Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Additions

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 382-410).

ADDITIONS À L’HISTOIRE DES ANIMAUX


ADDITION

AUX ARTICLES OÙ IL EST QUESTION DES CORPS GLANDULEUX QUI CONTIENNENT LA LIQUEUR SÉMINALE DES FEMELLES[NdÉ 1].

Comme plusieurs physiciens, et même quelques anatomistes, paraissent encore douter de l’existence des corps glanduleux dans les ovaires, ou pour mieux dire dans les testicules des femelles, et particulièrement dans les testicules des femmes, malgré les observations de Valisnieri, confirmées par mes expériences et par la découverte que j’ai faite du réservoir réel de la liqueur séminale des femelles, qui est filtrée par ces corps glanduleux et contenue dans leur cavité intérieure, je crois devoir rapporter ici le témoignage d’un très habile anatomiste, M. Ambroise Bertrandi, de Turin, qui m’a écrit dans les termes suivants au sujet de ces corps glanduleux.

« In puellis à decimo quarto ad vigesimum annum, quas non minùs transactæ vitæ genus, quàm partium genitalium intemerata integritas virgines decessisse indicabat, ovaria levia, globosa atque turgidula reperiebam ; in aliquibus porrò luteas quasdam papillas detegebam quæ corporum luteorum rudimenta referrent. In aliis verò adeò perfecta et turgentia vidi, ut totam amplitudinem suam acquisivisse viderentur. Imo in robustâ et succi plenâ puellâ quæ furore uterino, dintino et vehementi tandem occubuerat, hujusmodi corpus inveni, quod cerasi magnitudinem excedebat, cujus verò papilla gangrenâ erat correpta, idque totum atro sanguine oppletum. Corpus hoc luteum apud amicum asservatur.

» Ovaria in adolescentibus intus intertexta videntur confertissimis vasculorum fasciculis, quæ arteriæ spermaticæ propagines sunt. In iis, quibus mammæ sororiari incipinnt et menstrua fluunt, admodum rubella apparent ; nonnullæ ipsorum tenuissimæ propagines circùm vesiculas, quas ova nominant, perducuntur. Verùm e profundo ovarii villos nonnullos luteos germinantes vidimus, qui graminis ad instar, ut ait Malpighius, vesiculis in arcum ducebantur. Luteas hujusmodi propagines e sanguineis vasculis spermaticis elongari ex eo suspicabar, quòd injiciens per arteriam spermaticam tenuissimam gummi solutionem in alkool, corporis lutei mamillas pervadisse viderim.

» Tres porcellas indicas a matre subduxi, atque à masculis separatas per quindecim menses asservavi ; fine enecatis in duorum turgidulis ovariis corpuscula lutea inveni, succi plena, atque perfectæ plenitudinis. In pecubus quæ quidem à masculo compressæ fuerant, numquam verò conceperant, lutea corpora sæpissimè observavi.

» Egregius anatomicus Santorinus hæc scripsit de corporibus luteis. Observationum anatomicarum, cap. xi.

» § xiv. In connubiis maturis ubi eorum corpora procreationi apta sunt… corpus luteum perpetuo reperitur.

» § xv. Graafius… corpora lutea cognovit post coïtum duntaxat, anteà numquam sibi visa dicit… Nos ea tamen in intemeratis virginibus plurimis sæpè commonstrata luculenter vidimus, atque adeò neque ex viri initu tùm primùm excitari, neque ad maturitatem perduci, sed iisdem conclusum ovulum solummodò fecundari dicendum est.

» … Levia virginum ovaria quibus etiam maturum corpus inerat, nullo pertusa osculo, alba, valida, circumsepta membrana vidimus. Vidimus aliquandò, et nostris copiam fecimus, in matura intemeratâque modici habitûs virgine, dirissimi ventris cruciatu brevi peremptâ, non sic se alterum ex ovariis habere ; quod cùm molle ac totum ferè succulentum, in altero tamen extremo luteum corpus, minoris cerasi ferè magnitudine, paululùm prominens exhibebat, quod non mole duntaxat, sed et habitu et colore se conspiciendum dabat. »

Il est donc démontré, non seulement par mes propres observations, mais encore par celles des meilleurs anatomistes qui ont travaillé sur ce sujet, qu’il croît sur les ovaires, ou pour mieux dire sur les testicules de toutes les femelles, des corps glanduleux dans l’âge de leur puberté, et peu de temps avant qu’elles n’entrent en chaleur ; que dans la femme, où toutes les saisons sont à peu près égales à cet égard, ces corps glanduleux commencent à paraître lorsque le sein commence à s’élever, et que ces corps glanduleux, dont on peut comparer l’accroissement à celui des fruits par la végétation, augmentent en effet en grosseur et en couleur jusqu’à leur parfaite maturité ; chaque corps glanduleux est ordinairement isolé ; il se présente d’abord comme un petit tubercule formant une légère protubérance sous la peau lisse et unie du testicule ; peu à peu il soulève cette peau fine, et enfin il la perce lorsqu’il parvient à sa maturité ; il est d’abord d’un blanc jaunâtre, qui bientôt se change en jaune foncé, ensuite en rouge rose, et enfin en rouge couleur de sang ; ce corps glanduleux contient, comme les fruits, sa semence en dedans ; mais, au lieu d’une graine solide, ce n’est qu’une liqueur qui est la vraie semence de la femelle. Dès que le corps glanduleux est mûr, il s’entr’ouvre par son extrémité supérieure, et la liqueur séminale contenue dans sa cavité intérieure s’écoule par cette ouverture, tombe goutte à goutte dans les cornes de la matrice et se répand dans toute la capacité de ce viscère, où elle doit rencontrer la liqueur du mâle et former l’embryon par leur mélange intime ou plutôt par leur pénétration.

La mécanique par laquelle se filtre la liqueur séminale du mâle dans les testicules, pour arriver et se conserver ensuite dans les vésicules séminales, a été si bien saisie et décrite dans un si grand détail par les anatomistes que je ne dois pas m’en occuper ici ; mais ces corps glanduleux, ces espèces de fruits que porte la femelle, et auxquels nous devons en partie notre propre génération, n’avaient été que très légèrement observés, et personne, avant moi, n’en avait soupçonné l’usage ni connu les véritables fonctions, qui sont de filtrer la liqueur séminale et de la contenir dans leur cavité intérieure comme les vésicules séminales contiennent celle du mâle.

Les ovaires ou testicules des femelles sont donc dans un travail continuel depuis la puberté jusqu’à l’âge de stérilité. Dans les espèces où la femelle n’entre en chaleur qu’une seule fois par an, il ne croît ordinairement qu’un ou deux corps glanduleux sur chaque testicule, et quelquefois sur un seul ; ils se trouvent en pleine maturité dans le temps de la chaleur dont ils paraissent être la cause occasionnelle ; c’est aussi pendant ce temps qu’ils laissent échapper la liqueur contenue dans leur cavité, et dès que ce réservoir est épuisé, et que le testicule ne lui fournit plus de liqueur, la chaleur cesse et la femelle ne se soucie plus de recevoir le mâle ; les corps glanduleux qui ont fait alors toutes leurs fonctions commencent à se flétrir, ils s’affaissent, se dessèchent peu à peu, et finissent par s’oblitérer en ne laissant qu’une petite cicatrice sur la peau du testicule. L’année suivante, avant le temps de la chaleur, on voit germer de nouveaux corps glanduleux sur les testicules, mais jamais dans le même endroit où étaient les précédents ; ainsi les testicules de ces femelles, qui n’entrent en chaleur qu’une fois par an, n’ont de travail que pendant deux ou trois mois, au lieu que ceux de la femme, qui peut concevoir en toute saison, et dont la chaleur, sans être bien marquée, ne laisse pas d’être durable et même continuelle, sont aussi dans un travail continuel ; les corps glanduleux y germent en tout temps ; il y en a toujours quelques-uns d’entièrement mûrs, d’autres approchant de la maturité, et d’autres, en plus grand nombre, qui sont oblitérés et qui ne laissent que leur cicatrice à la surface du testicule.

On voit, par l’observation de M. Ambroise Bertrandi, citée ci-dessus, que quand ces corps glanduleux prennent une végétation trop forte, ils causent dans toutes les parties sexuelles une ardeur si violente qu’on l’a appelée fureur utérine ; si quelque chose peut la calmer c’est l’évacuation de la surabondance de cette liqueur séminale filtrée en trop grande quantité par ces corps glanduleux trop puissants ; la continence produit, dans ce cas, les plus funestes effets ; car si cette évacuation n’est pas favorisée par l’usage du mâle et par la conception qui doit en résulter, tout le système sexuel tombe en irritation et arrive à un tel érétisme que quelquefois la mort s’ensuit et souvent la démence.

C’est à ce travail continuel des testicules de la femme, travail causé par la germination et l’oblitération presque continuelle de ces corps glanduleux, qu’on doit attribuer la cause d’un grand nombre des maladies du sexe. Les observations recueillies par les médecins anatomistes, sous le nom de maladies des ovaires, sont peut-être en plus grand nombre que celles des maladies de toute autre partie du corps, et cela ne doit pas nous surprendre, puisque l’on sait que ces parties ont plus que les autres, et indépendamment de leur nutrition, un travail particulier presque continuel, qui ne peut s’opérer qu’à leurs dépens, leur faire des blessures et finir par les charger de cicatrices.

