Œuvres complètes de Racan (Jannet)/Préface

Œuvres complètes de Racan, Tome I
P. Jannet (p. v-xxi).

PRÉFACE.


L’auteur de la notice que nous mettons en tête de cette édition ayant traité avec étendue tout ce qui se rattache à la vie et aux ouvrages de Racan, il ne nous reste plus, après les remarques dont nous avons cru devoir accompagner le texte, qu’à remplir ici, en quelques mots, l’office d’éditeur proprement dit. Les divers éléments dont nous sommes chargé, à ce titre, d’entretenir les lecteurs, font qu’en définitive nous ne sommes pas trop mécontent de notre lot.

Nous voudrions bien ne suivre en aucune façon (c’est toujours notre sollicitude lorsque nous nous trouvons dans le même cas) l’usage où sont quelques éditeurs de considérer comme leur premier droit, nous avons presque dit comme leur premier devoir, de décréditer par des critiques plus ou moins fondées en raison, de tuer moralement, dans une préface, les éditeurs qui les ont précédés. Livré tout entier aux goûts, aux habitudes, aux préjugés, si l’on veut, du bibliophile, il ne peut que nous en coûter beaucoup de travailler à flétrir ces deux charmants volumes de la collection de Coustelier que nous avons eu quelquefois tant de peine à trouver tels que nous les désirions, que nous avons toujours pavés si cher, et que nous serions peut-être, hélas ! prêt à payer trop cher encore, même avec la pleine confiance d’avoir fait un peu mieux.

Il faut bien pourtant, quoi que puissent en souffrir nos affections d’amateur, il faut bien que justice se fasse. Nous ne pouvons pas ne point dire avec le discret abbé d’Olivet, avec le critique qui annonça dans le Mercure la publication de Coustelier, avec quelques autres encore, que l’ordre de classement dans cette édition de 1724 est vicieux à beaucoup d’égards, qu’on peut lui reprocher des omissions importantes ; enfin, et c’est ici notre grief personnel, que, décidé à prendre cette édition pour base de la nôtre, et l’ayant, pour cet objet, revue avec une grande exactitude, nous y avons constaté outre plusieurs leçons défectueuses, outre des méprises singulières, outre (quelques vers omis, plus de cent grosses fautes d’impression : nous nous sommes lassé de les compter.

Notre premier soin a été naturellement d’échapper à tous les reproches adressés à l’ancien éditeur. Ainsi nous avons cherché à établir un meilleur classement, dans l’ensemble comme dans les détails. Et d’abord nous avons satisfait à l’ordre des premières publications en faisant du tome second le premier, composé des œuvres profanes, et en reportant au second la traduction du Psautier, ouvrage auquel Racan travailla toute sa vie, et qu’il ne publia dans son entier que fort tard, environ trente-cinq ans après les Bergeries. Toutes les omissions signalées dans le temps, pour la prose comme pour la poésie, ont été soigneusement réparées. Nous avons minutieusement rapproché du texte de Coustelier, pour le choix des leçons, toutes les éditions originales, tous les recueils contemporains ; enfin, après avoir recueilli sept lettres déjà connues et sont l’oubli avoit été particulièrement remarqué, nous avons été assez heureux pour pouvoir en puiser dans les manuscrits de Conrart cinq autres, adressées par notre poëte à Conrart lui-même, à Ménage et à Chapelain, lettres d’un intérêt littéraire assez vif, et qui caractérisent l’individualité de Racan d’une manière qui ne laisse pas d’être fort curieuse.

Il est certain, en effet, que c’est dans ses ouvrages en prose, et particulièrement dans ses lettres, qu’un auteur du temps dont nous parlons a dû le mieux se pendre. Pascal, Balzac, Voiture, avaient déjà gît ou écrivaient encore ; mais la véritable harmonie de la période, la rigoureuse convenance, la rigoureuse propriété de expression, l’art de la prose, enfin, n’avaient pas tout à fait reçu leur consécration définitive. La plu art des écrivains, les poëtes surtout, ne considéroient alors la prose que comme un moyen de pourvoir aux choses communes, dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, et cette négligence des formes, si elle étoit reprochable à d’autres égards, toumoit souvent u moins, par sa nature même, au profit de la vérité.

