Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Septième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 211-247).


LES LETTRES PAÏENNES. — LA POÉSIE


(SEPTIÈME LEÇON)




Messieurs,


À mesure que nous pénétrons dans la société romaine du cinquième siècle, nous reconnaissons mieux qu’elle devait mourir, mais non pas mourir tout entière. Déjà dans la religion, dans le droit, nous avons distingué ce partage entre les éléments périssables et le principe immortel qui leur survit, qui ne perd rien, qui gagne à leur destruction. Il semble que les lettres doivent nous donner un autre spectacle ; que si l’idée du saint fut voilée pour l’antiquité par la pensée de la chair et du sang, si l’idée du juste fut troublée par l’orgueil des forts et par l’oppression des faibles, du moins l’idée du beau rayonna dans toute sa pureté ; il semble que les lettres anciennes n’avaient rien à corriger, qu’elles ne pouvaient rien perdre sans un dommage irréparable pour les temps qui suivirent, et que, du moins en fait d’art, ces hommes du Nord, ces Celtes, ces Germains, ces Slaves, au sortir de leurs forêts, n’avaient rien de mieux à faire que de venir s’asseoir aux pieds des maîtres latins pour apprendre d’eux l’éloquence et la poésie. Cependant il n’en est pas ainsi : le cinquième siècle gardait la tradition de l’art, mais enveloppée dans tous les défauts, dans tous les vices de la décadence, et nous allons voir ce qu’il fallut vaincre de résistances pour l’en dépouiller.

La décadence latine, dont je ne vous ferai pas l’histoire, commence avec l’empire, avec le règne d’Auguste, au moment où la liberté finit. C’est un lieu commun historique, une vérité vulgaire, que l’inspiration ne saurait vivre que de liberté ; cependant rien ne semble plus contestable et plus contredit par les faits ; on allègue en ce sens le siècle d’Auguste, celui des Médicis, celui de Louis XIV et tous ceux où un despotisme immense sembla couvrir toutes choses de son ombre, mortelle pour l’indépendance et bienfaisante pour le génie.

Mais ceux qui ont soutenu cette thèse ne prennent pas garde que les grands princes qui ont donné leur nom aux siècles d’or des littératures n’ont pas ouvert ces siècles, mais les ont fermés, et que c’est celui-là qui laisse son nom sur la pierre tumulaire du grand siècle qui l’a enterré. Auguste commence par vendre la tête de Cicéron à Antoine, et par pacifier l’éloquence, comme disent les contemporains, ainsi que le reste des choses humaines ; la pacifier, c’était l’éteindre ; ensuite il s’entoure de poëtes, mais ces poëtes ont fait leur éducation au milieu des guerres civiles et ont grandi au bruit des armes de Philippes et d’Actium. Plus tard les Médicis recevront la littérature italienne, toute frémissante encore des passions guelfes et gibelines, tout émue du souffle de Dante, ils la laisseront endormie pendant trois siècles au pied des femmes. Louis XIV prend un siècle encore tout bouillant des orages de la Ligue, tout retrempé aux généreuses erreurs de la Fronde, et il en commence un autre qui ira finir dans les antichambres des maîtresses et des favoris ; de sorte que tous ces patrons, tous ces Mécènes de l’âge d’or des littératures, ne font qu’élever un tombeau commun, un magnifique tombeau, sans doute, à la liberté et au génie.

À mesure qu’on avance dans les siècles de l’Empire, la servitude devient plus pesante et l’ombre plus épaisse. Cependant le règne des empereurs chrétiens, si accusés d’avoir hâté la décadence, rendit quelques inspirations aux lettres, parce qu’il rendit aux esprits quelque liberté. Nous trouvons chez un témoin non suspect, Symmaque, ce fait peu connu, que Valentinien, après le règne philosophique de Julien, rétablit la publicité des débats judiciaires, et un auteur païen le loue d’avoir mis fin au silence public. Sans doute, si l’éloquence avait dû renaître, c’eût été au milieu de cette lutte des tribunaux romains, où elle trouvait tant de grands souvenirs, et où le génie de Cicéron vivait encore ; mais elle ne devait pas revivre et se faire entendre au delà de l’enceinte de ces tribunaux.

Favorisée par les libéralités de Constantin, la poésie retrouva des inspirations que, depuis bientôt trois cents ans, elle ne connaissait plus.

Le cinquième siècle, qui semble n’offrir d’abord que des intrigues de palais et des querelles d’eunuques, était cependant le siècle le plus épique, le plus capable d’inspirer un grand poëme. Rome avait toujours aimé ces chants héroïques qui célébraient la gloire de ses grands hommes, qui faisaient revivre le souvenir de son illustration militaire ; il lui avait fallu un genre de poëme que la Grèce avait connu, mais qu’elle n’avait pas préféré : au lieu d’une épopée mythologique, Rome avait affecté la forme historique ; depuis les Annales d’Ennius jusqu’à la Pharsale de Lucain, jusqu’à la Guerre punique de Silius Italicus, on la voit s’attacher de préférence à ces poëtes qui suivent de près son histoire et lui racontent ses actions dans un langage digne d’elle. Au temps où nous sommes, la scène s’est bien agrandie, le combat est devenu bien plus terrible, les barbares sont aux portes de l’Empire, mais toujours vaincus, toujours repoussés par les aigles de Constantin, par l’épée de Julien, par le génie et la fermeté de Théodose, et nul ne peut dire de quel côté penchera la balance que les destins semblent soutenir d’une main égale. Mais une autre guerre plus grande existe et se perpétue, et, de même que le poëte nous a fait assister, bien au-dessus des remparts de Troie, à des luttes lointaines où nous voyons les phalanges se combattre dans les plaines du ciel ; de même, au-dessus de ces combats de la terre, se livre la grande bataille entre le paganisme et le christianisme, et personne encore, s’il n’était éclairé par un principe chrétien, ne pouvait dire, au lendemain de la mort de Julien, lequel des deux serait vainqueur ; ici, comme dans l’Iliade, il s’agit d’une querelle séculaire, non plus seulement entre l’Orient et l’Occident, entre le Nord et le Midi, mais entre les deux moitiés du genre humain, et, dans cette lutte, on aurait pu nous montrer les immortels au plus fort de la mêlée, descendant de leurs nuages pour combattre au grand jour. Mais le poëte manqua, ou plutôt le poëte vint et se trompa.

Le poëte du cinquième siècle fut Claudien, né à Alexandrie, dans cette ville savante qu’il a célébrée avec amour, vantant ce ciel de l’Égypte sous lequel le laboureur n’appelle jamais de ses vœux les nuages, servi qu’il est par les eaux du Nil ; il chante avec passion cette cité où l’antiquité avait rassemblé, en quelque sorte, tout son savoir, où avaient paru Callimaque, Apollonius, à l’école desquels Virgile et Horace n’avaient pas dédaigné d’étudier ; c’est aussi sous leur influence qu’il s’est formé et qu’il a grandi. Lorsqu’en 395 il paraît à Rome, dans la ville païenne, il est aussitôt entouré d’hommages universels, les partisans de l’ancien culte sont au comble de la joie d’entendre ce jeune homme savant et inspiré faire revivre tous leurs dieux au moment où on leur déclare que leurs dieux s’en vont ; l’admiration publique le porte aux plus grands honneurs et obtient des empereurs chrétiens eux-mêmes qu’on lui érige une statue dans le forum de Trajan, à côté des grands poëtes de l’antiquité, et une inscription sur la base de marbre reconnaît en lui l’intelligence de Virgile et la muse d’Homère[1].