Les vésicules qui composent presque toute la substance des testicules des femelles, et qu’on croyait jusqu’à nos jours être les œufs des vivipares, ne sont rien autre chose que les réservoirs d’une lymphe épurée, qui fait la première base de la liqueur séminale : cette lymphe, qui remplit les vésicules, ne contient encore aucune molécule animée, aucun atome vivant ou se mouvant ; mais dès qu’elle a passé par le filtre du corps glanduleux et qu’elle est déposée dans sa cavité, elle change de nature ; car dès lors elle paraît composée, comme la liqueur séminale du mâle, d’un nombre infini de particules organiques vivantes et toutes semblables à celles que l’on observe dans la liqueur évacuée par le mâle, ou tirée de ses vésicules séminales. C’était donc par une illusion bien grossière que les anatomistes modernes, prévenus du système des œufs, prenaient ces vésicules, qui composent la substance et forment l’organisation des testicules, pour les œufs des femelles vivipares ; et c’était non seulement par une fausse analogie qu’on avait transporté le mode de la génération des ovipares aux vivipares, mais encore par une grande erreur qu’on attribuait à l’œuf presque toute la puissance et l’effet de la génération. Dans tous les genres, l’œuf, selon ces physiciens anatomistes, contenait le dépôt sacré des germes préexistants, qui n’avaient besoin pour se développer que d’être excités par l’esprit séminal (aura seminalis) du mâle ; les œufs de la première femelle contenaient non seulement les germes des enfants qu’elle devait ou pouvait produire, mais ils renfermaient encore tous les germes de sa postérité, quelque nombreuse et quelque éloignée qu’elle pût être. Rien de plus faux que toutes ces idées ; mes expériences ont clairement démontré qu’il n’existe point d’œuf dans les femelles vivipares, qu’elles ont comme le mâle leur liqueur séminale, que cette liqueur réside dans la cavité des corps glanduleux, qu’elle contient, comme celle des mâles, une infinité de molécules organiques vivantes. Ces mêmes expériences démontrent de plus que les femelles ovipares ont, comme les vivipares, leur liqueur séminale toute semblable à celle du mâle ; que cette semence de la femelle est contenue dans une très petite partie de l’œuf, qu’on appelle la cicatricule ; que l’on doit comparer cette cicatricule de l’œuf des femelles ovipares au corps glanduleux des testicules des vivipares, puisque c’est dans cette cicatricule que se filtre et se conserve la semence de la femelle ovipare, comme la semence de la femelle vivipare se filtre et se conserve de même dans le corps glanduleux ; que c’est à cette même cicatricule que la liqueur du mâle arrive pour pénétrer celle de la femelle et y former l’embryon ; que toutes les autres parties de l’œuf ne servent qu’à sa nutrition et à son développement ; qu’enfin l’œuf lui-même n’est qu’une vraie matrice, une espèce de viscère portatif, qui remplace dans les femelles ovipares la matrice qui leur manque : la seule différence qu’il y ait entre ces deux viscères, c’est que l’œuf doit se séparer du corps de l’animal, au lieu que la matrice y est fixement adhérente ; que chaque femelle vivipare n’a qu’une matrice qui fait partie constituante de son corps, et qui doit servir à porter tous les individus qu’elle produira, au lieu que dans la femelle ovipare il se forme autant d’œufs, c’est-à-dire autant de matrices qu’elle doit produire d’embryons, en la supposant fécondée par le mâle. Cette production d’œufs ou de matrices se fait successivement et en fort grand nombre, elle se fait indépendamment de la communication du mâle ; et lorsque l’œuf ou matrice n’est pas imprégné dans sa primeur, et que la semence de la femelle contenue dans la cicatricule de cet œuf naissant n’est pas fécondée, c’est-à-dire pénétrée de la semence du mâle, alors cette matrice, quoique parfaitement formée à tous autres égards, perd sa fonction principale, qui est de nourrir l’embryon qui ne commence à s’y développer que par la chaleur de l’incubation.

Lorsque la femelle pond, elle n’accouche donc pas d’un fœtus, mais d’une matrice entièrement formée ; et lorsque cette matrice a été précédemment fécondée par le mâle, elle contient dans sa cicatricule le petit embryon dans un état de repos ou de non-vie[NdÉ 2], duquel il ne peut sortir qu’à l’aide d’une chaleur additionnelle, soit par l’incubation, soit par d’autres moyens équivalents ; et si la cicatricule qui contient la semence de la femelle n’a pas été arrosée de celle du mâle, l’œuf demeure infécond, mais il n’en arrive pas moins à son état de perfection : comme il a en propre et indépendamment de l’embryon une vie végétative, il croît, se développe et grossit jusqu’à sa pleine maturité ; c’est alors qu’il se sépare de la grappe à laquelle il tenait par son pédicule, pour se revêtir ensuite de sa coque.

Dans les vivipares, la matrice a aussi une vie végétative, mais cette vie est intermittente et n’est même excitée que par la présence de l’embryon. À mesure que le fœtus croît, la matrice croît aussi, et ce n’est pas une simple extension en surface, ce qui ne supposerait pas une vie végétative, mais c’est un accroissement réel, une augmentation de substance et d’étendue dans toutes les dimensions : en sorte que la matrice devient, pendant la grossesse, plus épaisse, plus large et plus longue. Et cette espèce de vie végétative de la matrice, qui n’a commencé qu’au même moment que celle du fœtus, finit et cesse avec son exclusion, car après l’accouchement la matrice éprouve un mouvement rétrograde dans toutes ses dimensions ; au lieu d’un accroissement, c’est un affaissement : elle devient plus mince, plus étroite, plus courte, et reprend en assez peu de temps ses dimensions ordinaires, jusqu’à ce que la présence d’un nouvel embryon lui rende une nouvelle vie.

La vie de l’œuf, étant au contraire tout à fait indépendante de celle de l’embryon, n’est point intermittente, mais continue depuis le premier instant qu’il commence de végéter sur la grappe à laquelle il est attaché, jusqu’au moment de son exclusion par la ponte ; et lorsque l’embryon, excité par la chaleur de l’incubation, commence à se développer, l’œuf, qui n’a plus de vie végétative, n’est dès lors qu’un être passif[NdÉ 3], qui doit fournir à l’embryon la nourriture dont il a besoin pour son accroissement et son développement entier ; l’embryon convertit en sa propre substance la majeure partie des différentes liqueurs contenues dans l’œuf qui est sa vraie matrice, et qui ne diffère des autres matrices que parce qu’il est séparé du corps de la mère ; et lorsque l’embryon a pris dans cette matrice assez d’accroissement et de force pour briser sa coque, il emporte avec lui le reste des substances qui y étaient renfermées.

Cette mécanique de la génération des ovipares, quoiqu’en apparence plus compliquée que celle de la génération des vivipares, est néanmoins la plus facile pour la nature, puisqu’elle est la plus ordinaire et la plus commune ; car si l’on compare le nombre des espèces vivipares à celui des espèces ovipares, on trouvera que les animaux quadrupèdes et cétacés, qui seuls sont vivipares, ne font pas la centième partie du nombre des oiseaux, des poissons et des insectes, qui tous sont ovipares ; et comme cette génération par les œufs a toujours été celle qui s’est présentée le plus généralement et le plus fréquemment, il n’est pas étonnant qu’on ait voulu ramener à cette génération par les œufs celle des vivipares, tant qu’on n’a pas connu la vraie nature de l’œuf, et qu’on ignorait encore si la femelle avait, comme le mâle, une liqueur séminale : l’on prenait donc les testicules des femelles pour des ovaires, les vésicules lymphatiques de ces testicules pour des œufs, et on s’éloignait de la vérité, d’autant plus qu’on rapprochait de plus près les prétendues analogies, fondées sur le faux principe omnia ex ovo, que toute génération venait d’un œuf.


ADDITION

À L’ARTICLE DES VARIÉTÉS DANS LA GÉNÉRATION ET AUX ARTICLES OÙ IL EST QUESTION DE LA GÉNÉRATION SPONTANÉE.

Mes recherches et mes expériences sur les molécules organiques démontrent qu’il n’y a point de germes préexistants, et en même temps elles prouvent que la génération des animaux et des végétaux n’est pas univoque ; qu’il y a peut-être autant d’êtres, soit vivants, soit végétants, qui se reproduisent par l’assemblage fortuit des molécules organiques qu’il y a d’animaux ou de végétaux qui peuvent se reproduire par une succession constante de générations ; elles prouvent que la corruption, la décomposition des animaux et des végétaux, produit une infinité de corps organisés vivants et végétants ; que quelques-uns, comme ceux de la laite du calmar, ne sont que des espèces de machines, mais des machines qui, quoique très simples, sont actives par elles-mêmes ; que d’autres, comme les animaux spermatiques, sont des corps qui, par leur mouvement, semblent imiter les animaux ; que d’autres ressemblent aux végétaux par leur manière de croître et de s’étendre dans toutes leurs dimensions ; qu’il y en a d’autres, comme ceux du blé ergoté, qu’on peut faire vivre et mourir aussi souvent que l’on veut ; que l’ergot, ou le blé ergoté, qui est produit par une espèce d’altération ou de décomposition de la substance organique du grain, est composé d’une infinité de filets ou de petits corps organisés, semblables pour la figure à des anguilles ; que pour les observer au microscope il n’y a qu’à faire infuser le grain ergoté pendant dix à douze heures dans l’eau, et séparer les filets qui en composent la substance, qu’on verra qu’ils ont un mouvement de flexion et de tortillement très marqué, et qu’ils ont en même temps un léger mouvement de progression qui imite en perfection celui d’une anguille qui se tortille ; que quand l’eau vient à leur manquer ils cessent de se mouvoir ; mais qu’en ajoutant de la nouvelle eau leur mouvement se renouvelle, et que si on garde cette matière pendant plusieurs jours, pendant plusieurs mois, et même pendant plusieurs années, dans quelque temps qu’on la prenne pour l’observer on y verra les mêmes petites anguilles dès qu’on la mêlera avec de l’eau, les mêmes filets en mouvement qu’on y aura vus la première fois ; en sorte qu’on peut faire agir ces petits corps aussi souvent et aussi longtemps qu’on le veut, sans les détruire et sans qu’ils perdent rien de leur force ou de leur activité. Ces petits corps seront, si l’on veut, des espèces de machines qui se mettent en mouvement dès qu’elles sont plongées dans un fluide. Ce sont des espèces de filets ou filaments qui s’ouvrent quelquefois comme les filaments de la semence des animaux et produisent des globules mouvants ; on pourrait donc croire qu’ils sont de la même nature, et qu’ils sont seulement plus fixes et plus solides que ces filaments de la liqueur séminale.

Voilà ce que j’ai dit, au sujet de la décomposition du blé ergoté. Cela me paraît assez précis et même tout à fait assez détaillé ; cependant je viens de recevoir une lettre de M. l’abbé Luc Magnanima, datée de Livourne, le 30 mai 1775, par laquelle il m’annonce, comme une grande et nouvelle découverte de M. l’abbé Fontana, ce que l’on vient de lire et que j’ai publié il y a plus de trente ans. Voici les termes de cette lettre : « Il sig. Abate Fontana, Fisico di S. A. R. a fatto stampare, poche settimane sono, una lettera nella quale egli publica due scoperte che debbon sosprendere chiunque. La prima versa intorno a quella malattia del grano che i Francese chiamano ergot, e noi grano cornuto… Ha trovato, colla prima scoperta, il sig. Fontana, che si ascondono in quella malattia del grano alcune anguillette, o serpentelli, i quali morti che sieno, posson tornare a vivere mille e mille volte, e non con altro mezzo che con una semplice goccia d’acqua ; si dira che non eran fosse morti quando si e preteso che tornino in vita. Questo si e pensato dall’observatore stesso, e per accertarsi che eran morti di fatto, colla punta di un ago et gli ha tentati, e gli ha veduti andarsene in cenere. »

Il faut que MM. les abbés Magnanima et Fontana n’aient pas lu ce que j’ai écrit à ce sujet, ou qu’ils ne se soient pas souvenus de ce petit fait, puisqu’ils donnent cette découverte comme nouvelle ; j’ai donc tout droit de la revendiquer, et je vais y ajouter quelques réflexions.

