Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Spath d’Islande

DU SPATH APPELÉ CRISTAL D’ISLANDE

Ce cristal n’est qu’un spath calcaire qui fait effervescence avec les acides, et que le feu réduit en une chaux qui s’échauffe et bouillonne avec l’eau comme toutes les chaux des matières calcaires : on lui a donné le nom de cristal d’Islande, parce qu’il y en a des morceaux qui, quand ils sont polis, ont autant de transparence que le cristal de roche, et que c’est en Islande qu’il s’en est trouvé en plus grande quantité[1] ; mais on en trouve aussi en France[2], en Suisse, en Allemagne, à la Chine, et dans plusieurs autres contrées ; ce spath plus ou moins pur, plus ou moins transparent, affecte toujours une forme rhomboïdale dont les angles opposés sont égaux et les faces parallèles ; il est composé de lames minces, toutes appliquées les unes contre les autres, sous une même inclinaison, en sorte qu’il se fend facilement, suivant chacune de ses trois dimensions, et il se casse toujours obliquement et parallèlement à quelqu’une de ses faces ; ses fragments sont semblables pour la forme, et ne diffèrent que par la grandeur : ce spath est ordinairement blanc, et quelquefois coloré de jaune, d’orangé, de rouge et d’autres couleurs.

C’est sur ce spath transparent qu’Érasme Bartholin a observé le premier[3] la double réfraction de la lumière ; et peu de temps après, Huygens a reconnu le même effet dans le cristal de roche, dont la double réfraction est beaucoup moins apparente que celle du cristal d’Islande. Nous avertirons en passant qu’aucun de ces cristaux à double réfraction ne peut servir pour les lunettes d’approche ni pour les microscopes, parce qu’ils doublent tous les objets et diminuent plus ou moins l’intensité de leur couleur. La lumière se partage en traversant ces cristaux, de manière qu’un peu plus de la moitié passe selon la loi ordinaire, et produit la première réfraction, et le reste de cette même lumière passe dans une autre direction et produit la seconde réfraction dans laquelle l’image de l’objet est moins colorée que dans l’image de la première[4]. Cela m’a fait penser que le rapport des sinus d’incidence et de réfraction ne devait pas être le même dans les deux réfractions, et j’ai reconnu, par quelques expériences faites en 1742 avec un prisme de cristal d’Islande, que le rapport est à la vérité, comme l’ont dit Bartholin et Huygens, de 5 à 3 pour la première réfraction, mais que ce rapport qu’ils n’ont pas déterminé par la seconde réfraction, et qu’ils croyaient égal au premier, en diffère d’un septième, et n’est que de 5 à 3 1/2 ou de 10 à 7, au lieu de 5 à 3 ou de 10 à 6, en sorte que cette seconde réfraction est d’un septième plus faible que la première.

Dans quelque sens que l’on regarde les objets à travers le cristal d’Islande, ils paraîtront toujours doubles, et les images de ces objets sont d’autant plus éloignées l’une de l’autre que l’épaisseur du cristal est plus grande. Ce dernier effet est le même dans le cristal de roche ; mais le premier effet est différent, car il y a un sens dans le cristal de roche, où la lumière passe sans se partager et ne subit pas une double réfraction[5], au lieu que, dans le cristal d’Islande, la double réfraction a lieu dans tous les sens : la cause de cette différence consiste en ce que les lames qui composent le cristal d’Islande se croisent verticalement, au lieu que les lames du cristal de roche sont toutes posées dans le même sens ; et ce qu’on voit encore avec quelque surprise, c’est que cette séparation de la lumière qui ne se fait que dans un sens en traversant le cristal de roche, et qui s’opère dans tous les sens en traversant le cristal d’Islande, ne se borne pas dans ce spath, non plus que dans les autres spaths calcaires, et même dans les gypses, à une double réfraction, et que souvent, au lieu de deux réfractions, il y en a trois, quatre, et même un nombre encore plus grand, selon que ces pierres transparentes sont plus ou moins composées de couches de densité différente ; car tous les liquides transparents et tous les solides qui, comme le verre ou le diamant, sont d’une substance simple, homogène et également dense, ne donnent qu’une seule réfraction ordinairement proportionnelle à leur densité, et qui n’est plus grande que dans les substances inflammables ou combustibles, telles que le diamant, l’esprit-de-vin, les huiles transparentes, etc.