Racan se trouvoit peut-être encore plus qu’un autre en situation d’être entièrement vrai lorsqu’il étoit affranchi des exagérations poétiques. Il n’avoit pas fait comme Courant, qui, sans savoir plus de latin que lui, étoit arrivé, par de constants efforts, à connoitre à fond les éléments constitutifs de notre langue. Non seulement il ignoroit les règles courantes de l’orthographe, non seulement il entendit bien ne donner aucune attention à ces irrégularités de détail qui n’avaient pas en effet alors une très grande importance, mais il ne se rendoit pas même le moindre compte des lois les plus communes de la construction grammaticale. Il écrivoit une lettre comme nos grand-mères, comme une douairière de la cour de Marie de Médicis, c’est-à-dire avec aisance, avec grâce, avec naturel, sans aucun souci de ce qu’il regardait comme l’apanage exclusif des savants de profession. Par bonheur, en poésie, son véritable élément, il restoit encore à beaucoup d’égards l’homme de la nature. Tout en mêlant souvent à ses meilleures inspirations des impressions du moment peu poétiques en elles-mêmes, il alloit chantant comme chatoient les anciens rapsodes, comme chantent certains improvisateurs, nous dirions comme chantent les oiseaux des bois, si nous voulions nous-même mettre de la poésie dans nos comparaisons.

Les lettres que nous publions, et principalement les dernières, offrent un exemple sensible de ce que nous avons déjà exposé. Ces lettres sont loin sans doute de l’art qui distingue celles des deux célèbres épistolaires de cette époque ; mais elles n’ont pas non plus les défauts qu’on a reprochés aux lettres de Voiture et de Balzac. Elles ont au contraire, à un degré assez remarquable, quelques unes dès qualités qu’on a justement considérées depuis comme les véritables qualités du genre ; peut-être même, en lisant certaines réflexions adressées par leur auteur à Chapelain (manuscrits de Conrart), pourroit-il être permis de penser que le naturel de ses lettres, bien que très sincère au fond, n’étoit pas entièrement exempt de pensée littéraire, et qu’il avoit entrevu, dès ce temps là, quelque chose de la théorie épistolaire que de grands modèles créérent un peu plus tard. Quoi qu’il en soit, ces lettres sont très propres, comme nous l’avons dit, à faire connoitre dans une certaine mesure celui qui les a écrites, genre d’étude peu cultivé alors, mais devenu de notre temps un sujet tout particulier de recherches de la part de ceux qui veulent ajouter aux productions du talent un mérite de plus par les résultats plus ou moins marqués de esprit d’observation.

Il est encore une œuvre en prose qui peint aussi naturellement l’auteur qui l’a produite que celui dont elle est la biographie : ce sont les Mémoires pour la vie de Malherbe, si souvent réimprimés partout ailleurs que parmi les ouvrages de Racan. Nous demandons la permission de nous étendre un peu sur ce morceau, dont la destinée littéraire est accompagnée de tant de singularités.

Et ce n’est pas la moindre de ces singularités que le nombre infini d’opinions diverses qui depuis deux cents ans ne cessent de se heurter sur un ouvrage qui, à part la grande importance poétique e celui qui en est e héros, n’a rien, ni par le fond ni par l’exécution, de bien véritablement remarquable, surtout dans l’état où des modifications de plus d’une sorte l’ont réduit ; nous disons des modifications de plus d’une sorte : la suite va expliquer notre pensée à cet égard.