Au reste, le sénat seul ne lui a pas obtenu ces bienfaits : un protecteur plus puissant s’est joint au sénat, c’est Stilicon, à la suite duquel le poëte s’est attaché, dont il chante les victoires, les combats, le repos, les plaisirs, dont il chante même les vices et les crimes, et, après avoir accompagné ainsi le tuteur d’Honorius, le vainqueur des Goths, jusqu’à la fin de sa carrière, lorsque Stilicon périt assassiné, son sang rejaillit sur le poëte qui marchait à sa suite. Claudien est alors disgracié, persécuté, et nous le voyons adresser un poëme à Adrien, préfet du prétoire, pour lui demander pitié, le supplier de suspendre ses coups, de le laisser respirer dans l’ombre, et aussi, sans doute, user de la liberté déplorable de la flatterie ; il compare le préfet du prétoire à Achille, et lui rappelle qu’Achille ne s’acharna pas sur les restes d’Hector.

Manibus Hectoreis atrox ignovit Achilles[2].

Disons maintenant un mot de ses œuvres et de son génie. — Son génie est précisément dans ses erreurs : cet homme, venu dans un siècle chrétien, par la puissance d’une imagination prodigieuse, vit encore tout entouré des souvenirs de l’antiquité païenne, et, de même que les dieux ne marchent sur la terre qu’entourés de nuages, lui ne parle qu’entouré de fables qui lui dérobent la vue de la vérité. Nous sommes à une époque où de toutes parts les temples commencent à être fermés, excepté à Rome, où cependant le pêcheur de Galilée a vaincu le Jupiter Tarpéien. Claudien n’en commence pas moins une Gigantomachie, un poëme destiné à chanter la victoire de Jupiter sur les Géants. Le temps approche où le temple de Cérès à Catane va s’ouvrir pour recevoir sur ses autels l’image de la Vierge Marie, et Claudien s’occupe à composer un poëme en trois livres sur l’enlèvement de Proserpine… Son âme s’échauffe, il voit les temples s’ébranler, l’inspiration des trépieds de Delphes a passé sur ses lèvres ; que va-t-il en sortir ? Quelque défense éloquente de ses dieux attaqués, quelque victorieuse apologie qui viendra se placer à la suite de celles de Symmaque et réfuter celles de tant de glorieux confesseurs et apologistes ? Non, il n’en est rien : tout ce bruit, tout cet éclat, c’est pour nous apprendre comment le dieu des enfers enleva, dans les champs d’Enna, la fille charmante de Cérès :

Inferni raptoris equos afflataque curru
Sidera Tænario, caligantesque profundæ
Junonis thalamos audaci prodere cantu
Mens congesta jubet[3]

Cependant tout ici n’est pas illusion, et je me persuade que dans ces erreurs, que dans ces oublis de Claudien, il y a beaucoup d’art et de politique. Je parlais, il y a un instant, de cette société païenne qui l’avait accueilli avec transport à son arrivée, qui l’avait entouré de ses faveurs, qui trouvait en lui son poëte favori et le plus goûté ; eh bien ! la politique de cette société, de ces familles sénatoriales, était depuis quelque temps, comme le rhéteur Salluste le disait à Julien, de traiter le christianisme de mode passagère d’engouement des esprits, qui devait bientôt se dissiper et laisser revenir à l’antique religion des aïeux. Chose étonnante ! ces chrétiens, pour lesquels on n’avait pas assez de menace, d’arènes, de bourreaux, de lions ; ces chrétiens qu’on accusait de conjurer contre l’État, de vouloir faire crouler l’Empire, les païens, naguère si effrayés, plus calmes aujourd’hui, se bornent à ne jamais les nommer, à les supposer absents de l’univers et nuls en présence de la postérité. Aussi Claudien passe au milieu de toutes les gloires chrétiennes de ce siècle sans s’en apercevoir, ignorant saint Augustin, saint Ambroise qui ne l’ignorent pas, qui lui font même l’honneur de le citer. Il ne s’est jamais permis d’attaques violentes, directes, contre le christianisme, si ce n’est une fois, dans sa vie privée, où il se laissa arracher une épigramme contre Jacobus, préfet des soldats, qui avait osé désapprouver ses vers. Le crime était grand ! Il le poursuit de ses sarcasmes, et voici en quels termes :

Per cineres Pauli, per cani limina Petri,
Ne laceres versus, dux Jacobe, meos.
Sic tua pro clypeo sustentet pectora Thomas,
Et comes ad bellum Bartholomæus eat,
Sic ope sanctorum non barbarus irruat Alpes,
Sic tibi det vires sancta Susanna suas…[4].

Vous voyez que l’emploi du sarcasme contre le christianisme n’est pas nouveau, et qu’il faut, lorsqu’on écrit l’histoire du voltairianisme, remonter bien loin avant Voltaire.

Mais l’aristocratie romaine, qui permettait rarement au poëte ces libertés compromettantes, avait à tirer de lui d’autres services. Elle avait fait de Claudien le poëte lauréat de ses solennités, de ses intérêts, de ses passions politiques ; il portait pour elle la parole, mais son éloquence n’employait plus la prose, dont on aurait pu blâmer les excès ; il parlait la langue des dieux, dont on ne pouvait pas accuser la liberté, à laquelle il fallait permettre de rappeler de temps à autre le langage de Virgile et d’Homère ; il portait la parole dans ces grands événements qui émouvaient tous les esprits : la guerre contre Gildon, contre Alaric, la chute de Rufin ou d’Eutrope. C’était alors que paraissait Claudien, à Rome, à Milan ou à Ravenne, en présence d’Honorius, de Stilicon, et des hauts dignitaires de l’Empire, et alors, au nom de cette grande assemblée sénatoriale qu’il avait laissée derrière lui, au nom de cette vieille aristocratie romaine, il parlait à ces personnages chrétiens, il les traitait comme il eût traité Auguste et sa cour, avec un langage plein d’encens idolâtrique ; il les enveloppait, comme d’un nuage, des parfums du sacrifice, et leur imposait comme une sorte de complicité païenne dont ils n’étaient pas maîtres de se dégager. Avait-il à louer Théodose, il le représentait, après avoir donné ses derniers conseils à Stilicon, prenant son vol vers le ciel, comme autrefois Romulus, traversant la voie lactée, écartant à droite et à gauche les ombres qui se pressent respectueusement sur son passage, laissant loin derrière lui Apollon, Mercure, Jupiter, et allant prendre la place la plus haute au sommet de l’Empyrée, tandis que son étoile se levait sur l’Empire d’Orient pour considérer encore son fils Arcadius, et se couchait à regret dans l’Empire d’Occident où régnait Honorius. Voilà comment dans ce siècle le poëte fait l’apothéose des plus grands défenseurs, des serviteurs couronnés du christianisme. Lorsqu’il s’adresse au jeune Honorius, sa liberté est plus grande, il craint moins encore : il n’hésite pas, lorsqu’il est question du mariage de l’empereur avec Marie, à représenter l’Amour et le jeune Cupidon venant percer de ses flèches le cœur du prince et allant se vanter de ses exploits à Vénus dans le beau palais de Chypre, qu’elle occupe et dont il fait une pompeuse description. La déesse, emportée par un triton, traverse les mers ; elle arrive à Ravenne, pénétre dans la demeure des jeunes mariés et les trouve occupés à lire les poëtes anciens, les odes de Sapho, dont les païens interdisaient la lecture à leurs filles : ce sont elles que Claudien met entre les mains de la jeune épouse d’Honorius[5].

