Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/13

◄  XII.
XIV.  ►


XIII

Du merveilleux chapitre que tint saint François à Sainte-Marie-des-Anges, où se trouvèrent plus de cinq mille frères.

Le fidèle serviteur du Christ, François, tint une fois un chapitre général à Sainte-Marie-des-Anges. À ce chapitre se rassemblèrent plus de cinq mille frères : on y vit saint Dominique, chef et fondateur de l’Ordre des frères Prêcheurs, qui allait alors de Bourgogne à Rome et sachant la réunion du chapitre que saint François tenait dans la plaine de Sainte-Marie-des-Anges, il s’y rendit avec sept frères de son Ordre. À ce chapitre se trouva encore un cardinal, très-dévoué à saint François, et le saint lui avait prédit qu’il serait pape, ce qui arriva. Le cardinal étant venu a dessein de Pérouse, où était la Cour romaine, à la ville d’Assise, chaque jour il visitait saint François et ses frères, et quelquefois il chantait la messe ou faisait le sermon aux frères réunis en chapitre. Or ledit cardinal ressentait une grande joie et une grande dévotion quand il venait visiter ce saint collége, en voyant dans la plaine. autour de Sainte-Marie-des-Anges, les frères assis par groupes, ici de quarante, là de cent, ailleurs de quatre-vingts ensemble, tous occupés à raisonner de Dieu, tous dans les oraisons, dans les larmes et les exercices de charité. Tous se tenaient dans un tel silence et une telle modestie, qu’on n’entendait pas un murmure ni une dispute en sorte que le cardinal s’émerveillait d’une telle multitude si bien ordonnée, et il disait avec larmes et avec une grande dévotion : « Vraiment, c’est ici le camp et l’armée des chevaliers de Dieu. » Dans un si grand nombre d’hommes on n’entendait ni fables ni paroles menteuses mais, quelque part que se réunît une troupe de frères, ils priaient, disaient leur office, ou bien ils pleuraient leurs péchés et ceux de leurs bienfaiteurs, ou ils s’entretenaient du salut des âmes. Les cabanes de ce camp étaient formées de claies et de nattes, divisées par groupes, selon les diverses provinces d’où venaient les frères. C’est pourquoi ce chapitre s’appela le Chapitre des Claies ou des Nattes. Leur lit était la terre nue, et quelques-uns avaient un peu de paille ; leurs oreillers étaient des pierres ou des morceaux de bois. C’est pourquoi si grande était la dévotion qu’ils inspiraient à quiconque les voyait ou les entendait, et si étendu le renom de leur sainteté, que de la cour du Pape, qui était alors à Pérouse, et des autres lieux de la vallée de Spolète, accouraient un grand nombre de comtes, de barons, de chevaliers et d’autres gentilshommes, et beaucoup de bourgeois, et des cardinaux, des évêques, des abbés, avec beaucoup d’autres clercs, pour être témoins d’une assemblée si sainte, si nombreuse et si humble, telle que le monde n’avait jamais vu tant de saints hommes réunis. Mais on venait principalement voir le chef et le père très-saint de cette sainte famille, qui avait ravi au monde une si belle proie et formé un troupeau si beau et si docile, pour suivre les traces du véritable pasteur Jésus-Christ. Le chapitre étant donc assemblé, le père de tous et le ministre général, saint François, dans la ferveur qui l’inspirait, annonça la parole de Dieu, et prêcha ce que le Saint-Esprit lui faisait dire. Or, pour texte du sermon, il prit ces paroles : «  Mes fils, nous avons promis à Dieu de grandes choses ; mais Dieu nous en a promis de plus grandes encore, si nous observons nos promesses, et que nous attendions avec assurance les siennes. Court est le plaisir du monde la peine qui le suit est éternelle. Petite est la peine de cette vie ; mais la gloire de l’autre est infinie. » Et sur ces paroles prêchant très-dévotement, il fortifiait ses frères, et les portait à l’obéissance et au respect envers la sainte mère Église ; à la charité fraternelle, à prier Dieu pour tous les hommes, à pratiquer la patience dans les adversités de ce monde, la modération dans la prospérité  ; à conserver la pureté et la chasteté angélique ; à garder la paix et la concorde avec Dieu, avec les hommes, et avec leur propre conscience à s’entretenir dans l’amour et l’observance de la très-sainte Pauvreté ; et il dit ensuite : «Je vous commande, au nom de la sainte. Obéissance, à vous tous qui êtes rassemblés ici, que nul de vous n’ait inquiétude ni aucun souci du manger, du boire, ni des autres choses nécessaires au corps. Mais je veux seulement que vous vous appliquiez à prier Dieu, et ,que vous lui laissiez le soin de votre corps, parce qu’il a pour chacun de vous une sollicitude particulière. Et tous tant qu’ils étaient reçurent ce commandement avec allégresse de cœur et avec un visage joyeux. Puis, le sermon de saint François étant terminé, ils se jetèrent en oraison.