Ces Mémoires, tout le prouve aujourd’hui, conte noient dans l’origine des anecdotes, les unes peu favorables au caractère de Malherbe, les autres d’un cynisme devant lequel en sa qualité de biographie d’historien, Racan n’avoit pas cru devoir reculer. Soit par ce mot : soit par tout autre, quelques critiques semblèrent portés à contester (seulement après la mort de l’auteur) que l’ouvrage fût de Racan ; mais Ménage ayant dit formellement dans une occasion : « J’apprends des mémoires de M. de Racan pour la vie de Malherbe, écrits en ma faveur, etc., » le doute à cet égard cessa d’être possible. Alors l’abbé Joly, chanoine de Dijon, prétendit, dans des remarques sur le dictionnaire de Bayle que ces Mémoires avoient longtemp couru en manuscrit, et que quelqu’uns de ceux qui avaient connu Malherbe s’étoient probablement amusués à y ajouter des faits ou recueillis de bonne foi ou qui flattaient leur malignité. Déjà l’abbé de Saint-Ussans, dans une publication de 1672[1], P… sans se livrer à aucune discussion à ce sujet, s’étoit contenté de mod1fier silencieusement, au profit des convenances générales, les passages auxquels nous avons fait allusion, et c’est la version admise dans son recueil qui, retouchée aussi dans d’autres points fut mise bientôt à la tête de toutes les éditions de Malherbe publiées depuis. Mais quel est le véritable texte de ces Mémoires ? car ce ne sauroit être la pale version de Saint-Ussans qui a pu exciter l’indignation de l’abbé Joly ; et toute a difficulté n’existe pas dans les passages plus ou moins libres. Ménaage, dans ses Remarques sur les poésies de Malherbe, Pellisson, dans l’Histoire de l’Académie, font des citations d’un autre ordre, et qui, quelquefois, diffèrent de beaucoup du texte e plus généralement adopté. L’édition originale, que plusieurs prétendent avoir été donnée en 1651, pourroit lever toutes les incertitudes ; malheureusement il paroît n’en rester aucune trace. Saint-Marc, éditeur si soigneux en tout, assure qu’il n’a pas pu la trouver ; personne ne l’a vue, dit M. Beuchot dans une note de la Biographie universelle, et beaucoup de biographes nient son existence, opinion assez difficile à soutenir quand on pense qu’aucun des nombreux contemporains ont parlé de ces Mémoires n’a remarqué qu’ils fussent encore en manuscrit, et quand exact, le minutieux abbé d’Olivet, dans l’histoire même de l’Académie, cite cette première édition en la désignant par sa date et par son format : 1651, in— 12, dit-il. Mais enfin, d’une manière ou d’une autre, cette édition, si elle a jamais existé, a complètement disparu ; et quel est donc, encore un coup, le véritable texte du travail de Racan ?

Il n’y auroit ici, nous le sentons bien, de réponse véritablement concluante, que la production d’un manuscrit autographe, ou tout au moins d’une édition faite du vivant de l’auteur ; mais voici comment nous croyons suppléer au aujourd’hui d’une manière satisfaisante à l’absence de ces deux irrécusables témoins.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque impériale (m. de M.—L. Bigot, 360) une copie fort nette l’ouvrage dont nous nous occupons. Ce manuscrit, que nous avons examiné avec un soin extrême, nous a laissé prfondément convaincu qu’il présente le véritable texte des Mémoires pour la vie-de Malherbe, sans lacune, et surtout sans aucune adjonction. « Mais précisément, nous —diroit l’abbé Joly, voilà un de ces manuscrits coureurs sur lesquels des hommes licencieux et des malins s’en sont donné à cœur joie. » Nous cherchions une réponse à cette objection, qu’il étoit aisé de prévoir, et nous en trouvions de fort plausibles, lorsque deux œuvres, dont l’une a déjà été mentionnée dans cette préface, sont venues nous offrir des éléments de conviction tels qu’il ne nous étoit guère permis-de les espérer : ce sont, d’un côté, es lettres de Racan trouvées dans les manuscrits de Conrart, et, de l’autre, et surtout, les historiettes de Tallemant des Réaux.