C’est travailler pour l’avancement des sciences que d’épargner du temps à ceux qui les cultivent ; je crois donc devoir dire à ces observateurs qu’il ne suffit pas d’avoir un bon microscope pour faire des observations qui méritent le nom de découvertes. Maintenant qu’il est bien reconnu que toute substance organisée contient une infinité de molécules organiques vivantes et présente encore après sa décomposition les mêmes particules vivantes ; maintenant que l’on sait que ces molécules organiques ne sont pas de vrais animaux, et qu’il y a dans ce genre d’êtres microscopiques autant de variétés et de nuances que la nature en a mis dans toutes ses autres productions, les découvertes qu’on peut faire au microscope se réduisent à bien peu de chose, car on voit de l’œil de l’esprit et sans microscope l’existence réelle de tous ces petits êtres dont il est inutile de s’occuper séparément ; tous ont une origine commune et aussi ancienne que la nature ; ils en constituent la vie et passent de moules en moules pour la perpétuer. Ces molécules organiques toujours actives, toujours subsistantes, appartiennent également à tous les êtres organisés, aux végétaux comme aux animaux ; elles pénètrent la matière brute, la travaillent, la remuent dans toutes ses dimensions, et la font servir de base au tissu de l’organisation, de laquelle ces molécules vivantes sont les seuls principes et les seuls instruments ; elles ne sont soumises qu’à une seule puissance qui, quoique passive, dirige leur mouvement et fixe leur position. Cette puissance est le moule intérieur du corps ; les molécules vivantes que l’animal ou le végétal tire des aliments ou de la sève s’assimilent à toutes les parties du moule intérieur de leur corps, elles le pénètrent dans toutes ses dimensions, elles y portent la végétation et la vie, elles rendent ce moule vivant et croissant dans toutes ses parties : la forme intérieure du moule détermine seulement leur mouvement et leur position pour la nutrition et le développement dans tous les êtres organisés[NdÉ 4].

Et lorsque ces molécules organiques vivantes ne sont plus contraintes par la puissance du moule intérieur, lorsque la mort fait cesser le jeu de l’organisation, c’est-à-dire la puissance de ce moule, la décomposition du corps suit, les molécules organiques, qui toutes survivent, se retrouvant en liberté dans la dissolution et la putréfaction des corps, passent dans d’autres corps aussitôt qu’elles sont pompées par la puissance de quelque autre moule ; en sorte qu’elles peuvent passer de l’animal au végétal, et du végétal à l’animal sans altération, et avec la propriété permanente et constante de leur porter la nutrition et la vie : seulement il arrive une infinité de générations spontanées dans cet intermède, où la puissance du moule est sans action, c’est-à-dire dans cet intervalle de temps pendant lequel les molécules organiques se trouvent en liberté dans la matière des corps morts et décomposés, dès qu’elles ne sont point absorbées par le moule intérieur des êtres organisés qui composent les espèces ordinaires de la nature vivante ou végétante ; ces molécules, toujours actives, travaillent à remuer la matière putréfiée, elles s’en approprient quelques particules brutes, et forment par leur réunion une multitude de petits corps organisés, dont les uns, comme les vers de terre, les champignons, etc., paraissent être des animaux ou des végétaux assez grands ; mais dont les autres, en nombre presque infini, ne se voient qu’au microscope ; tous ces corps n’existent que par une génération spontanée, et ils remplissent l’intervalle que la nature a mis entre la simple molécule organique vivante et l’animal ou le végétal ; aussi trouve-t-on tous les degrés, toutes les nuances imaginables dans cette suite, dans cette chaîne d’êtres qui descend de l’animal le mieux organisé à la molécule simplement organique : prise seule, cette molécule est fort éloignée de la nature de l’animal ; prises plusieurs ensemble, ces molécules vivantes en seraient encore tout aussi loin si elles ne s’appropriaient pas des particules brutes, et si elles ne les disposaient pas dans une certaine forme approchante de celle du moule intérieur des animaux ou des végétaux ; et comme cette disposition de forme doit varier à l’infini, tant pour le nombre que par la différente action des molécules vivantes contre la matière brute, il doit en résulter, et il en résulte en effet, des êtres de tous degrés d’animalité[NdÉ 5]. Et cette génération spontanée, à laquelle tous ces êtres doivent également leur existence, s’exerce et se manifeste toutes les fois que les êtres organisés se décomposent ; elle s’exerce constamment et universellement après la mort, et quelquefois aussi pendant leur vie, lorsqu’il y a quelque défaut dans l’organisation du corps qui empêche le moule intérieur d’absorber et de s’assimiler toutes les molécules organiques contenues dans les aliments ; ces molécules surabondantes, qui ne peuvent pénétrer le moule intérieur de l’animal pour sa nutrition, cherchent à se réunir avec quelques particules de la matière brute des aliments, et forment, comme dans la putréfaction, des corps organisés ; c’est là l’origine des ténias, des ascarides, des douves, et de tous les autres vers qui naissent dans le foie, dans l’estomac, les intestins, et jusque dans les sinus des veines de plusieurs animaux ; c’est aussi l’origine de tous les vers qui leur percent la peau ; c’est la même cause qui produit les maladies pédiculaires ; et je ne finirais pas si je voulais rappeler ici tous les genres d’êtres qui ne doivent leur existence qu’à la génération spontanée ; je me contenterai d’observer que le plus grand nombre de ces êtres n’ont pas la puissance de produire leur semblable : quoiqu’ils aient un moule intérieur, puisqu’ils ont à l’extérieur et à l’intérieur une forme déterminée qui prend de l’extension dans toutes ses dimensions, et que ce moule exerce sa puissance pour leur nutrition, il manque néanmoins à leur organisation la puissance de renvoyer les molécules organiques dans un réservoir commun, pour y former de nouveaux êtres semblables à eux. Le moule intérieur suffit donc ici à la nutrition de ces corps organisés ; son action est limitée à cette opération, mais sa puissance ne s’étend pas jusqu’à la reproduction. Presque tous ces êtres engendrés dans la corruption y périssent en entier : comme ils sont nés sans parents ils meurent sans postérité. Cependant quelques-uns, tels que les anguilles du mucilage de la farine, semblent contenir des germes de postérité ; nous avons vu sortir, même en assez grand nombre, de petites anguilles de cette espèce d’une anguille plus grosse ; néanmoins cette mère anguille n’avait point eu de mère et ne devait son existence qu’à une génération spontanée. Il paraît donc, par cet exemple et par plusieurs autres, tels que la production de la vermine dans les maladies pédiculaires, que dans de certains cas cette génération spontanée a la même puissance que la génération ordinaire, puisqu’elle produit des êtres qui ont la faculté de se reproduire. À la vérité, nous ne sommes pas assurés que ces petites anguilles de la farine, produites par la mère anguille, aient elles-mêmes la faculté de se reproduire par la voie ordinaire de la génération, mais nous devons le présumer, puisque dans plusieurs autres espèces, telles que celles des poux qui tout à coup sont produits en si grand nombre par une génération spontanée dans les maladies pédiculaires, ces mêmes poux, qui n’ont ni père ni mère, ne laissent pas de se perpétuer comme les autres par une génération ordinaire et successive.

Au reste j’ai donné, dans mon Traité de la génération, un grand nombre d’exemples qui prouvent la réalité de plusieurs générations spontanées. J’ai dit que les molécules organiques vivantes, contenues dans tous les êtres vivants ou végétants, sont toujours actives, et que, quand elles ne sont pas absorbées en entier par les animaux, ou par les végétaux pour leur nutrition, elles produisent d’autres êtres organisés. J’ai dit (p. 657) que quand cette matière organique et productive se trouve rassemblée en grande quantité dans quelques parties de l’animal, où elle est obligée de séjourner sans pouvoir être repompée, elle y forme des êtres vivants ; que le ténia, les ascarides, tous les vers qu’on trouve dans le foie, dans les veines, etc., ceux qu’on tire des plaies, la plupart de ceux qui se forment dans les chairs corrompues, dans le pus, n’ont pas d’autre origine ; et que les anguilles de la colle de farine, celles du vinaigre, tous les prétendus animaux microscopiques, ne sont que des formes différentes que prend d’elle-même, et suivant les circonstances, cette matière toujours active et qui ne tend qu’à l’organisation.

Il y a des circonstances où cette même matière organique non seulement produit des corps organisés, comme ceux que je viens de citer, mais encore des êtres dont la forme participe de celle des premières substances nutritives qui contenaient les molécules organiques. J’ai donné l’exemple d’un peuple des déserts de l’Éthiopie, qui est souvent réduit à vivre de sauterelles : cette mauvaise nourriture fait qu’il s’engendre dans leur chair des insectes ailés qui se multiplient en si grand nombre qu’en très peu de temps leur corps en fourmille ; en sorte que ces hommes, qui ne se nourrissent que d’insectes, sont à leur tour mangés par ces mêmes insectes. Quoique ce fait m’ait toujours paru dans l’ordre de la nature, il serait incroyable pour bien des gens, si nous n’avions pas d’autres faits analogues et même encore plus positifs[NdÉ 6].

Un très habile physicien et médecin de Montpellier, M. Moublet, a bien voulu me communiquer, avec ses réflexions, le mémoire suivant, que j’ai cru devoir copier en entier[NdÉ 7].

« Une personne âgée de quarante-six ans, dominée depuis longtemps par la passion immodérée du vin, mourut d’une hydropisie ascite, au commencement de mai 1750. Son corps resta environ un mois et demi enseveli dans la fosse où il fut déposé et couvert de cinq à six pieds de terre. Après ce temps, on l’en tira pour en faire la translation dans un caveau neuf, préparé dans un endroit de l’église éloigné de la fosse. Le cadavre n’exhalait aucune mauvaise odeur ; mais quel fut l’étonnement des assistants, quand l’intérieur du cercueil et le linge dans lequel il était enveloppé parurent absolument noirs, et qu’il en sortit par la secousse et le mouvement qu’on y avait excité un essaim ou une nuée de petits insectes ailés, d’une couleur noire, qui se répandirent au dehors. Cependant on le transporta dans le caveau, qui fut scellé d’une large pierre qui s’ajustait parfaitement. Le surlendemain on vit une foule des mêmes animalcules qui erraient et voltigeaient autour des rainures et sur les petites fentes de la pierre où ils étaient particulièrement attroupés. Pendant les trente à quarante jours qui suivirent l’exhumation, leur nombre y fut prodigieux, quoiqu’on en écrasât une partie en marchant continuellement dessus. Leur quantité considérable ne diminua ensuite qu’avec le temps, et trois mois s’étaient déjà écoulés, qu’il en existait encore beaucoup.

» Ces insectes funèbres avaient le corps noirâtre ; ils avaient pour la figure et pour la forme une conformité exacte avec les moucherons qui sucent la lie du vin ; ils étaient plus petits, et paraissaient entre eux d’une grosseur égale : leurs ailes étaient tissues et dessinées dans leur proportion en petits réseaux, comme celles des mouches ordinaires ; ils en faisaient peu d’usage, rampaient presque toujours, et malgré leur multitude ils n’excitaient aucun bourdonnement.