Mais voici une solennité plus grande. On est en 404 ; Honorius règne depuis neuf ans ; il règne à Ravenne, dans une ville chrétienne, qu’il préfère à cette Rome, éprise de ses faux dieux ; il a déjà rendu trois lois contre le paganisme ; cependant il se décide, après de longues hésitations, à venir à Rome célébrer son sixième consulat, et il prend possession de l’ancien palais d’Auguste, sur le mont Palatin ; il réunit autour de lui le sénat, ce sénat partagé où la majorité païenne déplore encore le renversement de l’autel de la Victoire. En présence d’une réunion si considérable où les chrétiens l’emportent, sinon par le nombre, au moins par l’autorité, Claudien s’avance : il est chargé d’exposer les vœux de la ville et du sénat, il déroule le parchemin où ses vers sont écrits en lettres d’or, et il raconte un songe : « Toutes les pensées qui durant le jour agitent nos âmes, le sommeil bienfaisant les rend à notre cœur pacifié. Le chasseur rêve ses forêts, le juge son tribunal, et l’habile écuyer croit dépasser en songe une borne qui n’existe point. Moi aussi le culte des Muses me poursuit par le silence des nuits, et me ramène à un labeur accoutumé. Je rêvais donc qu’au milieu de la voûte étoilée du ciel, je portais mes chants aux pieds du grand Jupiter, et comme le sommeil a ses illusions charmantes, je croyais voir le chœur sacré des dieux applaudir à mes paroles. Je chantais les géants vaincus, Encelade et Typhée, et avec quelle joie le ciel recevait Jupiter tout rayonnant de ses triomphes. Mais une vaine image ne m’a pas trompé, et la porte d’ivoire ne m’a pas envoyé un songe imposteur. Le voilà bien le prince, le maître du monde, aussi haut que l’Olympe ; la voici bien telle que je l’ai contemplée, cette assemblée des dieux. Le sommeil ne pouvait me montrer rien de plus grand, et la cour a égalé le ciel[6]. » Rien ne pouvait être dit de plus poli, mais rien de plus païen ; après un si brillant exorde il continue : il promet d’abord un temple à la Fortune (Fortuna redux), puisque Rome et le consulat ont recouvré leur majesté ; lorsque Apollon abandonne pour un moment sa belle demeure de Delphes, alors le laurier n’est plus qu’un vil arbrisseau, alors les oracles n’ont plus de voix ; mais le retour du dieu rend la parole aux antres et aux forêts ; de même le mont Palatin s’anime à la présence du dieu nouveau, il se rappelle tous les Césars qui l’ont habité pendant tant de siècles. « Certes, aucune demeure ne convint mieux aux maîtres du monde ; aucune autre colline ne porte plus haut la puissance impériale, et ne fait mieux dominer le droit souverain, planant sur le forum et sur les rostres soumis. Comme de toutes parts le palais sacré se voit environné de temples ! Quelle garde font autour de lui les dieux ! En face, je contemple le sanctuaire de Jupiter et les géants précipités de la roche Tarpéienne, et les portes ciselées, et les statues qui s’élancent dans les nuages, et les édifices sacrés dont les toits pressés obscurcissent le ciel. J’aperçois les colonnes revêtues de nombreuses poupes d’airain, et les arcs innombrables chargés de dépouilles. Prince vénéré, ne reconnais-tu point tes pénates ? »

Agnoscisne tuos, princeps venerande, penates[7]  ?

Il y avait assurément plus que l’imagination, plus qu’une vaine pompe dans ces vers ; il y avait une leçon, qui ne manquait pas de hardiesse, au prince déserteur de Rome et réfugié dans Ravenne ; ce n’était pas sans quelque témérité que Claudien le rappelait à venir habiter ces pénates païens du mont Palatin, ce lieu tout gardé encore par les sentinelles divines dont il était entouré.

Mais ce qui explique cette audace inaccoutumée du poëte, ce qui rend raison de son courage, c’est un sentiment excellent de patriotisme romain poussé à un degré singulier par cet homme né cependant à Alexandrie : c’est là une preuve de cette unité profonde dont Rome avait marqué toutes les nations réunies à son empire ; Claudien s’assimile toute l’antiquité romaine, il est pénétré de tout l’héroïsme latin et il remplit ses vers des noms des Fabricius, des Décius, des Scipion, non pas comme de vains mots destinés à grossir l’échafaudage d’une vaine poésie, mais comme autant de pensées vivantes qui lui rendent, pour quelques moments du moins, l’antiquité évanouie. La véritable divinité de Claudien, ce n’est pas Jupiter, auquel il ne croit qu’à demi, ce n’est pas Cérés, ce n’est pas Proserpine ; c’est Rome, lorsqu’il la représente telle qu’elle était représentée sur les monuments, telle qu’on la voyait sur les places publiques, dans les temples qui lui étaient dédiés, jusque dans les cités de l’Asie, «  s’élançant sur un char que la Terreur et l’Impétuosité, ses deux écuyers, suivent de toute la force d’une course haletante, la tête armée du casque, l’épaule nue, tenant à la main l’épée victorieuse qu’elle balance tantôt contre les Parthes, tantôt contre les Germains… » Voilà la divinité qu’il rêve et dont il ne peut se lasser d’admirer la sévère beauté.

