Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Des cristallisations

DES CRISTALLISATIONS


Lorsque les matières vitreuses, calcaires et limoneuses, sont réduites à l’homogénéité par leur dissolution dans l’eau, les parties similaires se rapprochent par leur affinité et forment un corps solide ordinairement transparent, lequel, en se solidifiant par le desséchement, ressemble plus ou moins au cristal ; et, comme ces cristallisations prennent des formes anguleuses et quelquefois assez régulières, tous les minéralogistes ont cru qu’il était nécessaire de désigner ces formes différentes par des dénominations géométriques et des mesures précises ; ils en ont même fait le caractère spécifique de chacune de ces substances : nous croyons que, pour juger de la justesse de ces dénominations, il est nécessaire de considérer d’abord les solides les plus simples, afin de se former ensuite une idée claire de ceux dont la figure est plus composée.

La manière la plus générale de concevoir la génération de toutes les formes différentes des solides est de commencer par la figure plane la plus simple, qui est le triangle. En établissant donc une base triangulaire équilatérale et trois triangles pareils sur les trois côtés de cette base, on formera un tétraèdre régulier dont les quatre faces triangulaires sont égales ; et en allongeant ou raccourcissant les trois triangles qui portent sur les trois côtés de cette base, on aura des tétraèdres aigus ou obtus, mais toujours à trois faces semblables sur une base ou quatrième face triangulaire équilatérale ; et, si l’on rend cette base triangulaire inégale par ses côtés, on aura tous les tétraèdres possibles, c’est-à-dire tous les solides à quatre faces, réguliers et irréguliers.

En joignant ce tétraèdre base à base avec un autre tétraèdre semblable, on aura un hexaèdre à six faces triangulaires et, par conséquent, tous les hexaèdres possibles à pointe triangulaire comme les tétraèdres.

Maintenant, si nous établissons un carré pour base et que nous élevions sur chaque face un triangle, nous aurons un pentaèdre ou solide à cinq faces, en forme de pyramide, dont la base est carrée et les quatre autres faces triangulaires : deux pentaèdres de cette espèce, joints base à base, forment un octaèdre régulier.

Si la base n’est pas un carré, mais un losange, et qu’on élève de même des triangles sur les quatre côtés de cette base en losange, on aura aussi un pentaèdre, mais dont les faces seront inclinées sur la base, et en joignant base à base ces deux pentaèdres, l’on aura un octaèdre à faces triangulaires et obliques relativement à la base. Si la base est pentagone, et qu’on élève des triangles sur chacun des côtés de cette base, il en résultera une pyramide à cinq faces à base pentagone ; ce qui fait un hexaèdre qui, joint base à base avec un pareil hexaèdre, produit un décaèdre régulier dont les dix faces sont triangulaires ; et, selon que ces triangles seront plus ou moins allongés ou raccourcis, et selon aussi que la base pentagone sera composée de côtés plus ou moins inégaux, les pentaèdres et décaèdres qui en résulteront seront plus ou moins réguliers.

Si l’on prend une base hexagone, et qu’on élève sur les côtés de cette base six triangles, on formera un heptaèdre ou solide à sept faces, dont la base sera un hexagone, et les six autres faces formeront une pyramide plus ou moins allongée ou accourcie, selon que les triangles seront plus ou moins aigus, et en joignant base à base ces deux heptaèdres, ils formeront un dodécaèdre ou solide à douze faces triangulaires.

En suivant ainsi toutes les figures polygones de sept, de huit, de neuf, etc., côtés et en établissant sur ces côtés de la base des triangles et les joignant ensuite base contre base, on aura des solides dont le nombre des faces sera toujours double de celui des triangles élevés sur cette base, et par ce progrès on aura la suite entière de tous les solides possibles qui se terminent en pyramides simples ou doubles.

Maintenant, si nous élevons trois parallélogrammes sur les trois côtés de la base triangulaire, et que nous supposions une pareille face triangulaire au-dessus, nous aurons un solide pentaèdre composé de trois faces rectangulaires et de deux faces triangulaires.

Et de même si, sur les côtés d’une base carrée, nous établissons des carrés au lieu de triangles, et que nous supposions une base carrée au-dessus égale et semblable à celle du dessous, l’on aura un cube ou hexaèdre à six faces carrées et égales ; et, si la base est en losange, on aura un hexaèdre rhomboïdal dont les quatre faces sont inclinées relativement à leurs bases.

Et, si l’on joint plusieurs cubes ensemble, et de même plusieurs hexaèdres rhomboïdaux par leurs bases, on formera des hexaèdres plus ou moins allongés, dont les quatre faces latérales seront plus ou moins longues, et les faces supérieures et inférieures toujours égales.

