Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Pierre hydrophane

PIERRE HYDROPHANE

Cette pierre, se trouvant ordinairement autour de la calcédoine, doit être placée immédiatement après elle ; toutes deux font corps ensemble dans le même bloc, et cependant diffèrent l’une de l’autre par des caractères essentiels : les naturalistes modernes ont nommé cette pierre oculus mundi, et ils me paraissent s’être mépris lorsqu’ils l’ont mise au nombre des agates ou calcédoines ; car cette pierre hydrophane n’a point de transparence ; elle est opaque et moins dure que l’agate, et elle en diffère par la propriété particulière de devenir transparente, et même diaphane lorsqu’on la laisse tremper pendant quelque temps dans l’eau ; nous lui donnons par cette raison le nom de pierre hydrophane : cette propriété, qui suppose l’imbibition intime et prompte de l’eau dans la substance de la pierre, prouve en même temps que cette substance est d’une autre texture que celle des agates dont aucune ne s’imbibe d’eau ; enfin, ce qui démontre plus évidemment combien la structure ou la composition de cette pierre hydrophane diffère de celle des agates ou calcédoines, c’est la grande différence qui se trouve dans le rapport de leurs densités[1] ; celle de l’hydrophane n’est que d’environ 23 000, tandis que celle des agates et calcédoines est de 26 à 27 000 ; il est vrai que la substance de toutes deux est quartzeuse, mais la texture de l’hydrophane est poreuse comme une éponge, et celle des agates et calcédoines est solide et pleine ; on ne doit donc regarder cette pierre hydrophane et poreuse que comme un agrégat de particules ou grains quartzeux qui ne se touchent que par des points, et laissent entre eux des interstices continus qui font la fonction de tuyaux capillaires, et attirent l’eau jusque dans l’intérieur et au centre de la pierre, car sa transparence s’étend et augmente à mesure qu’on la laisse plus longtemps plongée dans l’eau ; elle ne devient même entièrement diaphane qu’après un assez long séjour, soit dans l’eau pure, soit dans toute autre liqueur ; car le vin, le vinaigre, l’esprit-de-vin, et même les acides minéraux, produisent sur cette pierre le même effet que l’eau ; ils la rendent transparente sans la dissoudre ni l’entamer, ils n’en dérangent pas la texture, et ne font qu’en remplir les pores dont ensuite ils s’exhalent par le seul desséchement ; elle acquiert donc ou perd du poids à mesure que le liquide la pénètre ou l’abandonne en s’exhalant, et l’on a observé que les liquides, aidés par la chaleur, la pénètrent plutôt que les liquides froids.

Cette pierre, qui n’était pas connue des anciens, n’avait pas encore de nom, dans le siècle dernier. Il est dit dans les Éphémérides d’Allemagne, année 1672, qu’un lapidaire, qui avait trois de ces pierres, fit présent d’une au consul de Marienbourg, et la lui donna comme une pierre précieuse qui n’avait pas de nom : l’une de ces pierres, ajoute le relateur, était encore dans sa gangue de quartz ; celle qui fut donnée au consul de Marienbourg n’était que de la grosseur d’un pois et d’une couleur de cendre ; elle était opaque, et, lorsqu’elle fut plongée dans l’eau, elle commença, au bout de six minutes, à paraître diaphane par les bords ; elle devint d’un jaune d’ambre ; elle passa ensuite du jaune à la couleur d’améthyste, au noir, au blanc, et enfin elle prit une couleur obscure, nébuleuse et comme enfumée ; tirée de l’eau, elle revint à son premier état d’opacité, après s’être colorée successivement, et dans un ordre inverse, des mêmes teintes qu’elle avait prises auparavant dans l’eau[2]. Je dois remarquer qu’on n’a pas vu cette succession de couleurs sur les pierres qui ont été observées depuis ; elles ne prennent qu’une couleur et la conservent tant qu’elles sont imbibées d’eau.

M. Gerhard, savant académicien de Berlin, a fait beaucoup d’observations sur cette pierre hydrophane[3] ; il dit avec raison qu’elle forme l’écorce qui environne les opales et les calcédoines d’Islande et de Feroë, et qu’on la trouve également en Silésie où elle constitue l’écorce brunâtre et jaunâtre de la chrysoprase. D’après les expériences chimiques que M. Gerhard a faites sur cette pierre, il croit qu’elle est composée de deux tiers d’alun sur un tiers de terre vitrifiable et de matière grasse[4]. Mais ce savant auteur ne nous dit pas quelle est cette matière grasse : on peut lui demander si c’est de la graisse, de l’huile ou de l’eau mère de sel ; et ces deux tiers d’alun sont-ils de l’alun pur, ou seulement de la terre alumineuse ? Quoi qu’il en soit, il nous apprend qu’il a fait la découverte d’une pierre, en Silésie, qui présente les mêmes phénomènes que celle-ci : « Cette pierre, dit-il, est faiblement transparente : mais, plongée dans l’eau, elle le devient complètement ; il lui faut seulement plus de temps pour acquérir toute sa transparence[5]. » De plus, par les recherches particulières que M. Gerhard a faites de ces pierres hydrophanes, il assure en avoir vu qui avaient jusqu’à deux pouces un quart de longueur sur un pouce un huitième de largeur, et plus d’un pouce d’épaisseur par un bout ; et il dit qu’on les trouve dans la matière intercalée entre les couches des calcédoines de l’île de Feroë.