D’autres fois, laissant de côté un vain luxe mythologique, il saisissait la pensée même de Rome dans ses conquêtes et ses lois, et l’exprimait avec une rigueur qui aurait honoré un historien ou un jurisconsulte. « C’est la mère des armes et des lois ; c’est elle qui étendit son empire sur le monde et qui donna au droit son premier berceau… C’est elle qui seule reçut des vaincus dans son sein, qui consola le genre humain en lui donnant le même nom, qui le traita, non pas en reine, mais en mère, qui nomma citoyens ceux qu’elle avait conquis, et noua d’une chaîne d’amour les deux extrémités de la terre. C’est à son pacifique génie que nous devons tous de trouver la patrie sous des cieux étrangers, de changer impunément de demeure. Par elle ce n’est plus qu’un jeu de visiter les bords glacés de Thulé et de pénétrer en des régions dont le nom seul faisait l’horreur de nos pères ; par elle nous nous abreuvons à notre gré aux flots du Rhône ou à ceux de l’Oronte ; par elle nous ne sommes tous qu’un seul peuple, et son empire ne connaîtra pas de fin. La sibylle le lui promit, les rites sacrés de Numa font sa vie, Jupiter ne tonne que pour elle, et Pallas la couvre de toute son égide. »

Hæc est in gremium victos quæ sola recepit,
Humanumque genus communi nomine fovit,
Matris, non domina ritu…
Hujus pacificis debemnus logibus omnes…
Quod cuncti gens una sumus
[8]

J’ai dû parler de Claudien avec quelques détails, car il marche assurément entre les premiers après Lucain ; ce poëte, que je ne crains pas de mettre au-dessus de Stace et de tous les poëtes postérieurs, a un singulier éclat d’images, une richesse étonnante de figures et une chaleur qui plus d’une fois lui fait rencontrer les véritables éclairs du beau langage. Cependant je ne puis pas dissimuler ses vices : toutes ces grandes qualités, il les a portées, pour son malheur, au service d’une religion qui alors n’inspirait plus personne ; car je reconnais le paganisme inspiré lorsqu’il était soutenu d’une sorte de croyance, quand Homère représentait son Jupiter, et ce sourcil dont un mouvement fait trembler le monde, avec une vérité si profonde et si religieuse, qu’on croit voir le poëte tout effrayé lui-même de la grande image qu’il vient de tracer. Virgile a, lui aussi, quoique à un moindre degré, retrouvé quelque chose de l’inspiration païenne, lorsqu’il nous fait assister à la fondation de la destinée romaine et à ce conseil des dieux où il s’agissait de décider que la pierre du Capitole ne s’ébranlerait jamais. Quant à Claudien, malheureusement il ne croit plus guère à ces dieux ; il en fait comme autant d’acteurs venant débiter des harangues d’école ; Jupiter, Pluton, Vénus, ne paraissent guère que pour s’occuper d’un lieu commun de gloire, de pardon, d’adieu, de désespoir. C’est bien pire encore lorsqu’il en dispose comme autant d’esclaves qu’il attache à la suite de ses protecteurs, qu’il fait marcher derrière le char de Stilicon, ou qu’il lance à la poursuite de ses ennemis, de Rufin, par exemple ; alors se montre et se trahit toute la bassesse, toute la servilité de cette société païenne dont nous avons déjà entrevu les désordres. Comme tous ces sénateurs de Rome, dont il est l’ami, après avoir fait des vœux secrets pour le triomphe d’Arbogaste et d’Eugène, il les désavoue alors que ces deux hommes sont vaincus, que l’un d’eux est mort sur le champ de bataille et que l’autre s’est percé de son épée comme autrefois Brutus à Philippes ; dès ce moment Claudien n’a plus pour eux que des insultes poétiques. De même, lorsque Rufin, enveloppé par des soldats, est mis en pièces, sa tête emportée d’un côté, ses bras de l’autre, et son corps coupé en morceaux, Claudien éprouve une joie féroce, il ne peut assez s’abreuver de ce sang qu’il voit couler avec autant de plaisir que Diane lorsque ses chiens déchirèrent Actéon, et il s’écrie :

Felix illa manus talem quæ prima cruorem
Hauserit[9] !……

D’un autre côté, les hommes ne valaient guère mieux que les dieux pour inspirer les poëtes de ce temps. La familiarité d’Auguste, ce commerce élégant et discret qu’il entretenait avec les poëtes, pouvaient encourager les muses de Virgile et d’Horace ; Auguste voulait être loué ; mais plus la louange était délicate, plus elle le trouvait sensible. Il n’en est plus ainsi de cette domesticité du Bas-Empire, au pied de laquelle rampait notre poëte : Stilicon était un Vandale, Eutrope un eunuque ; Claudien était pour eux un serviteur à gages, qui leur devait des vers pour chaque espérance de bienfaits qu’ils lui donnaient. Aussi toute l’antiquité est immolée à Stilicon : on le comparera aux Scipions, qui, eux aussi, étaient favorables aux poëtes, mais on l’élèvera bien au-dessus d’eux. Serena, l’épouse de Stilicon, sera invitée à prêter ses auspices au mariage du poëte, et, dans une lettre de faire part en vers, où il annonce ses noces à la grande princesse, il lui rapelle que Junon assistait à celles d’Orphée, et il espère bien que la maîtresse de la terre ne se laissera pas vaincre en générosité par la reine du ciel.[10]. C’est en ces termes qu’il traitait une chrétienne coupable, à ses yeux, d’avoir fait brûler les livres de la Sibylle, ce que les païens ne lui pardonnèrent jamais, et d’être allée dans le temple de Cérès enlever à la déesse son collier en repoussant du pied la vieille vestale qui lui reprochait son sacrilége.

Ainsi tout le paganisme du poëte n’est pas capable de lui arracher une parole de malveillance contre les ennemis de son culte, et il les couvre d’un généreux pardon. Ce penchant au panégyrique était un indice de l’abaissement des mœurs ; il y a plus : non-seulement ce genre enlève au poëte toute sa dignité morale, mais aucun n’est plus contraire à la poésie. Le panégyriste, en effet, n’est pas libre de prendre, pour objet de ses chants, ce qui est véritablement grand, héroïque : il doit tout louer, tout célébrer, tout immortaliser ; il doit prendre le héros à sa naissance, le suivre, encore enfant, dans les jeux de son âge, et si Honorius n’est pas allé combattre en personne à la tête de ses armées, Claudien trouvera des raisons pour expliquer ce repos, et déclarera que cet enfant de neuf ans était enseveli dans les études philosophiques au moment où on allait le chercher pour le faire Auguste. Telle est la loi des panégyriques.

La publicité avec laquelle ces compositions sont déclamées, l’habitude des lectures publiques, achèvent de conduire les poëtes de la décadence à l’oubli qui est au bout et qui les attend. On a ingénieusement montré comment cette habitude, inconnue du temps de Virgile, comment cet amour-propre, introduit par Pollion et plus tard encouragé par Néron, comment cette coutume de réunir une assemblée nombreuse pour écouter le récit d’un poëme, avaient profondément contribué à étouffer le génie, à le réduire aux proportions d’un jeu littéraire et de passe-temps entre gens d’esprit. En effet, quand on parle à un peuple entier, il faut exprimer la pensée commune ; il faut être inspiré pour se faire écouter, simple pour se faire comprendre. Mais, lorsqu’on a affaire à cette élite blasée, qu’on appelle les beaux esprits, à ces hommes lassés de tout, qui se vantent de ne pas admirer parce que cette faculté leur semble tenir à la naïveté, alors, au lieu de les émouvoir, il faut à toute force les étonner. Tel est le principe des décadences : c’est ce ferme propos d’étonner par la profonde science du fond et la recherche excessive de la forme.