» Vus au microscope, ils étaient hérissés sous le ventre d’un duvet fin, légèrement sillonné et nuancé en iris, de différente couleur, ainsi que quelques vers apodes, qu’on trouve dans des plantes vivaces. Ces rayons colorés étaient dus à de petites plumes squammeuses, dont leur corselet était inférieurement couvert, et dont on aurait pu facilement les dépouiller en se servant de la méthode que Swammerdam employait pour en déparer le papillon de jardin.

» Leurs yeux étaient lustrés comme ceux de la Musca crysophis de Goedart. Ils n’étaient armés ni d’antennes, ni de trompes, ni d’aiguillons ; ils portaient seulement des barbillons à la tête, et leurs pieds étaient garnis de petits maillets ou de papilles extrêmement légères qui s’étendaient jusqu’à leurs extrémités.

» Je ne les ai considérés que dans l’état que je décris : quelque soin que j’aie apporté dans mes recherches, je n’ai pu reconnaître aucun indice qui me fit présumer qu’ils aient passé par celui de larve et de nymphe ; peut-être plusieurs raisons de convenance et de probabilité donnent lieu de conjecturer qu’ils ont été des vers microscopiques d’une espèce particulière, avant de devenir ce qu’ils m’ont paru. En les anatomisant, je n’ai découvert aucune sorte d’enveloppe dont ils pussent se dégager, ni aperçu sur le tombeau aucune dépouille qui ait pu leur appartenir. Pour éclaircir et approfondir leur origine, il aurait été nécessaire, et il n’a pas été possible, de faire infuser de la chair du cadavre dans l’eau, ou d’observer sur lui-même, dans leur principe, les petits corps mouvants qui en sont issus.

» D’après les traits dont je viens de les dépeindre, je crois qu’on peut les rapporter au premier ordre de Swammerdam. Ceux que j’ai écrasés n’ont point exhalé de mauvaise odeur sensible ; leur couleur n’établit point une différence : la qualité de l’endroit où ils étaient resserrés, les impressions diverses qu’ils ont reçues, et d’autres conditions étrangères, peuvent être les causes occasionnelles de la configuration variable de leurs pores extérieurs et des couleurs dont ils étaient revêtus. On sait que les vers de terre, après avoir été submergés et avoir resté quelque temps dans l’eau, deviennent d’un blanc de lis qui s’efface et se ternit quand on les a retirés, et qu’ils reprennent peu à peu leur première couleur. Le nombre de ces insectes ailés a été inconcevable : cela me persuade que leur propagation a coûté peu à la nature, et que leurs transformations, s’il en ont essuyé, ont dû être rapides et bien subites.

» Il est à remarquer qu’aucune mouche ni aucune autre espèce d’insectes ne s’en sont jamais approchés. Ces animalcules éphémères, retirés de dessus la tombe dont ils ne s’éloignaient point, périssaient une heure après, sans doute pour avoir seulement changé d’élément et de pâture, et je n’ai pu parvenir par aucun moyen à les conserver en vie.

» J’ai cru devoir tirer de la nuit du tombeau et de l’oubli des temps, qui l’eût annihilée, cette observation particulière et si surprenante. Les objets qui frappent le moins les yeux du vulgaire, et que la plupart des hommes foulent aux pieds, sont quelquefois ceux qui méritent le plus d’exercer l’esprit des philosophes.

» Car comment ont été produit ces insectes dans un lieu où l’air extérieur n’avait ni communication ni aucune issue ? Pourquoi leur génération s’est-elle opérée si facilement ? Pourquoi leur propagation a-t-elle été si grande ? Quelle est l’origine de ceux qui, attaches sur les bords des fentes de la pierre qui couvrait le caveau, ne tenaient à la vie qu’en humant l’air que le cadavre exhalait ? D’où viennent enfin leur analogie et leur similitude avec les moucherons qui naissent dans le marc du vin ? Il semble que plus on s’efforce de rassembler les lumières et les découvertes d’un plus grand nombre d’auteurs pour répandre un certain jour sur toutes ces questions, plus leurs jugements partagés et combattus les replongent dans l’obscurité où la nature les tient cachées.

» Les anciens ont reconnu qu’il naît constamment et régulièrement une foule d’insectes ailés de la poussière humide des cavernes souterraines[1]. Ces observations et l’exemple que je rapporte établissent évidemment que telle est la structure de ces animalcules que l’air n’est point nécessaire à leur vie ni à leur génération, et on a lieu de présumer qu’elle n’est accélérée, et que la multitude de ceux qui étaient renfermés dans le cercueil n’a été si grande que parce que les substances animales qui sont concentrées profondément dans le sein de la terre, soustraites à l’action de l’air, ne souffrent presque point de déperdition, et que les opérations de la nature n’y sont troublées par aucun dérangement étranger.

» D’ailleurs, nous connaissons des animaux qui ne sont point nécessités de respirer notre air : il y en a qui vivent dans la machine pneumatique. Enfin, Théophraste et Aristote ont cru que certaines plantes et quelques animaux s’engendrent d’eux-mêmes, sans germe, sans semence, sans la médiation d’aucun agent extérieur ; car on ne peut pas dire, selon la supposition de Gassendi et de Lyster, que les insectes du cadavre de notre hydropique aient été fournis par les animalcules qui circulent dans l’air, ni par les œufs qui peuvent se trouver dans les aliments, ou par des germes préexistants qui se sont introduits dans son corps pendant la vie, et qui ont éclos et se sont multipliés après sa mort.

» Sans nous arrêter, pour rendre raison de ce phénomène, à tant de systèmes incomplets de ces philosophes, étayons nos idées des réflexions physiques d’un savant naturaliste qui a porté dans ce siècle le flambeau de la science dans le chaos de la nature. Les éléments de notre corps sont composés de particules similaires et organiques qui sont tout à la fois nutritives et productives : elles ont une existence hors de nous, une vertu intrinsèque inaltérable. En changeant de position, de combinaison et de forme, leur tissu ni leur masse ne dépérissent point ; leurs propriétés originelles ne peuvent s’altérer : ce sont de petits ressorts doués d’une force active en qui résident les principes du mouvement et de la vitalité, qui ont des rapports infinis avec toutes les choses créées, qui sont susceptibles d’autant de changements et de résultats divers qu’ils peuvent être mis en jeu par des causes différentes. Notre corps n’a d’adhérence à la vie qu’autant que ces molécules organiques conservent dans leur intégrité leurs qualités virtuelles et leurs facultés génératives, qu’elles se tiennent articulées ensemble dans une proportion exacte, et que leurs actions rassemblées concourent également au mécanisme général ; car chaque partie de nous-mêmes est un tout parfait qui a un centre où son organisation se rapporte, et d’où son mouvement progressif et simultané se développe, se multiplie et se propage dans tous les points de la substance.

» Nous pouvons donc dire que ces molécules organiques, telles que nous les représentons, sont les germes communs, les semences universelles de tous les règnes, et qu’elles circulent et sont disséminées en tout lieu : nous les trouvons dans les aliments que nous prenons, nous les humons à chaque instant avec l’air que nous respirons ; elles s’ingèrent et s’incorporent en nous, elles réparent par leur établissement local, lorsqu’elles sont dans une quantité suffisante, les déperditions de notre corps ; et en conjuguant leur action et leur vie particulière, elles se convertissent en notre propre nature et nous prêtent une nouvelle vie et des forces nouvelles.

» Mais si leur intussusception et leur abondance sont telles que leur quantité excède de beaucoup celle qui est nécessaire à l’entretien et à l’accroissement du corps, les particules organiques qui ne peuvent être absorbées pour ses besoins refluent aux extrémités des vaisseaux, rencontrent des canaux oblitérés, se ramassent dans quelque réservoir intérieur, et, selon le moule qui les reçoit, elles s’assimilent, dirigées par les lois d’une affinité naturelle et réciproque, et mettent au jour des espèces nouvelles, des êtres animés et vivants, et qui n’ont peut-être point eu de modèles et qui n’existeront jamais plus.

» Et quand en effet sont-elles plus abondantes, plus ramassées que lorsque la nature accomplit la destruction spontanée et parfaite d’un corps organisé ? Dès l’instant que la vie est éteinte, toutes les molécules organiques qui composent la substance vitale de notre corps lui deviennent excédantes et superflues ; la mort anéantie leur harmonie et leur rapport, détruit leur combinaison, rompt les liens qui les enchaînent et qui les unissent ensemble ; elle en fait l’entière dissection de la vraie analyse. La matière vivante se sépare peu à peu de la matière morte ; il se fait une division réelle des particules organiques et des particules brutes : celles-ci, qui ne sont qu’accessoires, et qui ne servent que de base et d’appui aux premières, tombent en lambeaux et se perdent dans la poussière, tandis que les autres se dégagent d’elles-mêmes, affranchies de tout ce qui les captivait dans leur arrangement et leur situation particulière : livrées à leur mouvement intestin, elles jouissent d’une liberté illimitée et d’une anarchie entière, et cependant disciplinée, parce que la puissance et les lois de la nature survivent à ses propres ouvrages. Elles s’amoncellent encore, s’anastomosent et s’articulent, forment de petites masses et de petits embryons qui se développent et produisent, selon leur assemblage et les matrices où elles sont recélées, des corps mouvants, des êtres animés et vivants. La nature, d’une manière également facile, régulière et spontanée, opère par le même mécanisme la décomposition d’un corps et la génération d’un autre.

» Si cette substance organique n’était effectivement douée de cette faculté générative qui se manifeste d’une façon si authentique dans tout l’univers, comment pourraient éclore ces animalcules qu’on découvre dans nos viscères les plus cachés, dans les vaisseaux les plus petits ? Comment dans des corps insensibles, sur des cendres inanimées, au centre de la pourriture et de la mort, dans le sein des cadavres qui reposent dans une nuit et un silence imperturbables, naîtrait en si peu de temps une si grande multitude d’insectes si dissemblables à eux-mêmes, qui n’ont rien de commun que leur origine, et que Leeuwenhoek et M. de Réaumur ont toujours trouvés d’une figure plus étrange et d’une forme plus différente et plus extraordinaire ?

» Il y a des quadrupèdes qui sont remplis de lentes. Le père Kircher (Scrut. pest., sect. I, cap. vii ; experim. 3, et Mund. subterran., lib. xii), a aperçu à l’aide d’un microscope, dans des feuilles de sauge, une espèce de réseau, tissu comme une toile d’araignée, dont toutes les mailles montraient un nombre infini de petits animalcules. Swammerdam a vu le cadavre d’un animal qui fourmillait d’un million de vers ; leur quantité était si prodigieuse qu’il n’était pas possible d’en découvrir les chairs, qui ne pouvaient suffire pour les nourrir ; il semblait à cet auteur qu’elles se transformaient toutes en vers.

