Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/APPENDICE

Slatkine reprints (p. 169-174).

APPENDICE
MÉLÉAGRE ET M. THÉODORE REINACH




I


M. Théodore Reinach part en guerre, dans les colonnes du Temps, contre une traduction de Méléagre qui « pullule de contresens ». Il ne saurait choisir, sans doute, entre ces fautes grossières ; et pourtant il en cite trois qui priment toutes les autres. Voici la première :

Là où Méléagre dit qu’il est né dans Gadara l’Attique, c’est-à-dire la grecque, colonie grecque en pays syrien (Anthologie palatine, VII, 417), le traducteur comprend qu’il s’agit d’une ville appelée Atthis !…

Si M. Reinach s’était donné la peine d’étudier, même sommairement, la question qu’il tranche ainsi, il saurait qu’on discute depuis cent ans sur ce vers de Méléagre :

Πάτρα δεμε τεϰυοἶ
Ατθἱϛἑν Ασσυρίοιϛ ναιομένα Γαδάροιϛ.

La thèse qu’il soutient a été inventée par Carlo-Maria Rosini en 1793 dans ses Prolegomena in Philodemum (Herculanensium voluminum quae supersunt. Tome Ier). D’après le savant italien, Atthis serait une épithète de patra et l’ensemble du vers signifierait : une patrie attique m’enfanta chez les Syriens de Gadara.

Mais généralement cette opinion n’a pas été approuvée. Les diverses éditions de l’Anthologie écrivent Atthis avec un alpha majuscule et les commentateurs ont pensé qu’il s’agissait là d’une ville inconnue et vraisemblablement imaginaire, comme je le disais dans la préface du volume. Méléagre, juif converti à l’Hellas, devait renier sa patrie sémite, et se créer, sur cette terre natale (où jamais les Grecs n’avaient colonisé), une origine hellénique. Le second « contresens » est plus curieux :

« Ailleurs (VII, 418) les grâces de Mélétos (poète érotique bien connu) deviennent les grâces milésiennes. »

Sur ce point je n’ai pas voulu me fier à ma seule mémoire, et j’ai consulté la plus haute autorité qui existe aujourd’hui en matière d’hellénisme, M. Alfred Croiset. Le savant professeur m’a répondu que ce Mélétos ne lui rappelait aucun souvenir et que son nom (après examen) n’était pas même cité dans l’onomastikon le plus complet. Il semble donc qu’il n’existe que dans l’imagination de M. Reinach, à moins d’admettre une confusion bien extraordinaire avec le poète tragique qui fut accusateur de Socrate. Le nom de ce dernier Mélétos devient encore plus improbable si l’on ajoute que Méléagre l’emploie comme épithète des grâces.

En supposant même qu’il existât un poète érotique de ce nom, il est certain que Méléagre l’ignorait ou le méprisait puisqu’il ne l’a pas cité dans sa Couronne des Muses. Et ensuite, que signifie ce bien connu dont M. Reinach prétend m’accabler, quand il s’agit d’un poète grec que M. Croiset ne connaît pas et dont on ne trouve la trace nulle part ?

M. Reinach termine son accusation par une note plaisante sur :
« le prétendu judaïsme de Méléagre, alors que précisément le poète (V. 160) reproche à sa maîtresse de lui préférer un rival juif ».

Voilà qui est inattendu ! Si M. Théodore Reinach (ce que je suis loin de penser) avait une amie, fermerait-il les yeux sur ses infidélités, si elle ne se montrait aimable que pour ses coreligionnaires ? Pour moi, je suis né catholique mais je serais fort mécontent que ma maîtresse (si j’en avais une) me quittât pour un bigot. Et Méléagre ne dit pas autre chose dans l’épigramme V. 160.

D’ailleurs, il y a des preuves de ce judaïsme que M. Reinach conteste. Méléagre le déclare formellement dans les épigrammes VII, 417 et 418. S’il doute, M. Reinach peut les relire.

J’ajouterai qu’il aurait pu commencer par là. Sans avoir une érudition comparable à celle de son frère aîné, M. Théodore Reinach est néanmoins fort instruit dans le sens où les professeurs entendent ce mot. Il est rédacteur à la Revue Critique, il s’est donné le luxe de reprendre et de morigéner Ernest Renan, il a publié une compilation sur Mithridate ; ce sont là des titres.

C’est pourquoi je ne lui ai pas répondu dans Le Temps, où, contre un mandarin à bouton de cristal, un simple lettré ne prévaudrait point.



II


M. Théodore Reinach a, lui aussi, fait une traduction. Et il n’est pas inutile d’en noter ici le souvenir, car c’est une œuvre assez oubliée.

