Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/Le dernier chant du Pèlerinage d’Harold/Commentaire du dernier chant de Child-Harold

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 187-194).
COMMENTAIRE

DU

DERNIER CHANT DE CHILD-HAROLD

SUIVI

DE L’INTERPRÉTATION DU PASSAGE




J’étais secrétaire d’ambassade à Naples. Je quittai Naples et Rome en 1822. Je vins passer un long congé à Paris. J’y fis paraître la Mort de Socrate, les Secondes Méditations. J’y composai, après la mort de lord Byron, le cinquième chant du poëme de Child-Harold.

Dans ce dernier poëme, je supposais que le poëte anglais, en partant pour aller combattre et mourir en Grèce, adressait une invective terrible à l’Italie pour lui reprocher sa mollesse, son sommeil, sa voluptueuse servitude. Cette apostrophe finissait par ces deux vers :


Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…


Les poëtes italiens eux-mêmes, Dante, Alfieri, avaient dit des choses aussi dures à leur patrie. Ces reproches, d’ailleurs, n’étaient pas dans ma bouche, mais dans la bouche de lord Byron : ils n’égalaient pas l’âpreté de ses interpellations à l’Italie. Ce poëme fit grand bruit : ce bruit alla jusqu’à Florence. J’y arrivai deux mois après, en qualité de premier secrétaire de légation.

À peine y fus-je arrivé, qu’une vive émotion patriotique s’éleva contre moi. On traduisit mes vers séparés du cadre, on les fit répandre à profusion dans les salons, au théâtre, dans le peuple ; on s’indigna, dans des articles de journaux et dans des brochures, de l’insolence du gouvernement français, qui envoyait, pour représenter la France dans le centre de l’Italie littéraire et libérale, un homme dont les vers étaient un outrage à l’Italie. La rumeur fut grande, et je fus quelque temps proscrit par toutes les opinions. Il y avait alors à Florence des exilés de Rome, de Turin, de Naples, réfugiés sur le sol toscan, à la suite des trois révolutions qui venaient de s’allumer et de s’éteindre dans leur patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le colonel Pepe. Le colonel Pepe était un des officiers les plus distingués de l’armée ; il avait suivi Napoléon en Russie ; il était, de plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause de sa patrie ; il fit imprimer contre moi une brochure dont l’honneur de mon pays et l’honneur de mon poste ne me permettaient pas d’accepter les termes. J’en demandai satisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au bord de l’Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les deux de première force en escrime. Le colonel avait plus de fougue, moi plus de sang-froid. Le combat dura dix minutes. J’eus cinq ou six fois la poitrine découverte du colonel sous la pointe de mon épée : j’évitai de l’atteindre. J’étais résolu de me laisser tuer, plutôt que d’ôter la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une cause qui n’était point personnelle, et qui, au fond, honorait son patriotisme. Je sentais aussi que si j’avais le malheur de le tuer, je serais forcé de quitter l’Italie à jamais. Après deux reprises, le colonel me perça le bras droit d’un coup d’épée. On me rapporta à Florence. Ma blessure fut guérie en un mois.

Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nôtre avait eu trop d’éclat pour que le gouvernement pût feindre de l’ignorer. Ma qualité de représentant d’une puissance étrangère me couvrait ; la qualité de réfugié politique aggravait la situation du colonel Pepe. On le recherchait. J’écrivis au grand-duc, prince d’une âme grande et noble, qui m’honorait de son amitié, pour obtenir de lui que le colonel Pepe ne fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait dont j’avais été deux fois le provocateur. Le grand-duc ferma les yeux. Le public, touché de mon procédé et attendri par ma blessure, m’applaudit la première fois que je reparus au théâtre. Tout fut effacé par un peu de sang entre l’Italie et moi. Je restai l’ami de mon adversaire, qui rentra plus tard dans sa patrie, et devint général.

Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première émotion de cette querelle, et il avait écrit, en quelques pages de sang-froid et d’analyse, une défense presque judiciaire de mes vers calomniés. Mais je ne voulus plaider de la plume qu’après le jugement de l’épée, et je ne consentis à publier cette défense que lorsque je pus la signer de la goutte de sang de ce duel d’honneur non personnel, mais national.

J’en donne ici quelques extraits, comme pièces justificatives de cet étrange procès littéraire.


« On a donné, dans quelques écrits récemment publiés en Italie, de fausses interprétations d’un passage du cinquième chant du poëme de Child-Harold, interprétations dont l’auteur a été profondément affligé, et auxquelles on croit convenable de répondre. Les esprits impartiaux apprécieront sans doute les motifs du silence que M. de Lamartine a gardé jusqu’ici, et la justesse de ces observations.

» Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ouvrages, mais un homme qui se respecte doit venger ses sentiments méconnus. Fidèle à ce principe, M. de Lamartine n’a jamais répondu aux critiques littéraires que par le silence ; mais il repousse avec raison des opinions et des sentiments que l’erreur seule peut lui imputer.

» Le passage inculpé est une imprécation poétique contre l’Italie en général ; imprécation que prononce Child-Harold au moment où, quittant pour jamais les contrées de l’Europe, contre lesquelles sa misanthropie s’exhalait souvent avec toutes les expressions de la haine, il s’élançait vers un pays où son imagination désenchantée lui promettait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce que renferme toute imprécation, c’est-à-dire tout ce que l’imagination d’un poëte, quand il rencontre un pareil sujet, peut lui fournir de plus fort, de plus général, de plus exagéré, de plus vague, contre la chose ou le pays sur lesquels s’exerce la fureur poétique de son héros. Si l’on veut avoir une idée juste d’une pareille figure, qu’on lise les diatribes d’Alfieri contre la France, son langage, ses mœurs, ses habitants ; les imprécations de Corneille contre Rome, celles de Dante, de Pétrarque, et de presque tous les poëtes italiens contre leur propre patrie, celles même de lord Byron contre quelques-uns de ses compatriotes ; qu’on lise enfin tous les satiriques de tous les siècles, depuis Juvénal jusqu’à Gilbert. De pareils morceaux n’ont jamais rien prouvé que le plus ou moins de talent de leurs auteurs à se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou à exercer leur verve satirique sur des nations ou des époques, c’est-à-dire sur des abstractions inoffensives.

» Voilà cependant de quel fondement des critiques italiens et quelques personnes mal informées ont voulu conclure les opinions et les sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Hâtons-nous d’ajouter cependant que la plupart des personnes qui sont tombées dans cette erreur ne connaissaient de l’ouvrage que ce seul passage, et que, le lisant séparé de l’ensemble qui l’explique, et le croyant placé dans la bouche du poëte lui-même, l’accusation pouvait leur paraître plus plausible.

» Rétablissons les faits : l’imprécation du cinquième chant de Child-Harold n’a jamais été l’expression des sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Ces vers ne sont nullement dans sa bouche, ils sont dans la bouche de son héros ; et si jamais il a été possible de confondre le héros et l’auteur, et de rendre l’un solidaire des opinions de l’autre, à coup sûr ce n’était pas ici le cas. Child-Harold, ou lord Byron, que ce nom désigne toujours, est non seulement un personnage très-distinct de M. de Lamartine, il en est encore en toute chose l’opposé le plus absolu. Irréligieux jusqu’au scepticisme, fanatique de révolutions, misanthrope jusqu’au mépris le moins déguisé pour l’espèce humaine, paradoxal jusqu’à l’absurde, Child-Harold est partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste le plus prononcé avec les idées, les opinions, les affections, les sentiments de l’auteur français ; et peut-être M. de Lamartine pourrait-il affirmer avec vérité qu’il n’y a pas dans tout ce poëme quatre vers qui soient pour lui l’expression d’un sentiment personnel. Le genre même de l’ouvrage peut rendre raison d’une pareille dissemblance : ce cinquième chant est en effet une continuation de l’œuvre d’un autre poëte, œuvre où cet autre poëte célébrait son propre caractère et ses impressions les plus intimes ; sorte de composition où l’auteur doit, plus que dans toute autre, se dépouiller de lui-même et se perdre dans sa fiction. Ajoutons que ce cinquième chant était même destiné à paraître sous le nom de lord Byron, et comme la traduction d’un fragment posthume de cet illustre écrivain.

» Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des paroles de son héros ? Quand lord Byron faisait parler Manfred, le Corsaire, ou Lara ; quand il mettait dans leur bouche les imprécations les plus affreuses contre l’homme, contre les institutions sociales, contre la Divinité ; quand ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais confondu la pensée du poëte et celle du brigand ? et un tribunal anglais s’est-il avisé de venir demander compte à l’illustre barde des opinions du Corsaire ou des sentiments de Lara ? Milton, le Dante, le Tasse, sont dans le même cas : toute fiction a été de tout temps permise aux poëtes, et aucun siècle, aucune nation, ne leur ont imputé à crime un langage conforme à leur fiction.


Pictoribus atque poetis

Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas.


« Mais si l’usage de tous les temps et le bon sens de tous les peuples ne suffisaient pas pour établir ici cette distinction entre le poëte et le héros, M. de Lamartine avait pris soin de l’établir d’avance dans la préface même de son ouvrage. « Il est inutile, dit-il, de faire remarquer que la plupart des morceaux de ce dernier chant de Child-Harold se trouvent uniquement dans la bouche du héros, que, d’après ses opinions connues, l’auteur français ne pouvait faire parler contre la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les anges. L’auteur et le héros ont deux langages très-opposés, etc… » (Préface de la première édition d’ Harold.)

» Ce serait en dire assez ; mais on dira plus : Lors même que M. de Lamartine aurait écrit en son propre nom, et comme l’expression de ses propres impressions, ce qu’il n’a écrit que sous le nom d’Harold ; lors même qu’il penserait de l’Italie et de ses peuples autant de mal que le supposent gratuitement ses adversaires, le fragment cité ne mériterait aucune des épithètes qu’on se plaît à lui donner. En effet, une chose qui, par sa nature, n’offense ni un individu ni une nation, n’est point une injure ; jamais une vague déclamation contre les vices d’un siècle ou d’un peuple n’a offensé réellement une nation ou une époque ; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque injustes qu’on les suppose, n’ont été sérieusement reprochées à leurs auteurs : l’opinion, juste en ce point, a senti que ce qui frappait dans le vague était innocent, par là même que cela ne nuisait à personne…

» Plaçons ici une observation plus personnelle. Si le chant de Child-Harold était le début d’un auteur complétement inconnu, si la vie et les ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus aisément peut-être l’erreur qui lui fait attribuer aujourd’hui les sentiments qu’il désavoue. Mais s’il perce dans tous ses écrits précédents un goût de prédilection pour une contrée de l’Europe, à coup sûr c’est pour l’Italie : dans vingt passages de ses ouvrages il témoigne pour elle le plus vif enthousiasme, il ne cesse d’y exalter cette terre du soleil, du génie et de la beauté :


Voluptueux vallon, qu’habita tour à tour

Tout ce qui fut grand dans le monde !

(Méditation XXIV.)


d’en appeler à ses immortels souvenirs :


Mais dans ton sein l’âme agrandie

Croit sur leurs monuments respirer leur génie !