» Mais si ces molécules organiques sont communes à tous les êtres, si leur essence et leur action sont indestructibles, ces petits animaux devraient toujours être d’un même genre et d’une même forme ; ou si elle dépend de leur combinaison, d’où vient qu’ils ne varient pas à l’infini dans le même corps ? Pourquoi enfin ceux de notre cadavre ressemblaient-ils aux moucherons qui sortent du marc du vin ?

» S’il est vrai que l’action perpétuelle et unanime des organes vitaux détache et dissipe à chaque instant les parties les plus subtiles et les plus épurées de notre substance ; s’il est nécessaire que nous réparions journellement les déperditions immenses qu’elle souffre par les émanations extérieures et par toutes les voies excrétoires ; s’il faut enfin que les parties nutritives des aliments, après avoir reçu les coctions et toutes les élaborations que l’énergie de nos viscères leur fait subir, se modifient, s’assimilent, s’affermissent et inhèrent aux extrémités des tuyaux capillaires, jusqu’à ce qu’elles en soient chassées et remplacées à leur tour par d’autres qui sont encore amovibles, nous sommes induits à croire que la partie substantielle et vivante de notre corps doit acquérir le caractère des aliments que nous prenons, et doit tenir et emprunter d’eux les qualités foncières et plastiques qu’elle possède.

» La qualité, la quantité de la chair, dit M. de Buffon (Hist. nat. du Cerf), varient suivant les différentes nourritures. Cette matière organique que l’animal assimile à son corps par la nutrition n’est pas absolument indifférente à recevoir telle ou telle modification ; elle retient quelques caractères de son premier état et agit par sa propre forme sur celle du corps organisé qu’elle nourrit… L’on peut donc présumer que des animaux, auxquels on ne donnerait jamais que la même espèce de nourriture, prendraient en assez peu de temps une teinture des qualités de cette nourriture. Ce ne serait plus la nourriture qui s’assimilerait en entier à la forme de l’animal, mais l’animal qui s’assimilerait en partie à la forme de la nourriture.

» En effet, puisque les molécules nutritives et organiques ourdissent la trame des fibres de notre corps, puisqu’elles fournissent la source des esprits, du sang et des humeurs, et qu’elles se régénèrent chaque jour, il est plausible de penser qu’il doit acquérir le même tempérament qui résulte d’elles mêmes. Ainsi à la rigueur, et dans un certain sens, le tempérament d’un individu doit souvent changer, être tantôt énervé, tantôt fortifié par la qualité et le mélange varié des aliments dont il se nourrit. Ces inductions conséquentes sont relatives à la doctrine d’Hippocrate, qui, pour corriger l’excès du tempérament, ordonne l’usage continu d’une nourriture contraire à sa constitution.

» Le corps d’un homme qui mange habituellement d’un mixte quelconque contracte donc insensiblement les propriétés de ce mixte, et, pénétré des mêmes principes, devient susceptible des mêmes dépravations et de tous les changements auxquels il est sujet. Rédi, ayant ouvert un meunier peu de temps après sa mort, trouva l’estomac, le colon, le cæcum et toutes les entrailles remplis d’une quantité prodigieuse de vers extrêmement petits, qui avaient la tête ronde et la queue aiguë, parfaitement ressemblants à ceux qu’on observe dans les infusions de farine et d’épis de blé ; ainsi nous pouvons dire d’une personne qui fait un usage immodéré de vin, que les particules nutritives qui deviennent la masse organique de son corps sont d’une nature vineuse, qui s’assimile peu à peu et se transforme en elles, et que rien n’empêche, en se décomposant, qu’elles ne produisent les mêmes phénomènes qui arrivent au marc du vin.

» On a lieu de conjecturer qu’après que le cadavre a été inhumé dans le caveau, la quantité des insectes qu’il a produits a diminué, parce que ceux qui étaient placés au dehors sur les fentes de la pierre savouraient les particules organiques qui s’exhalaient en vapeurs et dont ils se repaissaient, puisqu’ils ont péri dès qu’ils en ont été sevrés. Si le cadavre eût resté enseveli dans la fosse, où il n’eût souffert aucune émanation ni aucune perte, celles qui se sont dissipées par les ouvertures, et celles qui ont été absorbées pour l’entretien et pour la vie des animalcules fugitifs qui y étaient arrêtés, auraient servi à la génération d’un plus grand nombre.

» Car il est évident que lorsqu’une substance organique se démonte, et que les parties qui la composent se séparent et semblent se découdre, de quelque manière que leur dépérissement se fasse, abandonnées à leur action naturelle, elles sont nécessitées à produire des animalcules particuliers à elles-mêmes. Ces faits sont vérifiés par une suite d’observations exactes. Il est certain qu’ordinairement les corps des animaux herbivores et frugivores, dont l’instinct détermine la pâture et règle l’appétit, sont couverts, après la mort, des mêmes insectes qu’on voit voltiger et abonder sur les plantes et les fruits pourris dont ils se nourrissent. Ce qui est d’autant plus digne de recherche et facile à remarquer, qu’un grand nombre d’entre eux ne vivent que d’une seule plante ou des fruits d’un même genre. D’habiles naturalistes se sont servis de cette voie d’analogie pour découvrir les vertus des plantes ; et Fabius Columna a cru devoir attribuer les mêmes propriétés et le même caractère à toutes celles qui servent d’asile et de pâture à la même espèce d’insecte, et les a rangées dans la même classe.

» Le P. Bonanni, qui défend la génération spontanée, soutient que toute fleur particulière, toute matière diverse, produit par la putréfaction constamment et nécessairement une certaine espèce de vers ; en effet, tous les corps organisés qui ne dégénèrent point, qui ne se dénaturent par aucun moyen, et qui vivent toujours d’une manière régulière et uniforme, ont une façon d’être qui leur est particulière et des attributs immuables qui les caractérisent. Les molécules nutritives, qu’ils puisent en tout temps dans une même source, conservent une similitude, une salubrité, une analogie, une forme et des dimensions qui leur sont communes ; parfaitement semblables à celles qui constituent leur substance organique, elles se trouvent toujours chez eux sans alliage, sans aucun mélange hétérogène. La même force distributive les porte, les assortit, les applique, les adapte et les contient dans toutes les parties avec une exactitude égale et une justesse symétrique ; elles subissent peu de changements et de préparations ; leur disposition, leur arrangement, leur énergie, leur contexture et leurs facultés intrinsèques, ne sont altérées que le moins qu’il est possible, tant elles approchent du tempérament et de la nature du corps qu’elles maintiennent et qu’elles reproduisent ; et lorsque l’âge et les injures du temps, quelque état forcé ou un accident imprévu et extraordinaire, viennent à saper ou à détruire leur assemblage, elles jouissent encore, en se désunissant, de leur simplicité, de leur homogénéité, de leur rapport essentiel, de leur action univoque ; elles conservent une propension égale, une aptitude naturelle, une affinité puissante qui leur est générale et qui les rejoint, les conjugue et les identifie ensemble de la même manière, et suscite et forme une combinaison déterminée ou un être organisé dont la structure, les qualités, la durée et la vie sont relatives à l’harmonie primitive qui les distingue et au mouvement génératif qui les anime et les revivifie. Tous les individus de la même espèce qui reconnaissent la même origine, qui sont gouvernés par les mêmes principes, formés selon les mêmes lois, éprouvent les mêmes changements et s’assimilent avec la même régularité.

» Ces productions effectives, surprenantes et invariables, sont l’essence même des êtres. On pourrait, après une analyse exacte, et par une méthode sûre, ranger des classes, prévoir et fixer les générations microscopiques futures, tous les êtres animés invisibles, dont la naissance et la vie sont spontanées, en démêlant le caractère générique et particulier des particules intégrantes qui composent les substances organiques dont elles émanent, si le mélange et l’abus que nous faisons des choses créées n’avait bouleversé l’ordre primitif du globe que nous habitons, si nous n’avions perverti, aliéné, fait avorter les productions naturelles. Mais l’art et l’industrie des hommes, presque toujours funestes aux arrangements médités par la nature, à force d’allier des substances hétérogènes, disparates et incompatibles, ont épuisé les premières espèces qui en sont issues et ont varié à l’infini, par la succession des temps, les combinaisons irrégulières des masses organiques, et la suite des générations qui en dépendent.

» C’est ainsi que telle est la chaîne qui lie tous les êtres et les événements naturels, qu’en portant le désordre dans les substances existantes, nous détériorons, nous défigurons, nous changeons encore celles qui en naîtront à l’avenir, car la façon d’être actuelle ne comprend pas tous les états possibles. Toutes les fois que la santé du corps et que l’intégrité de ses fonctions s’altèrent vivement, parce que la masse du sang est atteinte de quelque qualité vicieuse, ou que les humeurs sont perverties par un mélange ou un levain corrupteur, on ne doit imputer ces accidents funestes qu’à la dégénérescence des molécules organiques ; leur relation, leur équilibre, leur juxtaposition, leur assemblage et leur action, ne se dérangent qu’autant qu’elles sont affectées d’une détérioration particulière, qu’elles prennent une modification différente, qu’elles sont agitées par des mouvements désordonnés, irréguliers et extraordinaires ; car la maladie ébranle leur arrangement, infirme leur tissu, émousse leur activité, amortit leurs dispositions salubres et exalte les principes hétérogènes et destructeurs qui les inficient.

» On comprend par là combien il est dangereux de manger de la chair des animaux morts de maladie ; une petite quantité d’une substance viciée et contagieuse parvient à pénétrer, à corrompre et à dénaturer toute la masse vitale de notre corps, trouble son mécanisme et ses sensations, et change son existence, ses proportions et ses rapports.

» Les mutations diverses qu’elle éprouve souvent se manifestent sensiblement pendant la vie : tant de sortes de vers qui s’engendrent dans nos viscères, et la maladie pédiculaire, ne sont-ils pas des preuves démonstratives de ces transformations et de ces aliénations fréquentes ? Dans les épidémies, ne regardons-nous pas les vers qui sortent avec les matières excrémentielles comme un symptôme essentiel qui désigne le degré éminent de dépravation où sont portées les particules intégrantes substantielles et spiritueuses des humeurs ? Et qu’est-ce que ces particules, si ce n’est les molécules organiques, qui différemment modifiées, affinées et foulées par la force systaltique des vaisseaux, nagent dans un véhicule qui les entraîne dans le torrent de la circulation ?

» Ces dépravations malignes que contractent nos humeurs, ou les particules intégrantes et essentielles qui les constituent, s’attachent et inhèrent tellement en elles, qu’elles persévèrent et se perpétuent au delà du trépas. Il semble que la vie ne soit qu’un mode du corps ; sa dissolution ne paraît être qu’un changement d’état ou une suite et une continuité des mêmes révolutions et des dérangements qu’il a soufferts et qui ont commencé de s’opérer pendant la maladie, qui s’achèvent et se consomment après la mort. Ces modifications spontanées des molécules organiques et ces productions vermineuses ne paraissent le plus souvent qu’alors ; rarement, et ce n’est que dans les maladies violentes et les plus envenimées où leur dégénérescence est accélérée, qu’elles se développent plus tôt en nous. Nos plus vives misères sont donc cachées dans les horreurs du tombeau, et nos plus grands maux ne se réalisent, ne s’effectuent et ne parviennent à leur comble que lorsque nous ne les sentons plus !

