Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Appendice I (Gresset)


APPENDICE I


Giroust, avocat au Parlement, avait, comme Robespierre, concouru pour le prix proposé par l’Académie d’Amiens. Comme lui, il publia l’Éloge qu’il avait écrit sur Gresset. « À Paris, chez Bailly, libraire, rue Saint-Honoré, à la Barrière des Sergens, MDCCLXXXVI[1]. L’avant-propos placé en tête de l’édition mérite d’être rapporté[2].


Avant-Propos.


L’Académie d’Amiens a proposé, il y a cinq ans, l’Éloge de Gresset ; elle devoit cet honneur à un homme qui l’a autant illustrée. Elle a remis successivement le prix pendant quatre années, et elle vient d’annoncer qu’elle le retire. Ce n’est pas, sans doute, à nous, à murmurer de ce parti qu’elle a jugé à propos de prendre, après avoir piqué pendant un aussi long temps l’émulation d’un grand nombre de concurrens.

Mais l’Académie avertit en même tems de prendre garde qu’un éloge académique n’est ni une oraison funèbre, ni un panégyrique ; que tout ce qui est contentieux, ou purement théologique, ne peut entrer dans cet éloge.

Sans doute on ne doit pas revêtir un Éloge académique des crêpes de l’oraison funèbre ni chercher à inspirer la terreur par des vues profondes et par des considérations frappantes sur notre fin dernière. Ces mouvemens sont étrangers à l’Éloge et ce ton seroit une vraie caricature.

Un panégyrique est nécessairement froid ou fade, et ne peut Intéresser. Ce ne doit pas être non plus le ton de l’Éloge. Un Éloge académique ne doit pas ressembler davantage à un plaidoyer, ni à une discussion théologique.

Mais faut-il en conclure que lorsqu’un académicien, avec des talens, aura montré de la religion et des mœurs, il ne faudra louer que ses talens et non ses vertus ? L’homme qui n’a que des talens, est infiniment moins intéressant que l’homme vertueux. L’Éloge manqueroit de sa base essentielle, du véritable caractère qui constitue l’éloge, et du but qu’on doit se proposer en présentant un modèle à l’admiration publique. La vertu seule donne du prix aux talens ; sans elle les talens sont plus nuisibles qu’utiles. De cette conséquence il en résulterait une autre ; c’est que pour entrer dans un Corps académique, il suffiroit d’avoir des talens. À Dieu ne plaise que nous prêtions jamais cette idée à aucun Corps académique ; quelles sociétés, bon Dieu ! que celles où, sans considérer les mœurs, les talens seuls seroient admis ! Loin de nous cette opinion condamnable contre laquelle l’Académie seroit fondée à réclamer, et qu’elle ne manqueroit pas de désavouer hautement. La bienfaisance, aidée par les lumières, n’en auroit que plus de prix et plus d’activité sans doute. Mais des Sociétés d’hommes vertueux qui se réuniroient pour le bien de l’Humanité, seroient infiniment préférables à ces Sociétés purement littéraires. Heureuses quand elles se distinguent par ce double titre, et quand elles réunissent, comme l’Académie d’Amiens, les lumières aux vues particulières de patriotisme, de bienfaisance et d’humanité ! Nous aimons mieux renoncer à interpréter le texte de l’Académie et avouer notre insuffisance, que de supposer dans l’esprit d’une compagnie aussi recommandable une maxime aussi erronée.

Quoi qu’il en soit de ces réflexions que nous soumettons à son propre tribunal, et dont nous la constituons juge, nous avons pensé que par ses talens et ses vertus, Gresset prêtoit doublement a l’Éloge. C’est sous ce double point de vue que le souverain lui-même l’a considéré dans les lettres de noblesse qu’il lui a plu de lui accorder ; titre plus honorable et plus flatteur que ceux qu’on ne doit qu’au hasard de la naissance ou d’une fortune qui coûte souvent bien des remords. Nous avons saisi cette occasion d’embrasser la cause des mœurs souillées par la licence et le scandale ; trop heureux, trop payé de notre zèle, trop fier de nos succès, si nous pouvions concourir avec le souverain à rappeler l’amour et la pratique des mœurs, dont il sait si bien donner l’exemple ! Ne dédaignons pas de lui associer celui d’un homme célèbre dont les talens étoient encore embellis par les vertus. Séduit par un aussi rare assemblage, nous avons osé nous présenter dans la carrière en 1783 et nous avons consacré à cet ouvrage littéraire quelques momens d’un tems que nous employons à des occupations plus graves et plus sérieuses, et que le public auroit eu le droit de réclamer. Un Éloge académique est d’un genre ingrat et stérile, presque toujours monotone, rarement susceptible d’entrailles et de mouvemens. L’Éloge de Gresset sur-tout est bien plus difficile qu’un autre ; il faut s’être effrayé pour en être convaincu ; ce n’est qu’en y travaillant que nous nous sommes apperçu des difficultés dont il est hérissé. On a bientôt dit d’un homme qui n’a figuré dans aucune intrigue, ni dans aucune affaire, qu’il a fait des choses charmantes et qu’il étoit vertueux ; la vie d’un solitaire est bientôt faite. Ces difficultés ne nous ont pas rebuté et nous ne croirons pas avoir entièrement perdu notre tems, si nous avons plaidé avec quelque succès la cause de la vertu et des mœurs. Nous sentons ce qui peut manquer à notre ouvrage ; mais nous n’avons ni le tems ni le courage d’y retoucher. Peut-être nous trouvera-t-on sauvage ; on demandera de quel siècle nous sommes : nous ne sommes certainement pas du nôtre. Oser parler publiquement de mœurs, lorsque le nom s’en perd tous les jours, et qu’il porte à peine encore à l’esprit quelque idée distincte ! Quelque dégoût que cette dégradation nous cause, nous ne saurions haïr l’espèce humaine. La misantropie est une maladie de l’âme ; c’est un état pénible et contraire à la nature ; nous irions jusqu’à soutenir qu’elle est peu compatible avec l’honnêteté du cœur, si elle n’étoit souvent l’effet d’une sensibilité excessive, et si elle n’annonçoit presque toujours un dérangement dans les organes. Quels que soient les torts de nos semblables, quoi qu’ils fassent pour les aggraver, quoi qu’il en puisse coûter aux amis de l’ordre et de la vertu, quelque résolution qu’on ait prise de fuir la société, l’amour, ce sentiment inné et immortel, reprend bientôt son empire ; on finit par plaindre les hommes, et l’on ne sauroit s’en venger qu’en leur faisant du bien. Heureux qui peut goûter cette délicieuse jouissance, et malheur à celui qui la néglige !

Qu’on nous pardonne cette digression : on ne nous pardonnera pas aussi facilement la liberté avec laquelle nous nous sommes permis de parler de quelques auteurs licentieux qu’on idolâtre, pestes publiques qui pullulent à l’ombre de l’impunité, qu’on ne peut souffrir qu’au détriment des mœurs, qu’on devroit flétrir avec leurs ouvrages et qui devroient être bannis de l’État.


  1. Avec l’épigraphe : « Sans la vertu, que vaut un grand génie » (Ververt, chant 3).
  2. Le volume est à la Biblioth. Nationale, Ln27 9115.