Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/XII. LE RETOUR MALENCONTREUX

Slatkine reprints (p. 273-280).





XII

LE RETOUR MALENCONTREUX





PANNYCHIS (Fête-de-nuit), courtisane.


DORCAS (Gazelle), son esclave.


PHILOSTRATOS, son nouvel amant.


POLÉMON, son ancien amant.




dorcas, accourant.
Nous sommes perdues ! maîtresse ! nous sommes perdues ! Polémôn est revenu riche de la guerre, à ce qu’on dit. Je l’ai vu sous un manteau à bande de pourpre, au milieu de beaucoup d’esclaves. Ses amis sitôt qu’ils l’ont vu sont accourus pour le recevoir. À ce moment j’ai aperçu derrière lui celui qui l’avait accompagné à l’étranger et je lui ai demandé : « Dis-moi, ô Parménôn, — et je l’ai salué la première, — avez-vous fait quelque chose pour nous, et nous rapportez-vous de la guerre un cadeau qui en vaille la peine ? »
pannychis, mécontente.
Il ne fallait pas dire cela si vite, mais : « Vous êtes sauvés, grâces en soient rendues aux dieux ! et surtout au Dzeus Xenios et à l’Athêna Stratia ! La maîtresse demandait toujours ce que vous faisiez, où vous étiez. » Et si tu avais ajouté : « Elle pleurait et pensait toujours à Polémôn », cela aurait été beaucoup mieux.
dorcas
Je lui ai dit tout cela dès le début, mais je ne t’en parlais pas pour te répéter vite ce que j’avais appris. Dès que je me suis approchée de Parménôn, j’ai commencé ainsi : « Est-ce que, Parménôn, les oreilles ne vous tintaient pas ? car toujours la maîtresse pensait à vous au milieu des larmes, surtout quand quelqu’un revenait d’un combat où il y avait eu beaucoup de tués, elle s’arrachait les cheveux, elle se frappait les seins, elle pleurait à chaque nouvelle. »
pannychis
Très bien, Dorcas, c’est ce qu’il fallait.
dorcas
Ensuite je lui ai demandé ce que je viens de te dire, et il a répondu : « Dorcas, nous revenons dans la magnificence. »
pannychis
Ainsi il n’a pas commencé par dire que Polémôn se souvenait de moi et qu’il souhaitait de me retrouver vivante ?
dorcas
Il m’a dit beaucoup de choses comme cela ; mais l’important c’est qu’il m’a parlé de grandes richesses, d’or, de vêtements, d’esclaves, d’ivoire ; quant à l’argent, ils en apportent non plus compté par pièces, mais mesuré au médimne et ils en ont beaucoup de médimnes. Parménôn lui-même a au petit doigt un grand anneau polygonal avec une pierre de trois couleurs qui est rouge en dessus. Quand je l’ai quitté il voulait me raconter comment ils avaient traversé le Halys, comment ils avaient tué un certain Tiridatês et comment s’était conduit Polémôn dans un combat contre les Pisides. Je suis revenue en courant pour t’annoncer cela, afin que tu examines la situation. Si Polémôn arrive (et il viendra dès qu’il se sera délivré de ses amis), — si on le renseigne, et s’il trouve Philostratos chez nous… penses-tu ! Qu’est-ce qu’il va faire ?
pannychis
Cherchons, Dorcas, un remède à ce qui nous arrive. Ce ne serait pas beau de renvoyer Philostratos qui m’a donné l’autre jour six mille drachmes… Du reste, il est négociant et il me promet beaucoup. D’autre part, je ne peux guère ne pas recevoir ce Polémôn qui revient avec tant d’argent. En outre, il est jaloux. Quand il était pauvre, il était déjà insupportable ; maintenant qu’est-ce qu’il ne va pas faire !
dorcas
Ah ! et le voici qui arrive !
pannychis
Je suis énervée, je ne sais qu’inventer, Doreas, je tremble.
dorcas
Ah ! et Philostratos arrive aussi !
pannychis
Qu’est-ce que je vais devenir ? Oh ! que la terre m’avale !
philostratos, s’approchant.
Pourquoi ne boirions-nous pas, Pannychis ?
pannychis, bas.
Misérable, tu m’as perdue. (Haut.) Toi, salut, Polémôn, tu as été bien long à revenir.
polémon
Quel est cet homme qui s’approche de vous ?
pannychis
· · · · ·
polémon
Tu te tais ? C’est très bien, Pannychis. Moi qui suis venu des Thermopyles jusqu’ici en cinq jours pour voir cette femme ! Je méritais cela et je t’en remercie. Désormais tu ne seras plus à mes crochets.
philostratos
Mais toi, qui es-tu, l’ami ?
polémon
As-tu entendu parler d’un Polémôn de Steirieus, Pandionide, d’abord chiliarque, maintenant commandant à cinq mille boucliers, et qui fut amant de Pannychis quand je lui croyais des sentiments humains ?
philostratos
Eh bien, capitaine de mercenaires, sache que Pannychis est à moi, qu’elle a reçu six mille drachmes et qu’elle en recevra autant bientôt, dès que j’aurai placé ma cargaison. Et maintenant suis-moi, Pannychis, laisse celui-là chiliarquer chez les Odryses.
dorcas
Elle est libre, et elle suivra si elle veut.
pannychis, bas.
Que ferais-je, Dorcas ?
dorcas
Le mieux est de rentrer. Il n’est pas possible que tu restes près de Polémôn en colère ; il n’en serait que plus jaloux.
pannychis
Puisque tu le veux, rentrons.
polémon
Mais je vous prédis que c’est la dernière fois que vous boirez ensemble, aujourd’hui ; ce n’est pas pour rien que je me suis exercé à de tels massacres. Mes Thraces, Parménôn ! Que la phalange barre la rue ! Sur le front les hoplites ! sur les ailes les frondeurs et les archers ! le reste à l’arrière-garde !
philostratos
Est-ce à de petits enfants que tu parles, mercenaire, et penses-tu nous effrayer ? As-tu jamais tué un coq ? As-tu jamais vu la guerre ? Peut-être comme sergent as-tu gardé un petit rempart, et encore je suis gentil pour toi.
polémon
Tu le sauras avant peu, quand tu nous verras sous la lance avec des armes éclatantes.
philostratos
Venez donc ici tous ensemble. Moi et ce Tibios, car lui seul me suit, rien qu’en vous jetant des pierres et des coquilles d’huîtres, nous vous disperserons si bien que vous ne saurez plus où vous sauver.