Or, qui pensez-vous qu’il ait traduit ? Calpurnius peut-être, ou Leonidas de Tarente ? un de ces poètes charmants que le public ignore et qu’il serait bon de lui révéler.

Non pas ! il a traduit Hamlet, en vers et en prose. Ah ! l’utile travail ! et qu’il était urgent de dire enfin son fait à ce François-Victor Hugo qui avait osé donner du drame anglais une version en langage vulgaire, simplement calquée sur le texte ! M. Théodore Reinach avait trop bien appris ces morceaux choisis à l’usage des classes supérieures où l’on offre à l’admiration de la jeunesse le Gladiateur de Chênedollé et le Songe de Lucrèce de Ponsard. Il savait faire des vers ! il en fit.

D’ailleurs, n’avait-il pas eu à traiter ce beau sujet de dissertation : « Comparez Oreste et Hamlet » ? Certes ! et il avait fait sur ce thème un devoir si bien composé que son professeur lui avait dit : « qu’il serait digne d’être imprimé ». Il l’imprima ; et comme il n’était pas mauvais de lui donner quelque importance, il joignit à sa copie le texte de Hamlet et sa traduction, soit plus de quatre cents pages. Hachette fut l’heureux éditeur de cette collaboration.

M. Théodore Reinach était jeune alors. Depuis, il a eu le loisir de « se perfectionner dans l’étude de l’anglais ».

Mais il m’a lui-même appris qu’on n’a jamais assez de dédain pour une première œuvre d’érudition et je veux profiter d’un si bon enseignement.

La liste des personnages par où son œuvre commence est déjà pleine d’imprévu. On y voit lord Chamberlain traduit par grand chambellan. On y voit aussi Horatio, Bernardo, Francisco, sous la forme de Horace, Bernard et François. Ce dernier trait suffirait à faire dire à tous les shakespeariens : M. Reinach n’est pas des nôtres. Pourtant, ne nous arrêtons pas là : la suite nous réserve d’autres surprises.

(Je prends ici tout au hasard, ne me sentant pas le courage de collationner d’un bout à l’autre les deux textes.)

Page 72 :

… Till the foul crimes, done in my days of nature Are burnt and purg’d away.

M. Reinach traduit :

Tant que les noirs forfaits qui souillent ma nature soient effacés.

Je n’insiste pas sur la singulière construction de cette phrase où le subjonctif est au moins inattendu. Le contresens, à lui seul, vaut qu’on le cite.

Page 75. Ce français :

Quoi ! tomber d’un époux dont l’amour si fidèle
Avait marché la main dans la main du serment
Que je lui fis devant l’autel — ô quel amant ?
Un misérable, dont les qualités natives
Auprès de mes talents paraissaient si chétives !

Page 77. Cette addition vraiment nécessaire :

O chose horrible ! horrible ! horrible ! ô crime étrange !

Page 79. Cette correction :

O moste pernicious woman
O femme sans pudeur
O villain, villain, smiling, damned villain !
O scélérat maudit, souriant imposteur.

D’ailleurs, pas une métaphore n’est respectée. Pas un anglicisme n’est reproduit. Là où Shakespeare écrit :
« Not a mouse stining » M. Reinach traduit : « Pas un chat n’a bougé ». Quand Hamlet dit : « I know o hawk from a handsaw », M. Reinach explique : « Je ne prends point
des vessies pour des lanternes ». Et quand il est question de « strumpet » (putain) M. Reinach dit pudiquement « prostituée ».

Mais continuons, toujours au hasard :

Page 169, cette perle :

Être ou n’être pas, OUI, telle est la question.
Vaut-il mieux endurer la persécution, etc., etc.

Page 171, cette mythologie.

(The fair Ophelia. — Nympl…)

Mais silence, voici la céleste Ophélie. Nymphe…

Page 177, cette poésie :

D’un empire si beau, l’espoir, l’orgueil, la fleur.

Page 201, ce délicieux souvenir de Pascal, qui peint l’homme :

Mais les serments du cœur, la raison les viole.

(But what we do determine oft we break)

Nous ne sommes qu’à la moitié du volume, et je m’arrête, de peur d’ennuyer les lecteurs de cette phraséologie normalienne. Quelle pitié.

Et ce sont des traducteurs de cette force, des écrivains de ce talent, qui sont tenus pour grands lamas et font autorité sur l’esprit des badauds.

Il va sans dire que je ne fais pas ici le procès de l’École Normale. Taine était sorti de là, lui qui avait en poésie de singulières références, mais qui jugeait la prose en grand prosateur. Aujourd’hui, on connaît et on admire M. Boutroux, M. Croiset, M. Brochard, M. Silvain Lêvi. Mais pour un Egger, combien de Merlets et pour un Maspero, que de Lintilhacs !