Dans ces lettres à Conrart, Ménage et Chapelain, que nous n’avons pas dû précédemment examiner sous cette face, Racan se montre avec la même aisance de style, avec la même liberté de pensées, et, pour tout dire, avec la même licence d’expression, que dans les passages des Mémoires que l’abbé Joly croyoit y avoir été subrepticement ajoutés. En un mot, si dans cette correspondance intime avec quelques célébrités de l’époque il avoit eu à écrire une lettre de plus, et qu’il eut voulu y raconter la vie de Malherbe, cette œuvre biographique, telle que l’offre le manuscrit, auroit pu être donnée tout simplement comme la sixième lettre, sans qu’on y remarquât aucune différence de ton, de forme de style, avec les cinq autres recueillies par Conrart. Il est împossible de méconnoître, entre ces divers morceaux, une complète identité d’auteur.

C’est là, sans doute, une conjecture quî a sa force, mais ce n’est, au fond, qu’une conjecture ; Tallemant des Réaux nous apporte un témoignage des plus concluants, et par les faits.

Son chapitre sur Malherbe est, comme tous les autres, composé d’anecdotes qu’il a recueillies à ses sources habituelles, c’est-à-dire dans le monde, parmi ses relations particulières, partout, excepté, assure-t-il, dans ce qui avoit déjà été imprimé 1 [2] ; du reste, il dit comme Ménage : « Racan, de qui j’ai eu la plus grande part de ces Mémoires » ; et, en effet, dès le début il procède exactement de-la même manière, c’est-à-dire avec la mêmes forme du récit, ajoutant parfois ce qu’il peu voit avoir pris ailleurs, mais supprimant peu de ce qu’il tenoit de l’ami de Malherbe, et le reproduisant habituellement de la façon que nous allons dire.

Le travail de Racan remplit au moins les deux tiers du chapitre de Tallemant des Réaux, et un lecteur attentif pourroit, au premier abord, prendre l’un pour l’autre ; mais ce n’est pas de ce rapport dans l’ensemble (qui existe avec toutes les éditions de ces Mémoires) que nous voulons nous prévaloir ici ; c’est d’un rapport spécial, et bien autrement, significatif pour notre objet. Tous les faits un peu saillants de ce chapitre qui ont été pris de Racan offrent une telle conformité avec le texte du manuscrit de la Bibliothèque, qu’il est permis de croire que c’est un manuscrit semblable en tout à celui-ci qui a servi de principale base à Tallemant des Réaux. Toutes les fois que, sur un point ou sur un autre, il existe quelque différence entre le manuscrit et les éditions ordinaires, c’est toujours notre manuscrit qui a été suivi par Tallemant. Nous ne voulons pas fatiguer nos lecteurs d’une suite de comparaisons fastidieuses (nous y reviendrons d’ailleurs dans les notes), mais nous citerons un seul fait, un fait de simple rédaction, d’abord parce qu’il est assez caractéristique en lui-même, et ensuite parce qu’il montre tout le cas que Tallemant des Réaux faisoit du génie de Racan : c’est une satisfaction d’éditeur.

Le manuscrit dit dans une occasion : « Ce fut où Racan….. qui commençoit à rimailler de méchants vers, eut la connaissance de M. de Malherbe, etc. » Ainsi devoit s’exprimer, par une modestie de bon goût, le biographe parlant de lui dans ses rapports avec son ancien maître. Saint-Ussans s’est bien gardé de reproduire ce mot rimailler qui pourtant rêvé doit, pour sa part, l’auteur lui-même. Il a dit niaisement, et tous ont répété après lui : « Et qui commençoit à faire des vers ». Mais vient Tallemant des Réaux, qui, gardant l’expression du manuscrit, et même la soulignant, dit : « Ce fut là que Racan, qui commençoit déjà à rimailler, eut la connaissance de Malherbe » ; à quoi il ajoute : «  et en profita si bien que l’écolier vaut quasi le maître. »