Par la science : c’est alors que vous rencontrez ces poëtes mythologues, géographes, astronomes, géomètres, naturalistes, qui chanteront les phénomènes d’Aratus, l’astronomie de Ptolomée, la description de la terre par un autre ancien, l’histoire naturelle de Pline, en un mot, qui mettront tout en vers latins, hormis la poésie.

Par la recherche excessive de la forme : alors tout est sacrifié aux soins minutieux des détails, à la culture, à l’entretien, à la végétation d’une phrase heureuse, qui est tout entière dans un mot que l’on place comme un germe, qui se développe, qui grandit, qu’on arrose, qu’on échauffe, et qui finit par étaler son verdoyant feuillage sur l’assemblée charmée.

Voilà les procédés de Claudien, voilà comment il s’efforcera de se montrer le plus érudit des anciens. Tout son art consiste à détacher des phrases, à arrondir des périodes, à aiguiser des traits qu’on retienne, à terminer des tirades qu’on apprenne par cœur ; tandis que peu de gens savent des morceaux détachés de l’Énéide et de l’Iliade, parce qu’il faudrait tout savoir ; mais ceux qui ont entendu Claudien n’oublieront jamais le début de son poëme contre Rufin :

Sæpe mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terras, an nullus inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.


Je vous fais grâce des trente vers qui suivent, où il développe longuement la thèse stoïcienne, et qui aboutissent à ce dernier vers, auquel il fallait arriver à tout prix :

 Abstullit hunc primura Rufini pœna tumultum
Absolvitque deos[11].

C’est un des grands secrets de la décadence latine de couper ainsi les vers après le premier hémistiche et d’arrêter là la phrase ; vous vous attendiez que la période poétique allait s’achever avec la période de la pensée : non, il n’en sera pas ainsi ; nous avons trouvé un autre procédé pour vous déconcerter, pour vous procurer le plaisir de l’imprévu ; nous finissons la pensée avant le vers, c’est là la victoire. Je reconnais bien ici tous les défauts de Claudien, le grand prometteur, l’homme qui commence une invective contre Rufin par invoquer le ciel et la terre ; je retrouve bien ici cette enflure, cette manie d’érudition, cette exagération de la forme, ce scepticisme caché qui se réveille tout à coup par la prétention de juger et d’absoudre ces dieux de la justice desquels on n’était pas bien sûr. Tous les défauts de Claudien et de la décadence sont là avec ce vice principal, ce scepticisme qui a éteint toute foi, et avec elle toute inspiration.

Après Claudien, je pourrais vous entretenir de ces poëtes que le souffle du paganisme anime encore, mais je ne veux pas trop prolonger le spectacle de cette agonie.

Rutilius Numatianus conserve bien quelque chaleur au fond de son cœur romain ; lui aussi honore dans Rome la maîtresse du droit aussi bien que la maîtresse des armes, et celle qui réunit l’univers sous une foi unique. Je pourrais trouver dans les écrits de ce poëte plus d’un trait qui ajouterait à la peinture de la société païenne, car jamais le paganisme n’a été plus hardi. Claudien se permettait à peine une épigramme furtive contre Jacobus ; mais Rutilius, chemin faisant, en revenant de Rome à Marseille, a passé près de l’île Capraria et l’a trouvée habitée par des moines : il faut voir comment il traite ces gens à robe noire et à face maussade, il faut voir comment il qualifie ces hommes qui détestent la lumière et qui « d’un nom grec se disent moines, parce qu’ils veulent vivre sans témoins, qui fuient les dons de la fortune pour éviter ses coups, et se font misérables pour ne point connaître la misère. Quelle est cette rage d’un cerveau troublé de porter la terreur du mal jusqu’à ne pouvoir souffrir le bien[12] ? » Vous verrez plus tard ces paroles de Rutilius répétées comme un refrain par les poëtes provençaux, par les poëtes médisants de la langue d’oil, dans leurs querelles éternelles avec le clergé, et s’en allant de siècle en siècle jusqu’à nos pères, jusqu’à nous, qui peut-être les croirons nouvelles.

Il serait plus intéressant de suivre cette poésie païenne au moment où elle se glisse en quelque sorte sous des plumes chrétiennes, de la voir dans deux hommes, l’un du quatrième, l’autre du cinquième siècle, Ausone, et Sidoine Apollinaire. Ce dernier s’attache en toutes choses à son maître Claudien : il fait comme lui des épithalames, des panégyriques, de petits poëmes sur des sujets païens ; Thélis et Pélée, Vénus et Cupidon, reviennent sous sa plume, et il compose des morceaux destinés à être appris par cœur. Dans un de ces passages il nous montre Rome, sans casque, traînant péniblement sa lance et son bouclier, qui paraît au milieu de l’assemblée des dieux et leur adresse un discours dans lequel elle se plaint, maîtresse autrefois du monde, d’obéir aujourd’hui à la domination des Césars ; mais, du moins, dit-elle, s’il faut que j’obéisse, que le ciel me donne des Trajan ! C’est pourquoi Jupiter lui donnera Avitus, qui régnera un an et au milieu de tous les désordres, mais Avitus qui était le beau-père de Sidoine ! Le poëte s’excuse de l’imperfection de ses vers sur ces barbares qui l’importunent, qui entonnent de rudes cantiques avec un accent qui rappelle les forêts, sur ces gens hauts de sept pieds, dont la chevelure est graissée avec du beurre rance ; il s’excuse alors de ne pas conserver toute la liberté d’esprit nécessaire à l’inspiration.

Fortunat ne se troublera pas pour si peu ; il vit à la cour de ces terribles hôtes, mais il n’a pas pour cela oublié Claudien ; en quittant l’Italie, il emportait précieusement sous son manteau le rouleau des poésies de son maître ; il les étudie, il s’en pénètre, et, lorsqu’il arrive qu’un grand événement, un mariage, va s’accomplir entre Sigebert et la belle Brunehaut, le poëte italien est heureux : il trouve une occasion de placer tous ses souvenirs, il va chercher Cupidon à Cypre pour l’amener aux noces ; il faut que le dieu vienne fiancer les barbares et faire leur éloge ; ce sera l’Amour qui louera le prince et Vénus la princesse, cette autre Vénus, plus belle que les Néréides et à qui les fleuves sacrifient leurs nymphes.

Ipsa suas subdunt tibi flumina nymphas.

Ce que Vénus et l’Amour ne savent pas, c’est que cette belle Espagnole, cette jeune princesse barbare, l’enchantement du monde, sera un jour traînée par les cheveux à la queue d’un cheval indompté, en présence des armées barbares qui hurleront autour d’elle. Voilà ce que les divinités païennes ne savaient plus prévoir, ce que Jupiter ne savait plus annoncer ; aussi l’épopée n’était plus avec ces dieux sans prévision, mais dans le camp de ces barbares méprisés ; elle était là où elle a le tort d’être presque toujours, avec les vainqueurs ; comme elle était avec les Grecs contre les Troyens, avec les Romains contre le monde, elle était avec les barbares contre les Romains ; elle était dans ces chants populaires qui célébraient le beau Sigurd, vainqueur du dragon, et groupaient autour de lui les héros de l’invasion ; dans ces chants qui représentaient Attila, finissant par périr vainqueur du monde, mais captif, désespéré et mourant de faim, entouré d’or au fond d’une caverne dont on a fermé les trois portes de fer, pendant que son ennemi lui crie : Rassasie-toi d’or, désaltère-toi d’argent ; elle était avec Théodoric, poussant les bêtes dans les bois, puis, dans sa vieillesse, devenant chrétien et apparaissant encore de temps à autre, comme le croyaient les paysans de la Souabe au onzième siècle, pour annoncer aux hommes les dangers de l’Empire. Voilà où était la poésie, et c’est cela dont les Romains ne se doutaient pas.