Quoique j’aie fait plusieurs expériences sur les propriétés de ce spath d’Islande, je n’ai pu m’assurer du nombre de ces réfractions ; elles m’ont quelquefois paru triples, quadruples et même sextuples ; et M. l’abbé de Rochon, savant physicien de l’Académie, qui s’est occupé de cet objet, m’a assuré que certains cristaux d’Islande formaient non seulement deux, trois ou quatre spectres à la lumière solaire, mais quelquefois huit, dix et même jusqu’à vingt et au delà : ces cristaux ou spaths calcaires sont donc composés d’autant de couches de densité différente qu’il y a d’images produites par les diverses réfractions.

Et ce qui prouve encore que le spath d’Islande est composé de couches ou lames d’une densité très différente, c’est la grande force de séparation ou d’écartement de la lumière dont on peut juger par l’étendue des images ; l’un des spectres solaires de ce spath a trois pieds de longueur, tandis que l’autre n’en a que deux ; cette différence d’un tiers est bien considérable en comparaison de celle qui se trouve entre les images produites par les deux réfractions du cristal de roche, dont la longueur des spectres ne diffère que d’un dix-neuvième : on doit donc croire, comme nous l’avons déjà dit, que le cristal de roche est composé de couches ou lames alternatives dont la densité n’est pas fort différente, puisque leur puissance réfractive ne diffère que d’un dix-neuvième, et l’on voit au contraire que le spath d’Islande est composé de couches d’une densité très différente, puisque leur puissance réfractive diffère de près d’un tiers.

Les affections et modifications que la lumière prend et subit en pénétrant les corps transparents sont les plus sûrs indices que nous puissions avoir de la structure intérieure de ces corps, de l’homogénéité plus ou moins grande de leur substance, ainsi que des mélanges dont souvent ils sont composés, et qui, quoique très réels, ne sont nullement apparents, et ne pourraient même se découvrir par aucun autre moyen. Y a-t-il en apparence rien de plus net, de plus uniformément composé, de plus régulièrement continu que le cristal de roche ? Cependant sa double réfraction nous démontre qu’il est composé de deux matières de différente densité, et nous avons déjà dit qu’en examinant son poli, l’on pouvait remarquer que cette matière moins dense est en même temps moins dure que l’autre ; cependant on ne doit pas regarder ces matières différentes comme entièrement hétérogènes ou d’une autre essence, car il ne faut qu’une légère différence dans la densité de ces matières pour produire une double réfraction dans la lumière qui les traverse : par exemple, je conçois que, dans la formation du spath d’Islande, dont les réfractions diffèrent d’un tiers, l’eau qui suinte par stillation, détache d’abord de la pierre calcaire les molécules les plus ténues, et en forme une lame transparente qui produit la première réfraction ; après quoi, l’eau, chargée de particules plus grossières ou moins dissoutes de cette même pierre calcaire, forme une seconde lame qui s’applique sur la première ; et, comme la substance de cette seconde lame est moins compacte que celle de la première, elle produit une seconde réfraction dont les images sont d’autant plus faibles et plus éloignées de celles de la première, que la différence de densité est plus grande dans la matière des deux lames qui, quoique toutes deux formées par une substance calcaire, diffèrent néanmoins par la densité, c’est-à-dire par la ténuité ou la grossièreté de leurs parties constituantes. Il se forme donc, par les résidus successifs de la stillation de l’eau, des lames ou couches alternatives de matière plus ou moins dense ; l’une des couches est pour ainsi dire le dépôt de ce que l’autre contient de plus grossier, et la masse totale du corps transparent est entièrement composée de ces diverses couches posées alternativement les unes auprès des autres.

Et comme ces couches de lames alternatives se reconnaissent au moyen de la double réfraction, non seulement dans les spaths calcaires et gypseux, mais aussi dans tous les cristaux vitreux, il paraît que le procédé le plus général de la nature pour la composition de ces pierres par la stillation des eaux est de former des couches alternatives dont l’une paraît être le dépôt de ce que l’autre a de plus grossier, en sorte que la densité et la dureté de la première couche sont plus grandes que celles de la seconde : toutes les pierres transparentes calcaires ou vitreuses sont aussi composées de couches alternatives de différente densité, et il n’y a que le diamant et les pierres précieuses qui, quoique formés comme les autres par l’intermède de l’eau, ne sont pas composés de lames ou couches alternatives de différente densité, et sont par conséquent homogènes dans toutes leurs parties.