De même, si l’on élève des carrés sur une base pentagone, et qu’on les couvre d’un pareil pentagone, on aura un heptaèdre dont les cinq faces latérales seront carrées, et les faces supérieures et inférieures pentagones. Et, si l’on allonge ou raccourcit les carrés, l’heptaèdre qui en résultera sera toujours composé de cinq faces rectangulaires plus ou moins hautes.

Sur une base hexagone, on fera de même un octaèdre, c’est-à-dire un solide à huit faces, dont les faces supérieures et inférieures seront hexagones et les six faces latérales seront des carrés ou des rectangles plus ou moins longs.

On peut continuer cette génération de solides par des carrés posés sur les côtés d’une base, d’un nombre quelconque de côtés, soit sur des polygones réguliers, soit sur des polygones irréguliers.

Et ces deux générations de solides, tant par des triangles que par des carrés posés sur des bases d’une figure quelconque, donneront les formes de tous les solides possibles, réguliers ou irréguliers, à l’exception de ceux dont la superficie n’est pas composée de faces planes et rectilignes, tels que les solides sphériques, elliptiques, et autres dont la surface est convexe ou concave, au lieu d’être anguleuse ou à faces planes.

Or, pour composer tous ces solides anguleux, de quelque figure qu’ils puissent être, il ne faut qu’une agrégation de lames triangulaires, puisqu’avec des triangles on peut faire le carré, le pentagone, l’hexagone et toutes les figures rectilignes possibles, et l’on doit supposer que ces lames triangulaires, premiers éléments du solide cristallisé, sont très petites et presque infiniment minces. Les expériences nous démontrent que, si l’on met sur l’eau des lames minces en forme d’aiguilles ou de triangles allongés, elles s’attirent et se joignent en faisant l’une contre l’autre des oscillations jusqu’à ce qu’elles se fixent et demeurent en repos au point du centre de gravité, qui est le même que le centre d’attraction, en sorte que le second triangle ne s’attachera pas à la base du premier, mais à un tiers de sa hauteur perpendiculaire, et ce point correspond à celui du centre de gravité ; par conséquent, tous les solides possibles peuvent être produits par la simple agrégation des lames triangulaires, dirigées par la seule force de leur attraction mutuelle et respective dès qu’elles sont mises en liberté.

Comme ce mécanisme est le même et s’exécute par la même loi entre toutes les mêmes matières homogènes qui se trouvent en liberté dans un fluide, on ne doit pas être étonné de voir des matières très différentes se cristalliser sous la même forme. On jugera de cette similitude de cristallisation dans des substances très différentes par la table ci-jointe[1], qu’on pourrait sans doute étendre encore plus loin, mais qui suffit pour démontrer que la forme de cristallisation ne dépend pas de l’essence de chaque matière, puisqu’on voit le spath calcaire, par exemple, se cristalliser sous la même forme que la marcassite, la mine d’argent grise, le feldspath, le spath fusible, le grès, la pyrite arsenicale, la galène, et qu’on voit même le cristal de roche, dont la forme de cristallisation paraît être la moins commune et la plus constante, se cristalliser néanmoins sous la même forme que la mine de plomb verte.

La figure des cristaux, ou, si l’on veut, la forme de cristallisation, n’indique donc ni la densité, ni la dureté, ni la fusibilité, ni l’homogénéité, ni par conséquent aucune des propriétés essentielles de la substance des corps, dès que cette forme appartient également à des matières très différentes et qui n’ont rien autre chose de commun : ainsi c’est gratuitement et sans réflexion qu’on a voulu faire de la forme de cristallisation un caractère spécifique et distinctif de chaque substance, puisque ce caractère est commun à plusieurs matières, et que même dans chaque substance particulière cette forme n’est pas constante. Tout le travail des cristallographes ne servira qu’à démontrer qu’il n’y a que de la variété partout où ils supposent de l’uniformité : leurs observations multipliées auraient dû les en convaincre et les rappeler à cette métaphysique si simple qui nous démontre que dans la nature il n’y a rien d’absolu, rien de parfaitement régulier. C’est par abstraction que nous avons formé les figures géométriques et régulières et, par conséquent, nous ne devons pas les appliquer comme des propriétés réelles aux productions de la nature dont l’essence peut être la même sous mille formes différentes[NdÉ 1].