» J’ai vu depuis peu un cadavre qui se couvrit, bientôt après la mort, de petits vers blancs, ainsi qu’il est remarqué dans l’observation citée ci-dessus. J’ai eu lieu d’observer en plusieurs circonstances que la couleur, la figure, la forme de ces animalcules varient suivant l’intensité et le genre des maladies.

» C’est ainsi que les substances organisées se transforment et ont différentes manières d’être, et que cette multitude infinie d’insectes concentrés dans l’intérieur de la terre et dans les endroits les plus infects et les plus ténébreux sont évoqués, naissent et continuent à se repaître des débris et des dépouilles de l’humanité. L’univers vit de lui-même, et tous les êtres en périssant ne font que rendre à la nature les parties organiques et nutritives qu’elle leur a prêtées pour exister ; tandis que notre âme, du centre de la corruption, s’élance au sein de la Divinité, notre corps porte encore après la mort l’empreinte et les marques de ses vices et de ses dépravations ; et pour finir enfin par concilier la saine philosophie avec la religion, nous pouvons dire que jusqu’aux plus sublimes découvertes de la physique, tout nous ramène à notre néant. »

Je ne puis qu’approuver ces raisonnements de M. Moublet, pleins de discernement et de sagacité ; il a très bien saisi les principaux points de mon système sur la reproduction, et je regarde son observation comme une des plus curieuses qui aient été faites sur la génération spontanée[2]. Plus on observera la nature de près, et plus on reconnaîtra qu’il se produit en petit beaucoup plus d’êtres de cette façon que de toute autre. On s’assurera de même que cette manière de génération est non seulement la plus fréquente et la plus générale, mais encore la plus ancienne, c’est-à-dire la première et la plus universelle ; car supposons, pour un instant, qu’il plût au souverain Être de supprimer la vie de tous les individus actuellement existants, que tous fussent frappés de mort au même instant, les molécules organiques ne laisseraient pas de survivre à cette mort universelle ; le nombre de ces molécules étant toujours le même, et leur essence indestructible aussi permanente que celle de la matière brute que rien n’aurait anéanti, la nature posséderait toujours la même quantité de vie[NdÉ 8], et l’on verrait bientôt paraître des espèces nouvelles qui remplaceraient les anciennes ; car les molécules organiques vivantes se trouvant toutes en liberté, et n’étant ni pompées ni absorbées par aucun moule subsistant, elles pourraient travailler la matière brute en grand ; produire d’abord une infinité d’êtres organisés, dont les uns n’auraient que la faculté de croître et de se nourrir, et d’autres plus parfaits qui seraient doués de celle de se reproduire, ceci nous paraît clairement indiqué par le travail que ces molécules font en petit dans la putréfaction et dans les maladies pédiculaires où s’engendrent des êtres qui ont la puissance de se reproduire ; la nature ne pourrait manquer de faire alors en grand ce qu’elle ne fait aujourd’hui qu’en petit, parce que la puissance de ces molécules organiques étant proportionnelle à leur nombre et à leur liberté, elles formeraient de nouveaux moules intérieurs, auxquels elle donnerait d’autant plus d’extension qu’elles se trouveraient concourir en plus grande quantité à la formation de ces moules, lesquels présenteraient dès lors une nouvelle nature vivante, peut-être assez semblable à celle que nous connaissons[NdÉ 9].

Ce remplacement de la nature vivante ne serait d’abord que très incomplet, mais avec le temps tous les grands êtres qui n’auraient pas la puissance de se reproduire disparaîtraient ; tous les corps imparfaitement organisés, toutes les espèces défectueuses s’évanouiraient, et il ne resterait, comme il ne reste aujourd’hui, que les moules les plus puissants, les plus complets, soit dans les animaux, soit dans les végétaux, et ces nouveaux êtres seraient en quelque sorte semblables aux anciens, parce que la matière brute et la matière vivante étant toujours la même, il en résulterait le même plan général d’organisation et les mêmes variétés dans les formes particulières[NdÉ 10] ; on doit seulement présumer, d’après notre hypothèse, que cette nouvelle nature serait rapetissée, parce que la chaleur du globe est une puissance qui influe sur l’étendue des moules, et cette chaleur du globe n’étant plus aussi forte aujourd’hui qu’elle l’était au commencement de notre nature vivante, les plus grandes espèces pourraient bien ne pas naître ou ne pas arriver à leurs dimensions.

Nous en avons presque un exemple dans les animaux de l’Amérique méridionale : ce continent, qui ne tient au reste de la terre que par la chaîne étroite et montueuse de l’isthme de Panama, et auquel manquent tous les grands animaux nés dans les premiers temps de la forte chaleur de la terre, ne nous présente qu’une nature moderne, dont tous les moules sont plus petits que ceux de la nature plus ancienne dans l’autre continent ; au lieu de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe et du chameau, qui sont les espèces insignes de la nature dans le vieux continent, on ne trouve dans le nouveau, sous la même latitude, que le tapir, le cabiai, le lama, la vigogne, qu’on peut regarder comme leurs représentants dégénérés, défigurés, rapetissés, parce qu’ils sont nés plus tard, dans un temps où la chaleur du globe était déjà diminuée. Et aujourd’hui que nous nous trouvons dans le commencement de l’arrière-saison de celle de la chaleur du globe, si par quelque grande catastrophe la nature vivante se trouvait dans la nécessité de remplacer les formes actuellement existantes[NdÉ 11], elle ne pourrait le faire que d’une manière encore plus imparfaite qu’elle l’a fait en Amérique ; ses productions, n’étant aidées dans leur développement que de la faible chaleur de la température actuelle du globe, seraient encore plus petites que celles du nouveau continent.

Tout philosophe sans préjugés, tout homme de bon esprit qui voudra lire avec attention ce que j’ai écrit au sujet de la nutrition, de la génération, de la reproduction, et qui aura médité sur la puissance des moules intérieurs, adoptera sans peine cette possibilité d’une nouvelle nature, dont je n’ai fait l’exposition que dans l’hypothèse de la destruction générale et subite de tous les êtres subsistants ; leur organisation détruite, leur vie éteinte, leurs corps décomposés, ne seraient pour la nature que des formes anéanties[NdÉ 12], qui seraient bientôt remplacées par d’autres formes, puisque les masses générales de la matière vivante et de la matière brute sont et seront toujours les mêmes ; puisque cette matière organique vivante survit à toute mort et ne perd jamais son mouvement, son activité ni sa puissance de modeler la matière brute et d’en former des moules intérieurs, c’est-à-dire des formes d’organisation capables de croître, de se développer et de se reproduire. Seulement on pourrait croire, avec assez de fondement, que la quantité de la matière brute, qui a toujours été immensément plus grande que celle de la matière vivante, augmente avec le temps, tandis qu’au contraire la quantité de la matière vivante diminue et diminuera toujours de plus en plus, à mesure que la terre perdra, par le refroidissement, les trésors de sa chaleur, qui sont en même temps ceux de sa fécondité et de toute vitalité[NdÉ 13].

Car d’où peuvent venir primitivement ces molécules organiques vivantes ? nous ne connaissons dans la nature qu’un seul élément actif ; les trois autres sont purement passifs, et ne prennent de mouvement qu’autant que le premier leur en donne. Chaque atome de lumière ou de feu suffit pour agiter et pénétrer un ou plusieurs autres atomes d’air, de terre ou d’eau ; et comme il se joint à la force impulsive de ces atomes de chaleur une force attractive, réciproque et commune à toutes les parties de la matière, il est aisé de concevoir que chaque atome brut et passif devient actif et vivant au moment qu’il est pénétré dans toutes ses dimensions par l’élément vivifiant ; le nombre des molécules vivantes est donc en même raison que celui des émanations de cette chaleur douce, qu’on doit regarder comme l’élément primitif de la vie.

Nous n’ajouterons rien à ces réflexions ; elles ont besoin d’une profonde connaissance de la nature et d’un dépouillement entier de tout préjugé[NdÉ 14] pour être adoptées, même pour être senties ; ainsi un plus grand développement ne suffirait pas encore à la plupart de mes lecteurs, et serait superflu pour ceux qui peuvent m’entendre.


ADDITION

À L’ARTICLE DE L’ACCOUCHEMENT.

I. — Observation sur l’embryon, qu’on peut joindre à celle que j’ai déjà citées.

M. Roume de Saint-Laurent, dans l’île de Grenade, a eu occasion d’observer la fausse couche d’une négresse, qu’on lui avait apportée ; il se trouvait, dans une quantité de sang caillé, un sac de la grosseur d’un œuf de poule : l’enveloppe paraissait fort épaisse, et avait adhéré par sa surface extérieure à la matrice ; de sorte qu’il se pourrait qu’alors toute l’enveloppe ne fût qu’une espèce de placenta. « Ayant ouvert le sac, dit M. Roume, je l’ai trouvé rempli d’une matière épaisse comme du blanc d’œuf, d’une couleur tirant sur le jaune ; l’embryon avait un peu moins de six lignes de longueur, il tenait à l’enveloppe par un cordon ombilical fort large et très court, n’ayant qu’environ deux lignes de longueur ; la tête, presque informe, se distinguait néanmoins du reste du corps ; on ne distinguait point la bouche, le nez ni les oreilles ; mais les yeux paraissaient par deux très petits cercles d’un bleu foncé. Le cœur était fort gros, et paraissait dilater par son volume la capacité de la poitrine. Quoique j’eusse mis cet embryon dans un plat d’eau pour le laver, cela n’empêcha point que le cœur ne battît très fort, et environ trois fois dans l’espace de deux secondes pendant quatre ou cinq minutes ; ensuite les battements diminuèrent de force et de vitesse, et cessèrent environ quatre minutes après. Le coccyx était allongé d’environ une ligne et demie, ce qui aurait fait prendre, à la première vue, cet embryon pour celui d’un singe à queue. On ne distinguait point les os ; mais on voyait cependant, au travers de la peau du derrière de la tête, une tache en losange dont les angles étaient émoussés, qui paraissait l’endroit où les pariétaux coronaux et occipitaux devaient se joindre dans la suite ; de sorte qu’ils étaient déjà cartilagineux à la base. La peau était une pellicule très déliée. Le cœur était bien visible au travers de la peau, et d’un rouge pâle encore mais bien décidé. On distinguait aussi à la base du cœur de petits allongements, qui étaient vraisemblablement les commencements des artères et peut-être des veines ; il n’y en avait que deux qui fussent bien distincts. Je n’ai remarqué ni foie, ni aucune autre glande[3]. »

Cette observation de M. Roume s’accorde avec celles que j’ai rapportées sur la forme extérieure et intérieure du fœtus dans les premiers jours après la conception, et il serait à désirer qu’on en rassemblât sur ce sujet un plus grand nombre que je n’ai pu le faire ; car le développement du fœtus, dans les premiers temps après sa formation, n’est pas encore assez connu ni assez nettement présenté par les anatomistes ; le plus beau travail qui se soit fait en ce genre est celui de Malpighi et de Valisnieri, sur le développement du poulet dans l’œuf ; mais nous n’avons rien d’aussi précis ni d’aussi bien suivi sur le développement de l’embryon dans les animaux vivipares, ni du fœtus dans l’espèce humaine ; et cependant les premiers instants, ou si l’on veut les premières heures qui suivent le moment de la conception, sont les plus précieux, les plus dignes de la curiosité des physiciens et des anatomistes : on pourrait aisément faire une suite d’expériences sur des animaux quadrupèdes, qu’on ouvrirait quelques heures et quelques jours après la copulation, et du résultat de ces observations on conclurait pour le développement du fœtus humain, parce que l’analogie serait plus grande et les rapports plus voisins que ceux qu’on peut tirer du développement du poulet dans l’œuf ; mais, en attendant, nous ne pouvons mieux faire que de recueillir, rassembler et ensuite comparer toutes les observations que le hasard ou les accidents peuvent présenter sur les conceptions des femmes dans les premiers jours, et c’est par cette raison que j’ai cru devoir publier l’observation précédente.