Saint Dominique, qui était présent à toutes ces choses, s’étonna fort du commandement de saint François ; et il le trouvait indiscret, n’imaginant pas comment une telle multitude se pourrait gouverner sans prendre aucun soin ni souci des choses nécessaires au corps. Mais le souverain Pasteur, le Christ béni, voulant montrer combien il a soin de ses brebis ; et quel singulier amour il porte à ses pauvres, inspira incontinent aux gens de Pérouse, de Spolète, de Foligno, de Spello, d’Assise et des autres lieux environnants, de porter à manger et à boire la sainte assemblée. Et voici tout à coup venir de ces lieux des hommes avec des bêtes de somme, des chevaux, des charrettes, chargés de pain, de vin, de fèves, de fromages et d’autres choses bonnes à manger, comme les pauvres du Christ en avaient besoin. Outre cela, ils apportaient des serviettes, des cruches, des coupes, des verres, et autres vases qui étaient nécessaires pour une telle multitude, Et bien heureux se croyait celui qui pouvait porter davantage, ou servir avec plus d’empressement ; si bien que même les chevaliers, les barons et les autres gentilshommes ; qui étaient venus pour voir les frères, les servaient avec humilité et dévotion. Saint Dominique, témoin de toutes ces choses, et voyant qu’en vérité la Providence divine s’employait pour eux, reconnut humblement qu’il avait mal taxé d’indiscrétion le commandement de saint François, et allant s’agenouiller devant lui, il déclara humblement sa faute, et ajouta : « Vraiment, Dieu prend un soin particulier de ses saints pauvres, et je ne le savais pas. Désormais je promets d’observer l’évangélique et sainte Pauvreté, et je maudis de la part de Dieu tous les frères de mon Ordre qui oseront. retenir quelque chose en propre. » Ainsi saint Dominique fut très-édifié de la foi de saint François, de l’obéissance et de la pauvreté qu’il voyait dans une compagnie si grande et si bien ordonnée, et enfin de la Providence divine qui venait d’y répandre une telle abondance de tous biens. Dans ce même chapitre, il fut dit à saint François que beaucoup de frères portaient le cilice sur la chair et des cercles de fer ; que, pour cette raison, beaucoup étaient malades jusqu’à en mourir, et que plusieurs en étaient gênés dans l’oraison ; à raison de quoi saint François, comme un père très-discret, commanda par la sainte Obéissance que tous ceux qui avaient ou des cilices ou des cercles de fer les quittassent, et vinssent les déposer devant lui. Ils firent ainsi, et l’on compta bien cinq cents cilices de fer, et encore plus de cercles qu’on portait, soit au bras, soit à la ceinture : on en fit un grand monceau, et saint François ordonna de les laisser là.

Le chapitre terminé, saint François, ayant affermi tous ses frères dans le bien, et leur ayant enseigné comment ils devaient se tirer sans péché de ce monde mauvais, les renvoya dans leurs provinces avec la bénédiction de Dieu et la sienne, tous pénétrés de consolation et de joie spirituelle.