Quoique nous n’ayons nullement l’intention, ainsi que nous venons de le dire, de surcharger cette argumentation de rapprochemens plus ou moins fastidieux, il nous est d’autant plus impossible de ne pas toucher ici quelques mots d’une question incidente, que ceux qui ne l’ont pas examinée d’aussi près que nous poudroient y trouver matière à objection contre deux ou trois leçons du manuscrit que nous avons adopté. Nous avons dit plus haut que Ménage et Pelisson avaient cité dans le temps divers passages de ces Mémoires, et il étoit permis e penser que ces citations contemporaines étoient tirées u véritable texte de Racan. Or, quoiqu’elles se rapprochent généralement un peu plus du nôtre que de celui des éditions altérées, il ne nous est pas permis de ne tenir aucun compte des différences qu’elles présentent avec le manuscrit : voici donc notre pensée à ce sujet. D’abord, en ce qui touche Pelisson, il n’est pas impossible qu’il n’ait bien fait, pour sa part, quelque légère modification ; tout le monde y a vaqué un peu plus ou un peu moins· et il était assez difficile, il faut en convenir, de résister à la tentation, avec un écrivain aussi négligé que Racan. Cependant, comme Pellisson n’étoit pas un correcteur juré à la manière de Ménage, nous nous bornerons à lui opposer ici celui qui sera toujours à nos yeux le juge le plus. compétent, et parce qu’il l’a été sans le prévoir, et parce qu’il n’affectionnait aucun texte particulier, ne faisant état de celui qu’il avoit sous les yeux que comme d’un simple renseignement, et réservant, en définitive, sa rédaction personnelle : nous voulons dire Tallemant des Réaux. Eh bien ! si ce n’est pas toujours dans des énoncés un peu longuement développés, l’on sent, du moins, dans certaines déductions de l’auteur primitif soigneusement conservées par Tallemant, que, somme pour les éditions ordinaires, c’est évidemment e texte du manuscrit, et non celui des. citations, qu’il a consulté pour son travail. Quant à Ménage, nous ne nous croyons pas obligé aux mêmes précautions, et nous dirons, sans aucun scrupule de dévotion littéraire, que c’étoit précisément un de ces mentors à qui Racan, comme on le verra. dans ses lettres, abandonnait volontiers la révision de ses écrits en prose ; Nous ; n’en invoquerons pas moins, Pas moins l’arbitrage de Tallemant, qui nous est aussi favorable contre lui que contre Pellisson ; enfin nous— dirons— surtout à l’occasion de son extrait le plus considérable, celui que commence par ces mots : « Sa Rhodante étoit, etc. », qu’il faudroit avoir bien peu lu de ce qui est lisible dans Ménage pour ne pas reconnoitre., de prime abord, cette phrase doucereuse : « Leurs amours, qui n’étoient qu’amours honnêtes », et puis le fade compliment qui suit pour madame de Rambouillet, enfin d’autres naiseries du même genre, toutes choses si loin des allures de Racan dans ces-mémoires, et dont on n’a garde de trouver le moindre vestige dans Tallemant des Réaux[3].

Ainsi donc, par des passages étendus, par des phrases qui n’ont rien de banal, quelque fois par de simples mots, mais des plus caractéristiques, Tallemant des Réaux ne manque jamais de venir confirmer, à sa manière, l’authenticité de notre manuscrit. Mais ce qui établit de la façon la plus irrésistible un rapport direct entre ces deux points de comparaison, c’est la reproduction parfois littérale de plusieurs des anecdotes plus ou moins libres que renferme le manuscrit de la Bibliothèque, et que l’éditeur de 1672 a supprimées. » Omis par Racan »[4], dit, en note, dans eux ou trois de ces occasions, l’éditeur de Tallemant des Réaux, l’un des éditeurs les plus distingués à tous égards de ce temps-ci, mars qui n’avoit pas été obligé comme nous à cette recherche, à ce rapprochement des divers textes de notre auteur. Eh non, pouvons-nous répondre aujourd’hui, l’omission n’étoit point du fait de Racan ; elle étoit du fait de ceux qui, à quelque titre que ce puisse être, s’étoient crus en droit de réformer ce qu’il avoit écrit.

