai-je rêvé ? — N’importe, je veux exaucer ta dernière prière, — car tu as estimé ton amour plus que ta vie — Mort, repose ici enterré par un mort.

Il dépose Pâris dans le monument.

— Que de fois les hommes à l’agonie — ont eu un accès d’enjouement et de gaieté, un éclair avant la mort — comme disent ceux qui les soignent. Oh ! comment puis-je appeler — un éclair ce que je ressens ? Ah ! chère Juliette, — comme ta beauté pare cette tombe ! — Oh ! je crois que le spectre de la mort — est amoureux et qu’il courtise mon adorée. — Aussi je veux à jamais, oh ! à jamais — fixer ici mon éternelle demeure, — avec la vermine qui te sert de chambrière ! — Viens, pilote désespéré, lance vite — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente… — À ma bien-aimée !

Il boit.

L’apothicaire ne m’a pas trompé, — ses drogues sont actives… Ainsi je meurs sur un baiser.

Il meurt.
(Éd. 1597.)

(136) Après ce vers, l’édition de 1597 ajoute :

— Quel est celui qui si tard fraternise avec les morts ?

(137) Texte primitif : « Si je le troublais dans son entreprise. »

(138) Au lieu des cinq vers qui précèdent, l’édition de 1597 n’a que ce seul vers, dit par Laurence :

« Alors il faut que j’accoure. J’ai dans l’esprit un mauvais pressentiment. »

(139) Texte primitif : « Ah ! quelle heure fatale — a donc été complice d’un si noir péché ! »

(140) Voici les dernières paroles que le drame original faisait dire à Juliette :

Le moine sort.
JULIETTE.

— Va, sors d’ici ! car moi, je ne m’en irai pas. — Qu’est ceci ? une coupe qu’étreint la main de mon amant ! — Ah ! l’égoïste ! il a tout bu ! Il n’en a pas laissé une goutte pour moi !

Rumeur au dehors.

— Du bruit ! alors soyons résolue. — Oh ! heureux poignard, tu vas mettre fin à ma frayeur : — repose dans mon sein !… Ainsi je viens à toi.

Elle meurt.

(141) Texte primitif :

CAPOLET.

— Vois donc, femme. Ce poignard s’est mépris. — Tiens, il a quitté le dos du jeune Montague — pour se fourrer dans la poitrine de ma fille.

(142) Texte primitif :

MONTAGUE.

— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit, et le jeune Benvolio est aussi décédé.

(143) Dans l’origine, Laurence expliquait avec plus de détail l’accident qui avait arrêté Frère Jean :

« Mais celui, disait-il, qui avait mes lettres, le religieux Jean, — cherchant un Frère qui devait l’accompagner, — dans un endroit où régnait le fléau contagieux, — fut retenu par les inspecteurs de la ville, etc. »

(144) Au lieu des cinq vers qui précèdent, le prince disait d’abord : « — Où sont ces ennemis ? Voyez ce qu’a fait la haine. »

(145) Texte primitif :

— Il n’y aura pas de statue estimée à plus haut prix — que celle de Roméo et de sa bien-aimée Juliette.

(146) Voici le dénoûment de Roméo et Juliette, tel que Garrick l’a refait en 1750 pour la scène de Drury Lane :

Roméo et Pâris se battent.
PÂRIS, tombant.

— Oh ! je suis tué ! si tu es généreux, — ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette.

Il expire.
ROMÉO.

— Sur ma foi, je le ferai… Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! — Toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre, — je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal…

Il enfonce la porte du monument.

— Car Juliette y repose. Ô mon amour ! ma femme ! — La mort qui a sucé le miel de ton haleine — n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté ; — elle ne t’a pas conquise. La flamme de la beauté — est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues — et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là ! — Ô Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? — Ici, ici — je veux fixer mon éternelle demeure, — et soustraire au joug des étoiles ennemies — cette chair lasse du monde.

Il saisit la fiole.

— Viens, amer conducteur, viens, acre guide. — Pilote désespéré, vite, lance — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente !… — Assez !… À ma bien-aimée !

Il boit le poison.

— Un dernier regard, mes yeux ! bras, une dernière étreinte, et vous, lèvres, — scellez les portes de cette haleine par un légitime baiser !

Juliette s’éveille.

— Doucement !… elle respire et remue !

JULIETTE.

— Où suis-je ?… Défendez-moi, puissances !

ROMÉO.