(Id.)


de célébrer sa gloire et même ses ruines : voyez le morceau intitulé Rome, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du poëte nous passons à l’homme, nous voyons que M. de Lamartine a passé en Italie, et par choix, les premières années de sa jeunesse ; qu’il y revient sans cesse à différentes époques, qu’il y revient encore aujourd’hui. Qu’on rabaisse son talent poétique tant qu’on voudra, il n’y attache pas lui-même plus de prix qu’il n’en mérite : mais si on veut bien lui accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel, comment supposera-t-on que si la haine qu’on lui impute était dans son cœur, que s’il avait prétendu exhaler ses propres sentiments en écrivant les imprécations d’Harold, il eût au même moment demandé à être renvoyé dans ce pays qu’il abhorrait, et qu’enfin il fût venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire ? Qui ne sent l’absurdité d’une pareille supposition ? et quel homme de bonne foi, en comparant les paroles du poëte et ses actions, en opposant tous les vers où il exprime sous son propre nom ses propres impressions à ceux où il exprime les sentiments présumés de son personnage, quel homme de bonne foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement ?

» Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver M. de Lamartine de voir ses intentions si amèrement inculpées, il doit peut-être de la reconnaissance aux auteurs des différents articles où on l’accuse, puisqu’il le mettent dans la nécessité d’expliquer sa pensée méconnue, et de désavouer hautement les sentiments aussi absurdes qu’injurieux qu’on s’est plu à lui prêter. De ce qu’il y a quelques traits de vérité dans le fragment d’Harold, on veut conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu’ils expriment la pensée de l’auteur plus que la passion du héros. Oui, sans doute, il y a quelques traits de vérité : et quel peuple n’a pas ses vices ? quelle époque n’a pas ses misères ? L’Italie seule voudrait-elle n’être peinte que des traits de l’adulation ? Il y a quelques traits de vérité ; mais l’ensemble du tableau est faux, outré, comme tout tableau qui n’est vu que sous un seul jour, comme toute peinture où l’imagination n’emploie que les couleurs de la prévention et de la haine : oui, le tableau est faux pour M. de Lamartine. Dans sa fiction, son héros et lui partent de principes trop opposés pour se rencontrer jamais dans un jugement semblable.

» Mais peut-on admettre d’ailleurs que le poëte qui a pu faire les vers de Child-Harold soit en même temps assez absurde et assez aveugle à toute évidence, pour ne pas rendre une éminente justice à ce que le monde entier reconnaît et admire ? pour maudire une terre à laquelle la nature et le ciel ont prodigué tous leurs dons, dont l’histoire est encore un des trophées du genre humain ? pour dédaigner une langue qu’ont chantée le Dante, le Pétrarque et le Tasse ; une terre où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute littérature ont pris naissance, et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon X, la culture et l’éclat de Florence sous les Médicis, la puissance merveilleuse de Venise, et les plus imposants chefs-d’œuvre que nos âges puissent opposer au siècle de Périclès ? comprendre enfin dans une exécration universelle le climat, le génie, la langue, le caractère de dix nations des plus heureusement douées par le ciel, et chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la décadence même de cet empire du monde, qu’aucun peuple n’a pu conserver ?

» Mais c’est assez. Quelle que soit l’estime que l’on porte à un homme ou à un peuple, le moment de le louer n’est pas celui où l’on est injustement accusé par lui : la justice même en pareil cas ressemblerait à de la crainte. Quoique M. de Lamartine rejette à bon droit ce rôle d’insulteur public qu’on a voulu lui faire jouer malgré lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation, s’abaisser au rôle de suppliant ou à celui d’adulateur : l’un lui messied autant que l’autre. Satisfait d’avoir répondu aux injustes inculpations qu’un de ses écrits a pu malheureusement autoriser jusqu’à ce qu’il se fût expliqué lui-même, il se taira maintenant. Les esprits impartiaux rendront justice aux sentiments de convenances personnelles et politiques qui lui imposent désormais le devoir de ne répondre aux fausses interprétations que par le silence, aux injures littéraires que par l’oubli, aux insultes personnelles que par la mesure et la fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand on en appelle de son talent à son caractère.


« Florence, le 12 janvier 1826. »