II. — Observation sur une naissance tardive.

J’ai dit qu’on avait des exemples de grossesses de dix, onze, douze et même treize mois, j’en vais rapporter une ici que les personnes intéressées m’ont permis de citer, et je ne ferai que copier le Mémoire qu’ils ont eu la bonté de m’envoyer. M. de la Motte, ancien aide-major des gardes françaises, a trouvé, dans les papiers de feu M. de la Motte, son père, la relation suivante, certifiée véritable de lui, d’un médecin, d’un chirurgien, d’un accoucheur, d’une sagefemme, et de Mme de la Motte, son épouse.

Cette dame a eu neuf enfants, savoir, trois filles et six garçons, du nombre desquels deux filles et un garçon sont morts en naissant ; deux autres garçons sont morts au service du roi, où les cinq garçons restants avaient été placés à l’âge de quinze ans.

Ces cinq garçons, et la fille qui a vécu, étaient tous bien faits, d’une jolie figure ainsi que le père et la mère, et nés comme eux avec beaucoup d’intelligence, excepté le neuvième enfant, garçon, nommé au baptême Augustin-Paul, dernier enfant que la mère ait eu, lequel, sans être absolument contrefait, est petit, a de grosses jambes, une grosse tête, et moins d’esprit que les autres.

Il vint au monde le 10 juillet 1735, avec des dents et des cheveux, après treize mois de grossesse, remplis de plusieurs accidents surprenants dont sa mère fut très incommodée.

Elle eut une perte considérable en juillet 1734, une jaunisse dans le même temps, qui rentra et disparut par une saignée qu’on se crut obligé de lui faire, et après laquelle la grossesse parut entièrement évanouie.

Au mois de septembre un mouvement de l’enfant se fit sentir pendant cinq jours, et cessant tout d’un coup, la mère commença bientôt à épaissir considérablement et visiblement dans le même mois ; et, au lieu du mouvement de l’enfant, il parut une petite boule, comme de la grosseur d’un œuf, qui changeait de côté et se trouvait tantôt bas, tantôt haut par des mouvements très sensibles.

La mère fut en travail d’enfant vers le 10 d’octobre ; on la tint couchée tout ce mois pour lui faire atteindre le cinquième mois de sa grossesse, ne jugeant pas qu’elle pût porter son fruit plus loin, à cause de la grande dilatation qui fut remarquée dans la matrice. La boule en question augmenta peu à peu, avec les mêmes changements, jusqu’au 2 février 1735 ; mais à la fin de ce mois, ou environ, l’un des porteurs de chaise de la mère (qui habitait alors une ville de province), ayant glissé et laissé tomber la chaise, le fœtus fit de très grands mouvements pendant trois ou quatre heures par la frayeur qu’eut la mère ; ensuite il revint dans la même disposition qu’au passé.

La nuit qui suivit ledit jour 2 février, la mère avait été en travail d’enfant pendant cinq heures, c’était le neuvième mois de la grossesse, et l’accoucheur, ainsi que la sage-femme, avaient assuré que l’accouchement viendrait la nuit suivante. Cependant il a été différé jusqu’en juillet, malgré les dispositions prochaines d’accoucher où se trouva la mère depuis ledit jour 2 février, et cela très fréquemment.

Depuis ce moment le fœtus a toujours été en mouvement, et si violent pendant les deux derniers mois qu’il semblait quelquefois qu’il allait déchirer sa mère, à laquelle il causait de vives douleurs.

Au mois de juillet elle fut trente-six heures en travail ; les douleurs étaient supportables dans les commencements, et le travail se fit lentement, à l’exception des deux dernières heures, sur la fin desquelles l’envie qu’elle avait d’être délivrée de son ennuyeux fardeau et de la situation gênante dans laquelle on fut obligé de la mettre à cause du cordon qui vint à sortir avant que l’enfant parût lui fit trouver tant de forces qu’elle enlevait trois personnes : elle accoucha plus par les efforts qu’elle fit que par les secours du travail ordinaire. On la crut longtemps grosse de deux enfants, ou d’un enfant et d’une môle. Cet événement fit tant de bruit dans le pays que M. de la Motte, père de l’enfant, écrivit la présente relation pour la conserver.

III. — Observation sur une naissance très précoce.

J’ai dit qu’on a vu des enfants nés à la septième et même à la sixième révolution, c’est-à-dire à cinq ou six mois, qui n’ont pas laissé de vivre ; cela est très vrai, du moins pour six mois, j’en ai eu récemment un exemple sous mes yeux : par des circonstances particulières j’ai été assuré qu’un accouchement arrivé six mois onze jours après la conception, ayant produit une petite fille très délicate, qu’on a élevée avec des soins et des précautions extraordinaires, cet enfant n’a pas laissé de vivre et vit encore âgé de onze ans ; mais le développement de son corps et de son esprit a été également retardé par la faiblesse de sa nature : cet enfant est encore d’une très petite taille, a peu d’esprit et de vivacité ; cependant sa santé, quoique faible, est assez bonne.


Notes de Buffon
  1. Plin., Hist. nat., lib. xii.
  2. On peut voir plusieurs exemples de la génération spontanée de quelques insectes dans différentes parties du corps humain en consultant les ouvrages de M. Andry et de quelques autres observateurs qui se sont efforcés, sans succès, de les rapporter à des espèces connues, et qui tâchaient d’expliquer leur génération en supposant que les œufs de ces insectes avaient été respirés ou avalés par les personnes dans lesquelles ils se sont trouvés ; mais cette opinion, fondée sur le préjugé que tout être vivant ne peut venir que d’un œuf, se trouve démentie par les faits mêmes que rapportent ces observateurs. Il est impossible que des œufs d’insectes, respirés ou avalés, arrivent dans le foie, dans les veines, dans les sinus, etc. ; et d’ailleurs plusieurs de ces insectes, trouvés dans l’intérieur du corps de l’homme et des animaux, n’ont que peu ou point de rapport avec les autres insectes, et doivent, sans contredit, leur origine et leur naissance à une génération spontanée. Nous citerons ici deux exemples récents, le premier de M. le président H…, qui a rendu par les urines un petit crustacé assez semblable à une crevette ou chevrette de mer, mais qui n’avait que trois lignes ou trois lignes et demie de longueur. Monsieur son fils a eu la bonté de me faire voir cet insecte, qui n’était pas le seul de cette espèce que monsieur son père avait rendu par les urines, et précédemment il avait rendu par le nez, dans un violent éternûment, une espèce de chenille qu’on n’a pas conservée, et que je n’ai pu voir.

    Un autre exemple est celui d’une demoiselle du Mans, dont M. Vetillard, médecin de cette ville, m’a envoyé le détail par sa lettre du 6 juillet 1771, dont voici l’extrait. « Mlle Cabaret, demeurante au Mans, paroisse Notre-Dame de la Couture, âgée de trente et quelques années, était malade depuis environ trois ans, et au troisième degré, d’une phthisie pulmonaire, pour laquelle je lui avais fait prendre le lait d’ânesse le printemps et l’automne 1759. Je l’ai gouvernée en conséquence depuis ce temps.

    » Le 8 juin dernier, sur les onze heures du soir, la malade, après de violents efforts occasionnés (disait-elle) par un chatouillement vif et extraordinaire au creux de l’estomac, rejeta une partie de rôtie au vin et au sucre qu’elle avait prise dans l’après-dîner. Quatre personnes présentes alors avec plusieurs lumières pour secourir la malade, qui croyait être à sa dernière heure, aperçurent quelque chose remuer autour d’une parcelle de pain, sortant de la bouche de la malade : c’était un insecte qui, par le moyen d’un grand nombre de pattes, cherchait à se détacher du petit morceau de pain qu’il entourait en forme de cercle. Dans l’instant les efforts cessèrent, et la malade se trouva soulagée ; elle réunit son attention à la curiosité et à l’étonnement des quatre spectatrices qui reconnaissaient à cet insecte la figure d’une chenille ; elles la ramassèrent dans un cornet de papier qu’elles laissèrent dans la chambre de la malade. Le lendemain à cinq heures du matin, elles me firent avertir de ce phénomène, que j’allais aussitôt examiner. L’on me présenta une chenille, qui d’abord me parut morte, mais l’ayant réchauffée avec mon haleine, elle reprit vigueur et se mit à courir sur le papier.

    » Après beaucoup de questions et d’objections faites à la malade et aux témoins, je me déterminai à tenter quelques expériences et à ne point mépriser, dans une affaire de physique, le témoignage de cinq personnes, qui toutes m’assuraient un même fait et avec les mêmes circonstances.

    » L’histoire d’un ver-chenille, rendu par un grand vicaire d’Alais, que je me rappelai avoir lue dans l’ouvrage de M. Andry, contribua à me faire regarder la chose comme possible…

    » J’emportai la chenille chez moi dans une boîte de bois, que je garnis d’étoffe et que je perçai en différents endroits : je mis dans la boîte des feuilles de différentes plantes légumineuses, que je choisis bien entières, afin de m’apercevoir auxquelles elle se serait attachée ; j’y regardais plusieurs fois dans la journée ; voyant qu’aucune ne paraissait de son goût, j’y substituai des feuilles d’arbres et d’arbrisseaux que cet insecte n’accueillit pas mieux. Je retirai toutes ces feuilles intactes, et je trouvai à chaque fois le petit animal monté au couvercle de la boîte, comme pour éviter la verdure que je lui avais présentée.