— Elle parle, elle vit ! Nous allons être heureux encore ! — Ma bonne étoile propice me dédommage maintenant — de tous mes chagrins passés. Lève-toi, lève-toi, ma Juliette ; — et de cet autre de la mort, de cette maison d’horreur — laisse-moi t’emporter dans les bras de ton Roméo ; — laisse-moi souffler sur tes lèvres un esprit vital — et te rappeler, mon âme, à l’existence et à l’amour.

Il la redresse.
JULIETTE.

— Mon Dieu ! qu’il fait froid ?… Qui est là ?

ROMÉO.

Ton mari, — Juliette ! Ton Roméo revenu du désespoir — à d’inexprimables joies !… Quitte, quitte ce lieu, — et fuyons ensemble.

Il la tire du tombeau.
JULIETTE.

— Pourquoi me faites-vous violence ?… Je ne consentirai jamais. — Mes forces peuvent me trahir, mais ma volonté est immuable. — Je ne veux pas épouser Pâris : Roméo est mon mari !

ROMÉO.

— Roméo est ton mari ! je suis ce Roméo ; et toutes les puissances de la terre ou de l’homme — ne parviendraient pas à briser nos liens ni à t’arracher de mon cœur !

JULIETTE.

— Je reconnais cette voix ; sa magique suavité éveille — mon âme ravie : à présent je me rappelle bien — toutes les circonstances. — Oh ! mon seigneur ! mon mari ! — Est-ce que tu m’évites, Roméo ? — Vous m’effrayez ! Parlez ! Oh ! que j’entende une voix — autre que la mienne dans ce sinistre caveau de la mort, — ou je vais défaillir… Soutiens-moi.

ROMÉO.

Oh ! je ne puis ; — je n’ai plus de force ; j’ai besoin moi-même de ton faible appui. — Cruel poison !

JULIETTE.

— Du poison ? que veut dire monseigneur ? — Cette voix tremblante ! ces lèvres livides ! ces yeux hagards !… La mort est sur ton visage !

ROMÉO.

— Oui, je lutte avec elle en ce moment. — Les transports que j’ai éprouvés — à t’entendre parler, à voir tes yeux s’ouvrir, — ont arrêté pour un moment sa marche impétueuse, — et toute ma pensée était au bonheur et à toi ; — mais maintenant le poison court dans mes veines… — Je n’ai pas le temps de t’expliquer… — Le destin m’a amené ici pour dire un dernier, — un dernier adieu à ma bien-aimée et mourir avec toi.

JULIETTE.

— Mourir ? Le moine m’a donc trompée ?

ROMÉO.

Je ne sais pas cela. — Je t’ai crue morte ; égaré à cette vue, — ô promptitude fatale ! j’ai bu du poison, baisé tes lèvres, — et trouvé dans tes bras un précieux tombeau ! Mais à ce moment… Oh !

JULIETTE.

Et je me suis éveillée pour cela !

ROMÉO.

— Mes forces sont brisées ; — la mort et l’amour se disputent et m’arrachent mon être, — mais la mort est la plus forte… Il faut que je te quitte, Juliette ! Ô cruel, cruel destin ! À la face du ciel…

JULIETTE.

— Tu délires : appuie-toi sur mon sein.

ROMÉO.

— Les pères ont des cœurs de pierre que jamais larmes n’attendriront… — La nature parle en vain, il faut que les enfants soient misérables.

JULIETTE.

— Oh ! mon cœur se fend !

ROMÉO.

— Elle est ma femme… Nos cœurs sont tramés l’un dans l’autre… — Arrête, Capulet… Pâris, lâchez donc, — ne tirez pas ainsi les fibres de nos cœurs… elles éclatent… elles se brisent… — Oh ! Juliette ! Juliette !

Il meurt. Juliette s’évanouit sur son corps.
Entre Frère Laurence, avec une lanterne et un levier.
LAURENCE.

— Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit — mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes !… Qui est là ? — Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui souille le seuil de pierre de ce sépulcre ?

JULIETTE.

— Qui est la ?

LAURENCE.

— Ciel ! Juliette est éveillée ! et Roméo mort ! — et Pâris aussi ! Ah ! quelle heure néfaste — est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?

JULIETTE.

— Il est encore là, et je le tiens bien ; — on ne l’arrachera pas de moi.

LAURENCE.

— Patience, madame !

JULIETTE.

— Patience ! ah ! maudit prêtre ! — tu parles de patience à une misérable comme moi !

LAURENCE.