Le théâtre n’avait pas péri par les vices de la décadence et des Romains dégénérés ; il n’avait pas péri par les combats de gladiateurs, les spectacles des mimes, les lectures publiques et la pauvreté du trésor. Il n’était pas tombé non plus par les ordonnances des princes chrétiens ; ils avaient bien défendu d’abord que les représentations théâtrales eussent lieu ; mais une loi d’Arcadius, en 399, en interdisant certaines impuretés théâtrales, dit qu’elle n’entend point supprimer les jeux de la scène afin de ne point affliger le peuple, par conséquent le théâtre subsiste, et Claudien compte parmi ceux qui inaugurent le consulat de Mallius les acteurs qui chaussent le socque comme ceux qui chaussent le cothurne, c’est-à-dire qu’on représente encore des tragédies et des comédies. Bien plus, on en fait ; et nous trouvons à la fin du quatrième siècle deux comédies composées par les hommes de ce temps-là. L’une, le Jeu des sept sages, se trouve dans les œuvres d’Ausone, et c’est un sujet que le moyen âge a beaucoup répété et aimé : elle consiste en monologues dans lesquels chacun des sept sages vient à son tour débiter des maximes avec tout un appareil dramatique. L’autre comédie est le Querolus, du quatrième siècle, que M. Magnin a très-habilement commentée, et qui n’est pas une des moindres preuves que ce savant ait réunies pour prouver la perpétuité des traditions théâtrales.

L’acteur chargé du prologue commence par demander aux spectateurs le calme et le silence pour un barbare qui veut répéter les jeux savants des Grecs, pour un moderne qui veut faire revivre l’antiquité latine, car il s’attache aux traces de Plaute, et c’est l’Aululaire qu’il imite. Le premier personnage qui entre en scène est un personnage tout païen, c’est le lare familier ; vous verrez bientôt qu’il paraît devant une société en pleine décadence. Voici le sujet : un vieil avare appelé Euclion a caché son or au fond d’une urne, et, pour le mieux déguiser, il a rempli l’urne avec des cendres et a mis une inscription attestant que l’urne contient les cendres de son père ; puis il est parti, le cœur tranquille, pour un long voyage ; il meurt en route, institue pour cohéritier de son fils un parasite, et le charge d’aller trouver ce fils et de lui apprendre que dans une urne est caché tout l’or que le vieillard avait amassé. Le parasite arrive, et, bien résolu à profiter seul du legs, il se fait passer pour un grand sorcier et introduire par Querolus, fils de l’avare, dans la maison : Querolus le laisse seul. Le sorcier visite bien toute la maison, mais il n’y trouve qu’une urne dont l’inscription lui dit qu’elle contient des cendres ; de dépit il s’approche de la fenêtre et jette l’urne, qui vient se briser aux pieds de Querolus, et trahit ainsi son secret. Le parasite est assez hardi pour réclamer sa part, et il présente son testament ; mais Querolus lui dit : « Ou tu savais ce que contenait l’urne, et alors je te considère comme voleur ; ou tu ne le savais pas, et alors je te ferai punir comme violateur de tombeaux… » et la comédie est finie. Mais c’est une page de plus à ajouter à toutes celles que je vous ai citées déjà pour compléter ce que trop souvent l’éducation classique dissimule : le revers de cette belle page de l’antiquité romaine. Querolus ne se borne pas, en effet, à faire la satire de tout ce qu’il y a de public, d’officiel, de solennel, dans la société ancienne, à trahir les mystères de perfidie et de cupidité de certains prêtres païens, à montrer comment, après avoir fait emporter les offrandes, ce sont eux qui les mangent, et ainsi de toutes les impostures qui faisaient le fond de ce culte ; il ne se borne pas non plus à persifler les devins, les augures, les astrologues et tous ceux qui spéculaient sur la crédulité publique : il va plus loin, il fait connaître ce que sont les honnêtes gens du paganisme, ce que c’est qu’un homme d’honneur, digne d’être protégé par les dieux.

Le lare fait d’abord l’exposition du sujet : « Je suis, dit-il, le gardien et l’habitant de la maison qui me fut assignée ; c’est moi qui tempère pour elle les décrets des destins : si quelque bonheur est promis, je le presse ; si quelque mal le menace, je l’adoucis. Je gouverne les affaires de ce Querolus, qui n’est ni agréable ni mauvais. Pour le présent, rien ne lui manque : tantôt nous le ferons très-riche, et il en sera digne, car, si vous croyez que nous ne traitons pas les gens de bien selon leur mérite, vous vous trompez. »

Sachant que Querolus est toujours grondeur, fâcheux, il se promet bien de se réjouir à ses dépens. Querolus, entrant en scène quelque temps après, demande pourquoi les méchants sont heureux et les bons malheureux, et alors le lare lui dit qu’il va lui faire son procès ; Querolus déclare qu’il ne se compte point parmi les malhonnêtes gens ; alors le lare lui fait cette question : « le lare : Querolus, n’as-tu donc jamais volé ? — querolus : Jamais, depuis que j’en ai perdu l’habitude. Jeune, j’ai fait, je l’avoue, quelques-uns de ces tours qu’on loue chez un jeune homme. — le lare : Pourquoi donc renoncer à un crime si louable, et que disons-nous du mensonge ? — querolus : Et qui dit donc la vérité ? C’est la peccadille de tout le monde ; passe à autre chose. — le lare : Il n’y a point de mal à mentir ; et que penses-tu de l’adultère ? — querolus : Mais l’adultère n’est pas un crime. — le lare : Quand donc a-t-on commencé à le permettre ? Dis combien de fois tu as juré, et ne perds point de temps. — querolus : À la bonne heure, voilà le crime que je n’ai jamais commis. — le lare : Je te passe mille parjures ; compte-moi seulement les autres, et, pour taire le reste, combien de fois as-tu juré d’aimer ceux que tu détestais ? — querolus : Malheureux que je suis ! à quel juge impitoyable j’ai affaire ! j’avoue que j’ai souvent juré et lié ma parole sans lier ma foi. »