Lorsqu’on fait calciner au feu les spaths et les autres matières calcaires, elles laissent exhaler l’air et l’eau qu’elles contiennent et perdent plus d’un tiers de leur poids en se convertissant en chaux. Lorsqu’on les fait distiller en vaisseaux clos, elles donnent une grande quantité d’eau. Cet élément entre donc et réside comme partie constituante dans toutes les substances calcaires et dans la formation secondaire des spaths. Les eaux de stillation, selon qu’elles sont plus ou moins chargées de molécules calcaires, forment des couches plus ou moins denses, dont la force de réfraction est plus ou moins grande ; mais, comme il n’y a dans les cristaux vitreux qu’une très petite quantité d’eau en comparaison de celle qui réside dans les spaths calcaires, la différence entre leurs réfractions est très petite, et celle des spaths est très grande.

Pour terminer ce que nous avons à dire sur le spath ou cristal d’Islande, nous devons observer que, dans les lieux où il se trouve, la surface exposée à l’action de l’air est toujours plus ou moins altérée, et qu’elle est communément brune ou noirâtre ; mais cette décomposition ne pénètre pas dans l’intérieur de la pierre ; on enlève aisément, et même avec l’ongle, la première couche noire au-dessous de laquelle ce spath est d’un blanc transparent. Nous remarquerons aussi que ce cristal devient électrique par le frottement comme le cristal de roche et comme toutes les autres pierres transparentes : ce qui démontre que la vertu électrique peut se donner également à toutes les matières transparentes, vitreuses ou calcaires.


Notes de Buffon
  1. « Huygens dit qu’on trouve en Islande des morceaux de ce cristal qui pèsent quatre à cinq livres, et qui sont d’une belle transparence. » Traité de la lumière, p. 59 et suiv. — Il paraît que ce spath, si commun en Islande, se trouve de même dans le Groenland : « Les Groenlandais, disent les relateurs, vont chercher sur leurs côtes méridionales, comme une rareté, des blocs d’une pierre blanche à demi transparente ; elle est aussi fragile que du spath, et si tendre qu’on peut la tailler avec un canif. » Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 28.
  2. Il y a auprès d’un ruisseau près de Maza, dans la paroisse de Saint-Alban, une espèce de carrière de ce spath appelé cristal d’Islande. « Ce sont, dit M. l’abbé de Sauvages, plusieurs groupes de cristaux en aiguilles, dont la pointe inférieure se dirige vers une base commune, qui est le rocher ou le marbre dont nous avons déjà parlé : c’est la disposition que j’ai vu garder à différentes espèces de cristallisations pierreuses, lorsqu’elles n’ont point été gênées pour s’étendre et pour former leur tête ; nos cristaux sont collés l’un contre l’autre, et ils semblent partir de leur matrice ou du rocher, comme plusieurs rayons d’un centre commun ; ceux qui sont exposés à l’air sont fort petits, et ils ont perdu presque toute leur transparence, ce qui est une suite de l’évaporation de leur eau, et du dessèchement que l’air ou le soleil y ont produit. Les plus grands et les plus transparents sont couverts de terre ; ils ont pour l’ordinaire un pied et demi de longueur, et quatre à cinq pouces dans leur plus grande épaisseur, ce qui est, en fait de cristaux, une taille gigantesque. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1746, p. 729.
  3. Erasmi Bartholini experimenta cristalli Islandici ; Hafniæ, 1669.
  4. Lorsqu’on reçoit les rayons du soleil sur un prisme de cristal de roche placé horizontalement, il se forme deux spectres situés perpendiculairement, dont le second anticipe sur le premier, en sorte que, si le carton sur lequel on reçoit les spectres est, par exemple, à sept pieds et demi de distance, les couleurs paraissent dans l’ordre suivant : d’abord le rouge, l’orangé, le jaune, le vert, ensuite un bleu faible, puis un beau cramoisi surmonté d’une petite bande blanchâtre, ensuite du vert, et enfin du bleu qui occupait le haut de l’image, de sorte que la partie inférieure du spectre supérieur se trouve mêlée avec la partie supérieure du spectre inférieur ; on peut même, malgré ce mélange, reconnaître l’étendue de chacun de ces spectres, et la quantité dont l’un anticipe sur l’autre. J’ai fait cette observation en 1742.
  5. La double réfraction du cristal de roche se fait dans le plan de sa base naturelle dont les angles sont de soixante degrés ; cette réfraction est plus ou moins forte, suivant la différente ouverture des angles, pourvu qu’il soit toujours dans le même sens de ses côtés naturels, et ce sens est celui suivant lequel ses faces sont inclinées l’une à l’autre ; mais dans le sens opposé il n’y a qu’une seule réfraction.