    » Le 9 au soir, sur les six heures, ma chenille était encore à jeun depuis onze heures du soir la veille, qu’elle était sortie de l’estomac ; je tentai alors de lui donner les mêmes aliments que ceux dont nous nous nourrissons ; je commençai par lui présenter le pain en rôtie avec le vin, l’eau et le sucre, tel que celui autour duquel on l’avait trouvée attachée, elle fuyait à toutes jambes : le pain sec, différentes espèces de laitage, différentes viandes crues, différents fruits, elle passait par-dessus sans s’en embarrasser et sans y toucher. Le bœuf et le veau cuits, un peu chauds, elle s’y arrêta, mais sans en manger. Voyant mes tentatives inutiles, je pensai que si l’insecte était élevé dans l’estomac, les aliments ne passaient dans ce viscère qu’après avoir été préparés par la mastication, et conséquemment étant empreints des sucs salivaires, qu’ils étaient de goût différent, et qu’il fallait lui offrir des aliments mâchés, comme plus analogues à sa nourriture ordinaire ; après plusieurs expériences de ce genre faites et répétées sans succès, je mâchai du bœuf et le lui présentai, l’insecte s’y attacha, l’assujettit avec ses pattes antérieures, et j’eus, avec beaucoup d’autres témoins, la satisfaction de le voir manger pendant deux minutes, après lesquelles il abandonna cet aliment et se remit à courir. Je lui en donnai de nouveau maintes et maintes fois sans succès. Je mâchai du veau, l’insecte affamé me donna à peine le temps de le lui présenter, il accourut à cet aliment, s’y attacha et ne cessa de manger pendant une demi-heure. Il était environ huit heures du soir ; et cette expérience se fit en présence de huit à dix personnes dans la maison de la malade, chez laquelle je l’avais reporté. Il est bon de faire observer que les viandes blanches faisaient partie du régime que j’avais prescrit à cette demoiselle, et qu’elles étaient sa nourriture ordinaire ; aussi le poulet mâché s’est-il également trouvé du goût de ma chenille.

    » Je l’ai nourrie de cette manière depuis le 8 juin jusqu’au 27, qu’elle périt par accident, quelqu’un l’ayant laissée tomber par terre, à mon grand regret ; j’aurais été fort curieux de savoir si cette chenille se serait métamorphosée, et comment ; malgré mes soins et mon attention à la nourrir selon son goût, loin de profiter pendant les dix-neuf jours que je l’ai conservée, elle a dépéri de deux lignes en longueur et d’une demi-ligne en largeur : je la conserve dans l’esprit-de-vin.

    » Depuis le 17 juin jusqu’au 22, elle fut paresseuse, languissante, ce n’était qu’en la réchauffant avec mon haleine que je la faisais remuer ; elle ne faisait que deux ou trois petits repas dans la journée, quoique je lui présentasse de la nourriture bien plus souvent ; cette langueur me fit espérer de la voir changer de peau, mais inutilement ; vers le 22 sa vigueur et son appétit revinrent sans qu’elle eût quitté sa dépouille.

    » Plus de deux cents personnes de toutes conditions ont assisté à ses repas, qu’elle recommençait dix à douze fois le jour, pourvu qu’on lui donnât des mets selon son goût, et récemment mâchés ; car sitôt qu’elle avait abandonné un morceau elle n’y revenait plus. Tant qu’elle a vécu, j’ai continué tous les jours de mettre dans sa boîte différentes espèces de feuilles sans qu’elle en ait accueilli aucune…, et il est de fait incontestable que cet insecte ne s’est nourri que de viande depuis le 9 juin jusqu’au 27.

    » Je ne crois pas que jusqu’à présent les naturalistes aient remarqué que les chenilles ordinaires vivent de viande ; j’ai fait chercher et j’ai cherché moi-même des chenilles de toutes les espèces, je les ai fait jeûner plusieurs jours, et je n’en ai trouvé aucune qui ait pris goût à la viande crue, cuite ou mâchée…

    » Notre chenille a donc quelque chose de singulier et qui méritait d’être observé, ne serait-ce que son goût pour la viande, encore fallait-il qu’elle fût récemment mâchée ; autre singularité…, vivant dans l’estomac elle était accoutumée à un grand degré de chaleur, et je ne doute pas que le degré de chaleur moindre de l’air où elle se trouva lorsqu’elle fut rejetée, ne soit la cause de cet engourdissement où je la trouvai le matin et qui me la fit croire morte ; je ne la tirai de cet état qu’en l’échauffant avec mon haleine, moyen dont je me suis toujours servi quand elle m’a paru avoir moins de vigueur : peut-être aussi le manque de chaleur a-t-il été cause qu’elle n’a point changé de peau, et qu’elle a sensiblement dépéri pendant le temps que je l’ai conservée…

    » Cette chenille était brunâtre avec des bandes longitudinales plus noires, elle avait seize jambes et marchait comme les autres chenilles ; elle avait de petites aigrettes de poil, principalement sur les anneaux de son corps… La tête noire, brillante, écailleuse, divisée par un sillon en deux parties égales, ce qui pourrait faire prendre ces deux parties pour les deux yeux. Cette tête est attachée au premier anneau ; quand la chenille s’allonge, on aperçoit, entre la tête et le premier anneau, un intervalle membraneux d’un blanc sale, que je croirais être le cou, si entre les autres anneaux je n’eusse pas également distingué cet intervalle qui est surtout sensible entre le premier et le second, et le devient moins à proportion de l’éloignement de la tête.

    » Dans le devant de la tête on aperçoit un espace triangulaire blanchâtre, au bas duquel est une partie noire et écailleuse, comme celle qui forme les deux angles supérieurs ; on pourrait regarder celle-ci comme une espèce de museau… Fait au Mans, le 6 juillet 1761. »

    Cette relation est appuyée d’un certificat signé de la malade, de son médecin et de quatre autres témoins.

  3. Journal de physique, par M. l’abbé Rozier ; juillet 1775, pages 52 et 53.
Notes de l’éditeur
  1. Dans ces « additions » Buffon répète, en y insistant, toutes les erreurs contenues dans le Mémoire sur la génération. Il me paraît inutile de les relever une seconde fois.
  2. La cicatricule fécondée est déjà un organisme vivant ; mais cet organisme, au début de son développement, est condamné à mourir s’il ne rencontre pas les conditions indispensables à son existence et à son évolution.
  3. Buffon, plus heureux dans ce passage que plus haut, indique avec raison que l’œuf est doué d’une vie propre, ainsi que l’est toute cellule ; mais il ne distingue pas suffisamment les deux parties qui existent dans certains œufs, notamment dans ceux des oiseaux : celle qui doit se transformer en embryon (vitellus germinatif) et celle qui est simplement destinée à nourrir l’embryon (vitellus nutritif). J’ai déjà insisté sur ces faits dans une précédente note.
  4. Aucun passage de l’œuvre de Buffon ne contient un exposé plus net de son opinion relativement à la constitution de la matière vivante et à ce qu’il appelle « les molécules organiques ». Pour lui, tous les êtres que l’on observe à l’aide du microscope font partie de ces molécules organiques et vivantes qui existent partout, qui servent à l’accroissement des organismes vivants et qui forment ces derniers en se réunissant. Il y a là, sans doute, sous une forme métaphysique, toute la théorie cellulaire avec la somme de vues erronées que devait entraîner l’ignorance de Buffon et de ses contemporains.
  5. Avec la théorie de Buffon, la génération spontanée pourrait, en effet, s’appliquer à des organismes très variés et même très complexes. Il suffit, d’après lui, pour qu’un être vivant soit produit, qu’un nombre plus ou moins considérable de « ces molécules organiques vivantes », dont il admet l’indestructibilité, se trouvent mises en contact les unes avec les autres. Elles s’agglomèrent alors, « s’approprient des particules brutes, » et forment ainsi un corps vivant. C’est de cette façon qu’il va expliquer plus loin la génération, qu’il croit spontanée, d’insectes dans les tissus d’un cadavre, et celle « d’insectes ailés » dans le corps des Éthiopiens qui mangent des sauterelles.
  6. Le désir d’étayer de sa théorie rend ici Buffon d’une crédulité vraiment excessive.
  7. Ce mémoire de M. Moublet est curieux à ce titre qu’il révèle l’influence exercée par Buffon sur l’esprit des savants de son époque. Moublet se montre très partisan des idées de Buffon sur les « molécules organiques » et sur la génération spontanée. Quelque bizarre que nous paraissent les opinions de Moublet sur les transmigrations des molécules vivantes, elles étaient tout à fait conformes à celles de Buffon, car ce dernier les fait suivre de cette observation : « Je ne puis qu’approuver les raisonnements de M. Moublet pleins de discernement et de sagacité ; il a très bien saisi les principaux points de mon système sur la reproduction. »
  8. Le lecteur remarquera avec quelle fermeté Buffon affirme l’indestructibilité de ses molécules organiques. Pour lui, il existe dans l’univers deux sortes de matières : l’une brute, l’autre vivante ; leurs molécules sont mélangées les unes aux autres, mais elles sont susceptibles de se séparer, et les molécules organiques, en s’agrégeant, forment les êtres vivants.
  9. Ce passage est de nature, plus que tout autre, à donner une idée exacte de ce que Buffon appelle « le moule intérieur » des animaux et des végétaux. Il ressort bien clairement de ce qu’il en dit ici, que son moule intérieur est simplement ce que nous appelons aujourd’hui la forme ou le type des animaux, c’est-à-dire ce qu’il y a de permanent dans une espèce ou une race d’animaux ou de végétaux.
  10. Buffon montre ici qu’il admettait non seulement l’indestructibilité de la matière vivante et de la « matière brute », mais encore la permanence dans ces deux formes de la matière d’un certain nombre de propriétés essentielles. Il arrive ainsi, par la seule force de l’induction, à l’une des conceptions scientifiques qui font le plus d’honneur à notre siècle.
  11. Ici se trouve, sous la forme d’une hypothèse à laquelle Buffon n’attache lui-même aucune importance, le germe de la théorie des révolutions du globe de Cuvier.
  12. Pensée très juste, étant données la permanence des propriétés essentielles de la matière et son indestructibilité. Mais il n’est pas nécessaire pour l’admettre de supposer qu’il existe dans l’univers une matière vivante distincte de la matière non vivante ; elle est encore simplifiée par l’opinion qui consiste à considérer la matière vivante comme une simple forme, un état particulier de la matière non vivante et à n’admettre qu’une seule sorte de matière. (Voyez mon Introduction et mon livre le Transformisme.)
  13. Dans ce passage, Buffon se rapproche de la vérité en laissant entendre qu’à son avis la matière vivante retourne, à un moment donné, à l’état de matière non vivante.

    Dans le paragraphe suivant, il formule l’une des vues les plus vraies et les plus remarquables de toutes celles qu’il a eues en considérant la matière vivante comme produite par la matière non vivante à l’aide de la chaleur.

  14. Mot d’une admirable justesse et qui montre que Buffon avait une notion exacte de la hardiesse de son opinion sur la nature de la vie et l’origine de la matière vivante.