Le lare, content de cette confession, veut rendre Querolus heureux pour prouver, une fois de plus, que les honnêtes gens sont excusés par les dieux de leurs peccadilles. Et ceci, remarquez-le, nous fait connaître ce que la société avait de plus innocent, et jugez par là des périls dont elle était entourée. Le lare, voulant donc récompenser Querolus de sa franchise, lui promet d’exaucer ses souhaits ; cependant il l’avertira de tout leur danger. Querolus souhaite la gloire des batailles, mais il ne veut pas des horions ; il souhaite la cassette de Titus, mais il ne veut pas de sa goutte ; il veut être décurion, mais il ne veut pas payer l’impôt qu’il répartira ; il souhaite enfin être un simple bourgeois, mais puissant et en mesure de pouvoir dépouiller ses voisins sans que personne puisse y trouver à redire. Le lare lui répond : « Ce que tu souhaites n’est plus la puissance, mais le brigandage. »

Voilà donc le désordre visible et extérieur qui s’organisait aux portes de cette société opulente et lettrée. Mais il faut voir aussi le désordre au-dessous d’elle, au dedans d’elle, parmi cette redoutable et implacable société qui se composait d’esclaves. Dans le Querolus, il en paraît un, nommé Pantomalus, et il nous apprend ce qu’étaient les esclaves, ce qu’ils appelaient de leurs vœux, ce qu’ils préméditaient au cinquième siècle. « Il est reconnu, dit-il, que tous les maîtres sont mauvais ; mais j’ai éprouvé que nul n’est pire que le mien, non pas qu’on le trouve méchant, mais il est exigeant et fâcheux. S’il se fait un vol au logis, il s’emporte comme s’il s’agissait d’un crime. Si l’on jette au feu une table, une chaise, un lit, le voilà qui gronde, il appelle cela de la précipitation. Les dépenses, il les écrit d’un bout à l’autre de sa propre main, et ce qu’on n’a point dépensé, il prétend qu’on le rende. Oh ! que les maîtres sont injustes ! Ils nous trouvent endormis parce que le jour nous avons sommeil. Le secret, c’est que la nuit nous veillons. Je ne sache pas que la nature ait rien fait de mieux que la nuit. La nuit, c’est notre jour. C’est alors que nous allons aux bains, que nous y allons avec les servantes et les belles esclaves. N’est-ce point là une vie libre ?… Nous enfermons les maîtres chez eux, et nous nous assurons de leur absence. Entre nous, point de jalousie ; entre esclaves, il n’y a qu’une seule famille. Pour nous, c’est tous les jours fêtes, noces, jeux et bacchanales, et voilà pourquoi beaucoup ne veulent pas être affranchis. Quel homme libre pourrait suffire à tant de dépenses et s’assurer de tant d’impunité ? »

Vous voyez donc que la famille n’était pas moins menacée que la propriété au cinquième siècle, vous voyez aussi quels périls ébranlaient profondément ce monde qui se couvrait extérieurement de marbre et d’or, quels dangers domestiques assiégeaient ces fiers patriciens, ces grands possesseurs de la glèbe, au moment où ils allaient passer leurs journées entières sur les gradins d’un cirque, applaudissant la course d’un char.

De deux choses l’une : ou le poëte a voulu accabler les esclaves sous leurs propres vices et répondre aux plaintes du christianisme en montrant qu’ils étaient indignes d’être affranchis, et s’il en est ainsi, j’inscris ce témoignage comme une de ces preuves éternelles de la dureté impitoyable du paganisme à l’égard de cette portion de l’humanité qu’il maintenait en esclavage ; ou bien il voulait montrer les périls de la société, et alors j’admire la hardiesse des Pères de l’Église qui faisaient entendre, tout en tolérant l’esclavage, de si sévères leçons sur l’égalité des hommes devant Dieu ; et aujourd’hui je me demande si sont fondées les craintes de ceux qui voudraient renvoyer à des temps sans périls ces vérités blessantes, comme si l’Évangile et ses vérités n’avaient pas été faites pour le temps où beaucoup souffrent et où il faut que beaucoup se sacrifient !

Les représentations dramatiques se continuent pendant les siècles suivants. Théodoric, en 510, relève à Rome le théâtre de Marcellus, et le sénat romain se met en frais pour l’approvisionner d’acteurs. Dans la Gaule, Chilpéric répare la scène de Soissons : on y représente Térence au septième et au huitième siècle. Nous en avons la preuve dans un fragment qui nous a été conservé et qui s’ouvre par un prologue dans lequel l’entrepreneur du théâtre, appelé Jérôme, annonce aux spectateurs qu’on va leur donner une comédie de Térence : alors paraît un baladin (delusor), un farceur qui s’ennuie d’entendre parler de Térence et qui veut qu’on renvoie ce poëte décrépit. Térence paraît en personne et se prend corps à corps avec ce jeune homme qui l’a insulté ; de là un dialogue et le commencement d’une comédie nouvelle et barbare. Le farceur réplique à Térence en lui disant : «  Je vaux mieux que toi, tu as vieilli, je suis jeune, tu n’es qu’un vieux tronc desséché, et moi un arbre vert. » Térence lui demande quels sont ses fruits, les deux interlocuteurs s’injurient, ils en sont aux menaces, et il est très-heureux que le fragment s’interrompe, car ils vont en venir aux coups[13].

En 680, un concile de Rome interdit aux évêques d’assister aux spectacles de mimes. Plus tard, une lettre d’Alcuin exhorte un certain nombre d’abbés, prêtres comme lui, à s’abstenir des représentations théâtrales. Au onzième siècle, aux noces de Béatrix, mère de la comtesse Mathilde, on voit encore les mimes venir représenter des jeux à la manière des anciens. Un peu plus tard, Vital de Blois compose deux comédies : l’une est intitulée Geta ; l’autre, c’est l’Amphitryon. Ainsi on représentait l’Amphitryon pour les hommes du douzième siècle, comme Molière le fera encore repasser sous les yeux de la cour grave et savante de Louis XIV. Tant on a de peine à tuer cette vivace antiquité qui revient dans tous les siècles, non pas seulement dans les siècles de la renaissance, mais dans les siècles les plus chastes, les plus sévères, les plus éloignés du goût des anciens !

En effet, la mythologie n’est pas, comme on l’a cru longtemps, une résurrection posthume, un prodige de la renaissance, un effort pour faire rentrer dans la littérature des éléments qui en seraient sortis ; ce n’est pas le Tasse, Camoëns, Milton, qu’il faut accuser d’avoir ramené les muses païennes ; la mythologie, c’est le paganisme se perpétuant dans les lettres, comme il se perpétue par la superstition dans la religion, dans le droit, par l’oppression des faibles, par l’esclavage, par le divorce. De même que vous avez des astrologues qui continuent la science païenne, de même vous avez des mythologues qui continuent la littérature païenne.

La mythologie élait entrée profondément dans les mœurs de l’antiquité : Rome, disputée entre Bélisaire et Totila, conservait encore le prétendu vaisseau sur lequel Énée avait abordé aux rivages de l’Italie. À Bénévent on montrait les dents du sanglier d’Érymanthe, et, parmi les ornements que l’empereur devait porter dans les jours de fête, s’il venait à Rome, se trouvaient brodés le labyrinthe et le Minotaure, afin d’exprimer que la pensée de l’empereur devait être impénétrable à ses sujets.

