Œuvres complètes de Maria Deraismes/Préface

Félix Alcan, éditeur (p. i-v).

PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1891)


Il y a plus de vingt ans que les cinq premiers discours renfermés dans ce volume ont été prononcés à la salle des Capucines. Cette série, je le regrette, est loin d’être complète, des notes et des sténographies ayant été égarées pendant la période néfaste de 1870-1871[1].

Chacun se souvient qu’avant cet effondrement inoubliable, où la France faillit sombrer, l’empire, à son déclin, se sentant menacé, avait, par mesure politique et pour reconquérir une apparence de popularité, détendu quelque chose de la rigueur de son régime.

Alors, le pays, depuis longtemps bâillonné, était assoiffé de paroles sincères et dépourvues de toute estampille officielle. Aussi répondit-il avec empressement et enthousiasme à cette tentative de tribune libre. Ce fut vraiment le beau temps des conférences ; elles répondaient à un besoin général. C’est à cette époque que je fis mes débuts oratoires.

Au préalable, et pour m’assurer de l’état d’esprit du moment, je traitai des sujets de philosophie de morale, d’histoire, de littérature. Une fois le terrain bien sondé, je pris la résolution de consacrer deux saisons à la question de l’affranchissement de la femme qui, depuis le mouvement socialiste de 1848, aussitôt étouffé, était tombé en oubli.

Le succès dépassa toute prévision.

L’affluence énorme du public, son assiduité, ses applaudissements, le retentissement qu’eurent ces entretiens, m’autorisèrent à croire que la réalisation des réformes législatives que je réclamais pouvait être relativement prochaine.

J’avais compté sans la guerre qui vint retarder indéfiniment une infinité de projets.

Après cet effroyable désastre, tous les cerveaux ne furent plus absorbés que par une seule et unique pensée : relever la patrie par la libération du territoire, l’extension de l’instruction, l’organisation de l’armée et la consolidation de la République. C’est à cette dernière œuvre que je travaillai, ajournant à des temps meilleurs la publication que je fais paraître aujourd’hui.

J’entrepris donc une campagne de propagande en faveur des principes de la démocratie, persuadée, du reste, que de leur complète application dépend la disparition de toute injustice légiférée.

Aujourd’hui que le gouvernement républicain s’est affermi et qu’il est l’expression de l’opinion publique, nous devons revenir, à nouveau, sur la condition légale de la femme, condition représentant un contraste choquant avec la devise : Liberté, Égalité, Fraternité, inscrite à la tête de notre Constitution.

Le moment est donc opportun pour mettre au jour des études qui restent aussi actuelles qu’à l’heure où elles ont été produites en public.

La loi est encore la même ; le Code a gardé son immutabilité. Mais heureusement, si la lettre a été respectée, par un scrupule que nous ne saurions louer, l’esprit a subi d’importantes modifications.

C’est ainsi que se dresse une sorte d’antagonisme entre la loi qui décrète l’infériorité définitive du sexe féminin, et les faits qui rétablissent sa complète égalité.

Cette contradiction, en matière fondamentale, n’est qu’une aberration cérébrale qui ne saurait durer, et c’est pour la faire cesser qu’un groupe parlementaire, qui ne compte pas moins de soixante députés, a rédigé deux projets : l’un conférant aux femmes commerçantes le droit d’élire, tout comme les commerçants, leurs juges consulaires ; l’autre réclamant pour la totalité des femmes l’exercice de leurs droits civils.

Le premier a été voté par la Chambre dans la session de 1889 et a été repoussé par le Sénat ; le second n’a pas encore été mis en délibération. Ces deux projets, ayant été déposés dans la dernière législature, devront être présentés à nouveau au Parlement actuel ; et le plus curieux, cette fois, c’est que c’est le Sénat qui prendra l’initiative de la proposition des droits civils. Peut-être est-ce une façon d’atténuer ce qu’il y a d’arriéré dans son rejet de l’électorat des commerçantes.

Comment admettre, en effet, que la femme qui passe de niveau avec l’homme sous la toise intellectuelle, à qui l’on confère depuis une vingtaine d’années tous les grades universitaires et les diplômes de doctorat en droit, en médecine, ainsi que l’internat dans les hôpitaux, soit déclarée incapable pour les actes les plus ordinaires de la vie civile et sociale ?

Il faut absolument mettre fin à cette situation contradictoire qui, logiquement, a ses contre-coups partout.

Et nous nous étonnons encore des lenteurs que met la République à s’organiser ! Fondée sur le droit, elle a à sa base la violation du droit.

Aussi que se passe-t-il ?

Malgré la science acquise et ses merveilleuses applications, malgré les connaissances de plus en plus approfondies de l’histoire et la vulgarisation de la pensée par la presse, les livres, la parole, les mêmes fautes se répètent. Les caractères restent au-dessous des idées, les actes au-dessous des théories. On prône la solidarité et on professe l’individualisme le plus impitoyable ; on exalte la morale et on plonge dans la corruption la plus éhontée.

En un mot, loin de s’améliorer, de se perfectionner, les consciences se dégradent.

On s’aperçoit avec stupeur que, parvenue à un point élevé d’éclosion, l’œuvre sociale s’arrête court. Elle paraît ne pouvoir pousser plus loin son évolution. C’est à se demander si l’humanité est indéfiniment progressive ou bien si le progrès n’est seulement réalisable que dans les choses.

Mais une observation impartiale et profonde triomphe du doute. En étudiant sérieusement l’histoire, nous constatons que toutes les crises que traversent les nations, sont toujours suscitées par des dénis de justice et par une mauvaise répartition des droits et des devoirs.

Toute notre civilisation n’est qu’en surface et en placage ; le fond fait défaut.

Pour remédier au mal, nécessité est de le prendre à sa racine ; il suffit d’une révision du Code dans le sens intégral du droit pour en triompher. Le droit est indivisible, les intérêts étant à la fois individuels et collectifs. Le droit est aussi bien politique que civil ; car ne l’exercer que sous ce dernier rapport, c’est lui ôter toute garantie.

La refonte de la loi est donc imminente, elle seule peut rétablir l’ordre et remettre tout à sa place.

Maria DERAISMES.
  1. Deux Conférences inédites ont été retrouvées et sont publiées dans ce volume.