Il est vrai que ces pierres hydrophanes ne sont pas également susceptibles de prendre à volume égal le même degré de transparence : les unes deviennent bien plus diaphanes ou le deviennent en bien moins de temps que les autres ; il y en a qui changent de couleur et qui, de grises, deviennent jaunes par l’imbibition de l’eau ; mais nous avons vu plusieurs de ces pierres dont les unes étaient grises, les autres rougeâtres, d’autres verdâtres, et qui ne changeaient pas sensiblement de couleur dans l’eau où elles prenaient une assez belle transparence. M. le docteur Titius, savant naturaliste et directeur du Cabinet d’histoire naturelle de Dresde, m’a fait voir quelques-unes de ces pierres et m’a confirmé le fait avancé par M. Gerhard, que l’hydrophane grise est une matière qui se trouve intercalée entre les couches de la calcédoine. M. Daubenton, de l’Académie des sciences, a vérifié ce fait en réduisant à une petite épaisseur quelques-unes des couches opaques grises ou blanches qui se trouvent souvent entre les couches des calcédoines : il y a aussi toute apparence que cette même matière sert quelquefois d’enveloppe et recouvre la couche extérieure des calcédoines ; car on a vu des hydrophanes grises qui avaient trop d’épaisseur pour qu’on puisse les regarder comme des couches de lames intercalées dans la petite masse des calcédoines ; on peut aussi présumer qu’en recherchant sur les cornalines, sardoines et agates colorées, les couches opaques qui les enveloppent ou les traversent, on trouvera des hydrophanes de divers couleurs, rougeâtres, jaunâtres, verdâtres, semblables à celles que m’a montrées M. Titius ; et je pense que cette matière qui fait la substance des hydrophanes n’est que la portion la plus grossière du suc vitreux qui forme les agates : comme les parties de cette matière ne sont pas assez atténuées, elles ne peuvent se réunir d’assez près pour prendre la demi-transparence et la dureté de l’agate ; elles forment une substance opaque, poreuse et friable, à peu près comme le grès. Ce sont en effet de petits grains quartzeux, réunis plutôt que dissous, qui laissent entre eux des vides continus et tortueux en tout sens, et dans lesquels la lumière s’éteint et ne peut passer que quand ils sont remplis d’eau : la transparence n’appartient donc pas à la pierre hydrophane, et ne provient uniquement que de l’eau qui fait alors une partie majeure de sa masse, et je suis persuadé qu’en faisant la même épreuve sur des grès amincis, on les rendrait hydrophanes par leur imbibition dans l’eau. Il n’est donc pas nécessaire de recourir, avec M. Gerhard, à la supposition d’une terre mêlée de matière grasse pour rendre raison de la transparence que ces pierres acquièrent par leur immersion et leur séjour dans l’eau ou dans tout autre liquide transparent.


Notes de Buffon
  1. La pesanteur spécifique de l’agate est de 25 901, et celle de la pierre oculus mundi ou hydrophane n’est que de 22 950. Voyez la Table de M. Brisson.
  2. Collection académique, partie étrangère, t. III, p. 167.
  3. Voyez les Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1777, et le Journal de physique de M. l’abbé Rozier, mars 1778.
  4. Cette pierre est composée de deux tiers d’alun, d’un tiers de terre vitrifiable et de matière grasse. L’espèce brune de Silésie contient aussi du fer : ce n’est donc ni quartz, ni caillou, mais une pierre grasse de l’ordre de celles qui contiennent de la terre d’alun ; d’où l’auteur avait conclu qu’il fallait en faire plutôt une espèce qu’un genre, attendu qu’il pouvait arriver qu’on découvrît des pierres chatoyantes parmi les pierres grasses qui contiennent la magnésie du sel marin. Journal de physique de M. l’abbé Rozier, mars 1778.
  5. Il y a cependant une grande différence entre ce morceau et les autres qu’on avait auparavant examinés ; il faut à celui-ci plusieurs jours avant qu’il devienne transparent dans l’eau. M. Gerhard, examinant cette différence, a trouvé qu’elle consiste uniquement dans une plus grande quantité de matière grasse ; car, si l’on fait bouillir cette nouvelle espèce d’oculus mundi dans le vinaigre, et encore mieux dans la lessive caustique, on s’apercevra qu’après cette opération il faut beaucoup moins de temps pour qu’elle devienne transparente. Cette expérience donne lieu de présumer que toutes les pierres grasses dans lesquelles la matière grasse n’est pas trop abondante, et qui ne sont pas trop chargées de parties martiales, pourraient produire le même effet, d’autant plus qu’il est vraisemblable que toutes les espèces qui appartiennent à cette classe doivent leur origine surtout à une terre glaise ou marneuse dont le caractère principal est de s’imbiber fortement des principes fluides. Journal de physique de M. l’abbé Rozier, mars 1778.