Nous verrons dans la suite qu’à l’exception des pierres précieuses, qui sont en très petit nombre, toutes les autres matières transparentes ne sont pas d’une seule et même essence, que leur substance n’est pas homogène, mais toujours composée de couches alternatives de différente densité, et que c’est par le plus ou le moins de force dans l’attraction de chacune de ces matières de différente densité que s’opère la cristallisation en angles plus ou moins obliques ; en sorte qu’à commencer par le cristal de roche, les améthystes et les autres pierres vitreuses, jusqu’au spath appelé cristal d’Islande, et au gypse, toutes ces stalactites transparentes, vitreuses, calcaires et gypseuses, sont composées de couches alternatives de différente densité ; ce qui, dans toutes ces pierres, produit le phénomène de la double réfraction, tandis que, dans le diamant et les pierres précieuses, dont toutes les couches sont d’une égale densité, il n’y a qu’une simple réfraction.


Notes de Buffon
  1. TABLE DE LA FORME DES CRISTALLISATIONS

    1. Tétraèdre régulier et qui forme un solide qui n’a que quatre faces, toutes quatre triangulaires et équilatérales :

    Spath calcaire ;

    Marcassite ;

    Mine d’argent grise.

    2. Tétraèdre irrégulier :

    Spath calcaire ;

    Marcassite ;

    Mine d’argent grise.

    3. Tétraèdre dont les bords sont tronqués :

    Marcassite ; Mine d’argent grise.

    4. Tétraèdre dont les bords sont de part et d’autre en biseau :

    Marcassite ; Mine d’argent grise.

    5. Tétraèdre dont les bords et les angles sont tronqués :

    Marcassite ; Mine d’argent grise.

    6. Prisme dont la base est en losange, ou plutôt hexaèdre-rhomboïdal :

    Spath calcaire ;

    Feldspath ou spath étincelant ;

    Spath fusible ;

    Grès cristallisé ;

    Marcassite ;

    Pyrite arsenicale ;

    Galène.

    7. Solide pyramidal à deux pointes composées de deux faces triangulaires isocèles, ce qui forme deux pyramides à six faces jointes base à base :

    Cristal.

    8. Prisme à six faces rectangles et barlongues, terminées par deux pyramides à six faces :

    Cristal de roche ; Mine de plomb verte.

    9. Prisme à neuf pans inégaux, terminés par deux pyramides à trois faces inégales :

    Schorl ; Tourmaline.

    10. Prisme octaèdre, à pans inégaux, terminés par deux pyramides hexaèdres tronquées :

    Topaze de Saxe.

    11. Cube ou hexaèdre régulier :

    Spath fusible ;

    Sel marin ;

    Marcassite cubique ;

    Galène tessulaire ;

    Mine de fer cubique ;

    Mine d’argent vitreuse ;

    Mine d’argent cornée.

    12. Cube dont les angles sont un peu tronqués, ce qui fait un solide à quatorze faces, dont six octogones et huit triangulaires :

    Spath fusible ;

    Sel marin ;

    Marcassite ;

    Mine de fer ;

    Galène ;

    Blende ;

    Mine d’argent vitreuse.

    13. Cube tronqué, dont les angles sont tronqués jusqu’à la moitié de la face et qui a, comme le précédent, quatorze faces, dont six sont carrées, et huit hexagones irréguliers dans lesquels il y a trois longues faces et trois courtes :

    Spath fusible violet ;

    Marcassite ;

    Galène ;

    Mine de cobalt grise.

    14. Cube dont les angles sont totalement tronqués, ce qui fait un solide à quatorze faces, dont six carrées et huit triangulaires équilatérales :

    Spath fusible violet ;

    Marcassite ;

    Galène ;

    Mine de cobalt grise.

    15. Cube tronqué à vingt-six faces, dont six octogones, huit hexagones et douze rectangles :

    Galène.

    16. Octaèdre régulier ou double tétraèdre, dont les huit côtés sont égaux :

    Diamant ;

    Rubis spinelle ;

    Marcassite ;

    Fer octaèdre ;

    Cuivre octaèdre ;

    Galène octaèdre ;

    Étain blanc ;

    Argent ;

    Or.

    17. Octaèdre à pyramides égales tronquées au sommet, et qui fait deux pyramides à quatre faces, jointes base à base et tronquées par leur sommet :

    Topaze d’Orient ;

    Spath fusible ;

    Soufre natif ;

    Marcassite ;

    Galène tessulaire ;

    Étain blanc.

    18. Octaèdre dont les angles et les bords sont tronqués, huit hexagones, six petits octogones et douze rectangles :

    Galène tessulaire.

    19. Octaèdre dont les six angles solides sont tronqués :

    Spath fusible ;

    Alun ;

    Galène.

    20. Dodécaèdre dont les faces sont en losanges :

    Grenat.

    21. Pyramides doubles octaèdres réunies par les bases tronquées et terminées par quatre faces en losanges :

    Grenat.

    22. Solide à trente-six faces :

    Grenat.
Notes de l’éditeur
  1. Cette pensée est d’une très grande justesse. Elle montre combien Buffon était préoccupé de l’idée de la mutation des formes de la matière.