Au reste, qu’on veuille bien reconnoitre que nous avons rempli comme nous devions le faire nos obligations d’éditeur, et nous reconnaîtrons volontiers de notre côté que les éditeurs postérieurs à 1651 (si 1651 il y a) ne sont nullement à blâmer d’avoir élagué ce qu’il peut y avoir de trop licencieux dans ces Mémoires, comme de n’avoir point donné au public, s’ils les ont connus, certains morceaux de poésie plus qu’érotiques de la jeunesse de Racan, et qu’il caressait encore dans sa vieillesse. Placé dans les mêmes conditions qu’eux, il est probable que nous eussions agi de la même manière. Racan donnoit à ses amis une grande latitude : « Faites-moi le plaisir de corriger cela, leur disoit-il familièrement ; mettez-moi ici une expression qui vaille mieux que la mienne : vous en savez tous plus que moi. » D’un autre côté, à cette époque les lecteurs s’occupaient uniquement de l’ouvrage, peu leur importait qui l’avoit composé ou qui avoit révisé ; aussi voyoit-on alors bien plus de publications anonymes que de nos jours, et les éditeurs, quelque mois même les libraires, ne se faisoient aucun scrupule de modifier suivant telle ou telle convenance l’auteur mort ou l’auteur resté modestement inconnu. Mais il en est tout autrement aujourd’hui : soit, comme nous l’avons déjà dit, par une sorte d’esprit d’observation, soit plus souvent peut-être par une vaine curiosité pour ce qui peut parfois, dans un écrit quelconque, rapprocher es hommes les plus éminents des autres hommes, loin ne le goût actuel du public provoque jamais chez les éditeurs des anciens écrivains a moindre pensée de supprimer ou seulement d’adoucir ce qu’il pourroit y avoir de plus ou moins hasardé dans leurs ouvrages, l’on se plaît, avant tout, aux traits les plus énergiques, aux nuances les plus variées, en un mot à tout ce qui peut contribuer à rendre avec le plus d’exactitude, quoi ne souvent avec d’étranges disparates, la véritable physionomie de l’auteur. « Donnez-nous des œuvres bien complètes, s’écrie-t-on de toutes parts ; arrière les éditions chatiées ! qu’on ne retranche pas une virgule ! » Et le malheureux éditeur qui s’aviseront de supprimer un distique s’exposeront à voir le lendemain publier son propre livre avec toutes les améliorations qu’il y auroit faites, et surtout avec ce titre pompeux qui se produit si habituellement : « Seule édition complète ! » c’est-à-dire ayant de plus que l’autre le distique dont il auroit cru devoir le sacrifice aux plus honorables considérations.

Nous avons accepté, nous n’osons pas dire subi, les exigences bonnes ou mauvaises de notre temps ; nous avons recueilli avec le plus grand soin tout ce qui nous a été connu de notre vieux poète, et nous n’avons rien négligé pour nous mettre en mesure de reproduire ses moindres œuvres, telles qu’elles furent écrites par Racan. Ainsi donc, pour résumer en définitive tout ce pue nous avons dit dans le cours de cette préface, outre les innombrables corrections de détail faites dans l’édition si estimée de 1724, nous donnons, de plus que cette édition : d’abord plusieurs pièces de poésie, tirées des différents recueils du temps qu’ailleurs ; treize lettres, dont sept éditées par Faret en 1627, une qui existe en autographe aux manuscrits de la Bibliothèque impériale, et les cinq qui nous ont été fourmes par les manuscrits de Conrart ; nous donnons particulièrement ces mémoires pour la vie de Malherbe, dont l’omission a tant été reprochée au précédent éditeur, et nous les donnons avec toutes les circonstances que nous avons exposées ; enfin, on trouvera immédiatement après cette préface la notice que nous avons citée en commençant, travail dont il nous est doublement interdit de faire l’éloge ; et, pour ce qui nous concerne, ayant reconnu depuis longtemps que la grande variété des ouvrages de notre auteur, sa position presque exceptionnelle dans les lettres, et aussi quelques autres points de détail, peu voient souvent donner lieu à des appréciations d’un certain intérêt, nous les avons consignées dans de courtes remarques qui ont manqué ; jusqu’ici à toutes les éditions de Racan : puisse-ton, après les avoir lues, ne pas dire qu’il eût été à désirer pue l’on continuât de le laisser parler tout seul !