— Ô fatale erreur ! Lève-toi, belle désolée, — et fuis cette scène de mort.

JULIETTE.

Ne m’approche pas ; — ou ce poignard va venger la mort de mon Roméo.

Elle tire un poignard.
LAURENCE.

— Je ne m’en étonne pas, la douleur te rend folle.

Voix au dehors criant : Venez ! venez !
LAURENCE.

— Quel est ce bruit ? Chère Juliette, fuyons ! — Un pouvoir au-dessus de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens, échappons-nous ! — Malheureuse femme, je te placerai — dans une communauté de saintes religieuses.

Voix au dehors criant : Par où ? par où ?

— Plus de questions ! le guet arrive… — Allons, viens chère Juliette… Je n’ose rester plus longtemps.

Il s’enfuit.
JULIETTE.

— Va, sors d’ici, car moi, je ne m’en irai pas. — Qu’est ceci ? une fiole ?… Oui, la fin prématurée de Roméo ! — L’égoïste ! il a tout bu, il n’a pas laissé une goutte amie — pour m’aider à le rejoindre… Je veux baiser tes lèvres ; peut-être — y trouverai-je un reste de poison !

Voix au dehors : Conduis-nous, page : par où ?

— Encore du bruit ! hâtons-nous donc ! Ô heureux poignard ! — Voici ton fourreau !… Repose là, et laisse-moi mourir.

Elle se poignarde et meurt.
Entrent Balthazar et le page entourés de gardes, puis le prince et ses gens portant des torches.
BALTHAZAR.

— Voici l’endroit, monseigneur.

LE PRINCE.

— Quel est le malheur matinal — qui enlève notre personne à son repos ?

Entrent Capulet et des seigneurs.
CAPULET.

— Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ? — Dans les rues les uns crient : Roméo ! — d’autres, Juliette ! d’autres, Pâris ! et tous accourent — en jetant l’alarme, vers notre monument.

LE PRINCE.

— D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

BALTHAZAR.

— Mon souverain, voici le comte Pâris tué, et Roméo, mon maître, mort ! et Juliette, — qu’on croyait déjà morte, semble avoir été tuée, il n’y a qu’un moment.

CAPULET.

— Hélas ! ce spectacle funèbre est le glas — qui appelle ma vieillesse au sépulcre.

Entrent Montague et des seigneurs.
LE PRINCE.

— Approche, Montague : tu ne t’es levé avant l’heure — que pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure.

MONTAGUE.

— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. — L’exil de mon fils l’a suffoquée ! — Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?

LE PRINCE.

— Regarde, et vois !

MONTAGUE.

— Oh ! malappris, y a-t-il donc bienséance — à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?

LE PRINCE.

— Fermez la bouche aux imprécations, — jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères — et reconnaître leur source et leur cause. En attendant, contenez-vous, — et que l’affliction s’asservisse à la patience. — Produisez les suspects.

Entre Frère Laurence.
LAURENCE.

Je suis le principal.

LE PRINCE.

— Dis donc vite ce que tu sais de tout ceci.

LAURENCE.

— Retirons-nous de ce sinistre théâtre de la mort, — et je vous révélerai tout ; si dans ceci — il est arrivé malheur par ma faute, — que ma vieille vie — soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, — à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.

— Nous t’avons toujours connu pour un saint homme. — Que le valet de Roméo et que ce page nous suivent. — Nous allons sortir, et examiner à fond ce triste désastre. — Sages trop tard, messeigneurs, vous pouvez déplorer maintenant — les tragiques résultats de votre mutuelle haine. — Que de malheurs terribles causent les discordes privées ! — Quelle qu’en soit la cause, l’effet inévitable est une calamité.

Tous sortent.


fin des notes.
  1. L’ambiguïté de cette phrase, fidèlement reproduite par North, a fait commettre à Shakespeare une erreur historique. Le poëte a cru que le mot il se rapportait à César, et en conséquence il a prêté cette réponse à Octave :

    Let the old ruffian Know,
    I have many other ways to die.

    Que le vieux Ruffian sache — que j’ai bien d’autres moyens de mourir.

    Il suffit de consulter le texte grec pour reconnaître la méprise. Octave ne réplique pas que c’est lui-même, mais son adversaire qui a bien d’autres moyens de mourir. La phrase de Plutarque, littéralement traduite, dissipe toute équivoque ; la voici : « Après cela, Antoine envoya défier César à combattre corps à corps et reçut pour réponse qu’il pourrait trouver d’autres moyens de terminer sa vie. »