Œuvres complètes de Frédéric Bastiat/Lettres à M. Paillottet (tome 1)

Œuvres complètes de Frédéric Bastiat


LETTRES À M. PAILLOTTET.


Pise, 11 octobre 1850.

Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort. — Grâce au ciel, je ne suis pas mort, ni même guère plus malade. J’ai vu ce matin un médecin qui va essayer de me débarrasser au moins quelques instants de cette douleur à la gorge, dont la continuité est si importune. — Mais enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l’accepter et se résigner. — Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, la philosophie que j’ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr de laisser, après moi, à ceux qui m’aiment, non de cuisants regrets, mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai plus malade, c’est à quoi je les préparerai…



Rome, 26 novembre 1850.

Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, il me semble que mes correspondants sont des Toinette, et que je suis un Argan.

« La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n’étais pas malade ! vous savez, m’amour, ce qui en est. »

Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal ; mais vous me traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves, puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en même temps que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment puis-je vous parler des Incompatibilités parlementaires, des corrections à y apporter, des raisons qui me font penser que ce sujet ne peut être accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le discours sur l’impôt des boissons, — le tout en une ligne ? Et puis il faut bien que je dise quelque chose de Carey, puisque vous m’envoyez ses épreuves en Toscane ; — des Harmonies, puisque vous m’annoncez que l’édition est épuisée.

Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd’hui, vous manifestez la crainte qu’à la vue de Rome, l’enthousiasme ne me saisisse et ne nuise à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours là dans l’hypothèse d’un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, qu’il y a deux raisons, aussi fortes l’une que l’autre, pour que les monuments de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme dangereux. La première, c’est que je ne vois aucun de ces monuments, étant à peu près confiné dans ma chambre au milieu des cendres et des cafetières ; la seconde, c’est que la source de l’enthousiasme est en moi complétement tarie, toutes les forces de mon attention et de mon imagination se portant sur les moyens d’avaler un peu de nourriture ou de boisson, et d’accrocher un peu de sommeil entre deux quintes.

J’ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des épreuves de Carey. Dieu sait quand elles m’arriveront.

Adieu ! je finis brusquement. J’aurais mille choses à vous dire pour M. et Mme Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand je serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant c’est tout ce que j’ai pu faire que d’arriver à cette page.



Rome, 8 décembre 1850.

Cher Paillottet, suis-je mieux ? Je ne puis le dire ; je me sens toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent. Qui a raison ?

La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J’aime à croire qu’elle vient surtout de celle de ces bons amis ; mais assurément des motifs plus égoïstes y ont une grande part.

Par un hasard providentiel, hier j’écrivis à ma famille pour qu’on m’expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m’a souvent servi et qui m’est entièrement dévoué. Dès qu’il sera ici, je serai maître de partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne compensent pas les soins domestiques.

D’après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne viendrez pas à Rome, gagner auprès de moi les œuvres de miséricorde. L’affection que vous m’avez vouée est telle que vous en serez contrarié, j’en suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu’à raison de la nature de ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour moi, si ce n’est de venir me tenir compagnie deux heures par jour, chose encore plus agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous donner à ce sujet des explications. Mais, bon Dieu ! des explications ! il faudrait beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers de rapports j’éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel exemple : je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n’en ai pas la force…

Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les Incompatibilités sera bien fait.

Quant à l’affaire Carey, je vous avoue qu’elle me présente un peu de louche. D’un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour la propriété-monopole. D’une autre part, Guillaumin m’apprend que M. Clément va intervenir dans la lutte. Si le Journal des Économistes veut me punir d’avoir traité avec indépendance une question scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment où je suis sur un grabat, privé de la faculté de lire, d’écrire, de penser, et cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire et de dormir qui me quitte.

Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j’ai ajouté à ma réponse à Carey quelques considérations adressées au Journal des Économistes. Vous me direz comment elles ont été reçues.

Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice ? Il doit comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit : Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et tous les économistes, moins Carey et Bastiat. J’espère bien que la foi dans la légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt d’autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.

Je vous prie d’écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je suis reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n’a d’autre défaut que d’être trop bienveillant et de laisser trop peu de place à la critique. Dites à Chevalier que je n’attends qu’un peu de force pour lui adresser moi-même l’expression de mes vifs sentiments de gratitude. Je fais des vœux sincères pour qu’il hérite du fauteuil de M. Droz ; ce ne sera que tardive justice.