TENANT DE LATOUR.

Nous avions d’abord songé à établir quelque fixité dans l’orthographe des divers ouvrages qui composent cette édition des œuvres de Racan, mais à quel système s’arrêter ? Le plus naturel sans doute eût été de tout rapporter à l’orthographe de Racan lui-même. Hélas ! si notre respect pour sa dignité d’écrivain pouvoir nous permettre de donner un fac-simile des quelques pièces autographes que nous connoissons de lui, on verroit ce que c’étoit que l’orthographe de Racan. Maucroix écrivoit un jour à Boileau : « Ne trouvez vous (pas plaisant que j’écrive des vers (à l’occasion d’une citation de Malherbe écrite d’un trait) comme si c’étoit de la prose ? Racan n’écrivoit pas autrement ses poèmes. » Assurément, c’est là un exemple fort curieux des libertés que Racan étoit généralement disposé à prendre. Eh bien ! son orthographe n’étoit guère moins curieuse, et l’on a déjà vu dans la préface, l’on verra bientôt ailleurs, jusqu’où alloit sa parfaite incurie sur ces points-là. Nous aurions pu nous renfermer dans orthographe d’une époque, mais l’orthographe du temps de Racan étoit quelque chose de si variable, de si peu arrêté, que souvent le même mot est écrit d’une manière différente dans la même édition, quelquefois dans le même morceau tiré des recueils contemporains. Nous nous sommes donc déterminé à laisser à chacune des productions de notre auteur l’orthographe des sources mêmes où nous avons puisé. C’est toujours l’orthographe de tel ou tel moment du xviie siècle, et il nous a paru, en définitive, que cette sorte de chronologie matérielle pouvoit bien avoir aussi son genre d’intérêt.

T. DE L.




  1. Divers traité d’histoire, de morale et d’éloquence.Paris, 1672.
  2. 1. Cette assertion de Tallemant des Réaux qu’il ne se sert point de ce qu’on trouve dans les histoires et les mémoires imprimés, rapprochée de l’époque où il commença d’écrire ses Historiettes (1657), sembleroit trancher la question en faveur de ceux qui nient l’existence de l’édition de 1651.
  3. Saint-Marc, frappé, comme nous l’avions été nous-même avant d’avoir eu connaissance du manuscrit que nous suivons, de la pensée que ces citations devoient appartenir à un bon texte du travail de Racan, Saint-Marc, ans la reproduction de ce travail en tête de la belle édition des Poésie de Malherbe, qu’il donna chez Barbou en 1757, imagina de remplacer par ces divers extraits les passages correspondants qu’il voyoit bien avoir été altérés. Nous n’aurions voulu, dans aucun cas, faire ainsi de ces Mémoires une pièce de marqueterie qui eût répugné à nos instincts bibliographiques, mais nous croyons devoir donner ces citations en appendice à la suite de notre texte, soit comme complément de l’œuvre, au profit de ceux qui n’accepteront pas une solution que nous n’amendons imposer à personne, soit comme un des éléments de la question que nous livrons à l’appréciation des lecteurs.
  4. 2ème édit. des Historiette.