Dans ces mosaïques qui font l’ornement et la beauté des églises de Ravenne et de Venise, nous retrouvons une quantité de sujets empruntés à la Fable. Ainsi on nous représente le baptême du Christ, et le Jourdain est figuré par un vieillard nu, la tête couronnée de roseaux et versant une urne qui s’épanche et qui forme le fleuve. On représentait la terre sous la forme d’une femme tantôt nue, tantôt toute couverte de fleurs ; l’abîme, sous les traits d’un homme vomissant des eaux. Les livres Carolins s’attachent à ces abus et les dénoncent, mais vainement ; à ce point que, sous Charlemagne, les artistes employaient tout leur temps à représenter Actéon, Atys, Bellérophon : ainsi la Fable est partout triomphante. Un peu plus tard, dans les descriptions qu’on nous fait des palais et de leurs mosaïques, on nous avertit que dans la pièce principale nous verrons figuré l’Amour décochant ses flèches, et autour de lui les belles dames de l’antiquité qu’il avait atteintes. Dans les fêtes de Florence, des bandes de jeunes gens parcourent la ville ; le plus beau marche en tête et s’appelle l’Amour. Nous savons aussi que dans les noces, au moyen âge, on avait coutume de représenter de petits drames ou pièces pastorales dans lesquelles apparaissait l’Amour qui perçait de ses flèches les dames présentes. Le premier poëme dramatique espagnol, qui, est de Rodrigo de Cota (1470), n’est qu’un dialogue entre un vieillard et l’Amour.

Voilà la mythologie dans les mœurs et dans les arts : jugez si elle ne devait pas passer dans la poésie, et si nous devrons être étonnés de trouver les barbares composant des œuvres toutes païennes, et de les voir donner, au septième et au huitième siècle, dans toutes les impuretés de Catulle ; les fables d’Ovide seront traduites et versifiées ; j’ai même trouvé à Saint-Gall une complainte d’Œdipe, complainte rimée comme les chants d’église et annotée de telle sorte que la musique est jointe au texte, ce qui fait voir que c’était l’œuvre[14] d’un homme travaillant pour le public. Ce n’est pas tout : lorsqu’il arrive aux saint Columban, aux saint Boniface, à ces hommes d’un courage et d’une vertu héroïques, d’écrire en vers, la mythologie revient sous leur plume. On a reproché à Dante la mythologie de son Enfer comme une invention pédantesque qui introduisait la science dans l’art, qui n’était propre qu’à étonner les esprits… Mais Dante suivait l’inspiration, le goût, les préoccupations des hommes de son temps ; bien loin d’être en ceci pédantesque, il est populaire, il obéit à un peuple qui croit encore à toutes ces choses, à la vertu secrète cachée dans la statue de Mars, aux oies du Capitole et aux ancilia. Les dieux anciens ont seulement changé de forme, ils sont devenus des démons, des anges déchus ; mais ils sont toujours là, et le poëte les cite parce qu’il y croit ; seulement, quand on avance dans le Purgatoire et le Paradis, on sent que la poésie commence sa véritable destinée.

Il faudra traverser le moyen âge, la renaissance, les querelles des jansénistes et des molinistes, des anciens et des modernes, pour en finir avec la mythologie, et aujourd’hui même il n’est pas bien sûr que nous en ayons fini. Il faudra tout ce temps, dans la religion, pour établir la foi triomphante au-dessus du symbole ; dans le droit, pour rendre l’esprit maître de la lettre et l’équité souveraine au milieu des changements et de l’arbitraire des lois passagères ; dans la littérature, pour rendre la pensée maîtresse de la forme et indépendante de la tradition.

La littérature du cinquième siècle gardait la tradition de l’art comme un trésor dans une urne qu’il fallait briser ; seulement, on doit l’avouer, l’urne était moulée avec art, ses dehors pouvaient tenter la cupidité d’un grand nombre, et lorsqu’elle a été brisée, qu’on s’en est disputé les morceaux, beaucoup se sont crus riches pour avoir ramassé un peu d’argile peinte, tandis qu’il s’en trouvait un très-petit nombre qui eussent mis la main sur l’or.


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.



Toutes ces fables ne sont pas inoffensives, elles font ruisseler la volupté antique qui vient troubler la pureté de l’amour chrétien. À la place du culte des femmes, tel que les mœurs catholiques l’inauguraient, le mépris des femmes en qui l’homme ne considère plus que les esclaves de ses plaisirs. Un épicuréisme profond qui se soulève contre l’austérité évangélique.


Voilà une des plaies de ce moyen âge dont on ne connaît pas assez les maux, qu’on exalte trop après l’avoir trop accusé. Ou plutôt on n’accusera jamais trop le moyen âge, et surtout on ne l’exaltera jamais trop. Il est plein de restes de paganisme. Mais le christianisme tout-puissant fait servir ces débris à un autre édifice, comme ces basiliques de Rome (Saint-Laurent) où colonnes, architraves, bas-reliefs, tout est païen : mais tout est dominé par l’image du Sauveur assis sur le globe du monde, et les pierres idolâtriques disparaissent enveloppées dans la majesté de l’architecture chrétienne.


  1. Εἰν ἑνὶ Βιργιλίοιο νόον ϰαὶ μοῦσαν Ὁμήρου

    Κλαυδιανὸν Ῥώμη ϰαὶ βασιλῆς ἔθεσαν.

    (Orelli, inscr. lat. coll., no 1182).
  2. Claudiani Epistola i, 13.
  3. De Raptu Proserpinæ, l. I, v. 1-4.
  4. Claud., Epigr. 27.
  5. De Nuptiis Honorii et Mariæ, v. 235.
  6. En princeps, en orbis apex aequatus Olympo !
    En quales memini, turba verenda, Deos !
    Fingere nil majus potuit sopor, altaque vati
    Conventum cœlo prœbuit aula parem.

    (Claud., de Sexto Cons. Honorii, præfatio, v. 1-25 )
  7. Claud., de Sexto Cons. Honorii, v. 39-55.
  8. Claudiani de Consulatu Stilichonis, lib. III, v. 156-158.
  9. In Rufinum, lib. II, v.406.
  10. Sic quod Threicio Juno placabilis Orphei,
    Hoc poteris votis esse, Serena, meis.
    Illius exspectant famulantia sidera nutum,
    Sub pedibus regitur terra fretumque tuis,

  11. In Rufinum, lib. I, v. l-21.
  12. Processu pelagi jam se Capraria tollit.
    Squalet luci fugis insula plena viris.
    Ipsi se monachos graio cognomine dicunt,
    Quod soli nullo vivere teste volunt.
    Munera fortunæ metuunt, dum damna verentur ;
    Quisquam sponte miser, ne miser esse queat ?
    Quænam perversi rabies tam stulta cerebri,
    Dum mala formidas, nec bona posse pati ?

    (Ruti., Itiner., v. 439.)
  13. V. Biblioth. de l’École des Chartes, 1o série, t. i, p. 517.
  14. Voir les notes à la fin de la leçon.