Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article V



ARTICLE V

EXPOSITION DE QUELQUES AUTRES SYSTÈMES



On voit bien que les trois hypothèses dont nous venons de parler ont beaucoup de choses communes ; elles s’accordent toutes en ce point, que dans le temps du déluge la terre a changé de forme, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur : ainsi tous ces spéculatifs n’ont pas fait attention que la terre avant le déluge, étant habitée par les mêmes espèces d’hommes et d’animaux, devait être nécessairement telle, à très peu près, qu’elle est aujourd’hui ; et qu’en effet les livres saints nous apprennent qu’avant le déluge il y avait sur la terre des fleuves, des mers, des montagnes, des forêts et des plantes ; que ces fleuves et ces montagnes étaient, pour la plupart, les mêmes, puisque le Tigre et l’Euphrate étaient les fleuves du paradis terrestre ; que la montagne d’Arménie sur laquelle l’arche s’arrêta était une des plus hautes montagnes du monde au temps du déluge, comme elle l’est encore aujourd’hui ; que les mêmes plantes et les mêmes animaux qui existent existaient alors, puisqu’il y est parlé du serpent, du corbeau, et que la colombe rapporta une branche d’olivier ; car, quoique M. de Tournefort prétende qu’il n’y a point d’olivier à plus de 400 lieues du mont Ararath, et qu’il fasse sur cela d’assez mauvaises plaisanteries (Voyage du Levant, vol. II, p. 336), il est cependant certain qu’il y en avait en ce lieu dans le temps du déluge, puisque le livre sacré nous en assure, et il n’est pas étonnant que dans un espace de 4 000 ans les oliviers aient été détruits dans ces cantons et se soient multipliés dans d’autres ; c’est donc à tort et contre la lettre de la Sainte Écriture que ces auteurs ont supposé que la terre était avant le déluge totalement différente de ce qu’elle est aujourd’hui, et cette contradiction de leurs hypothèses avec le texte sacré, aussi bien que leur opposition avec les vérités physiques, doit faire rejeter leurs systèmes, quand même ils seraient d’accord avec quelques phénomènes ; mais il s’en faut bien que cela soit ainsi. Burnet, qui a écrit le premier, n’avait pour fonder son système ni observations ni faits. Woodward n’a donné qu’un essai, où il promet beaucoup plus qu’il ne peut tenir : son livre est un projet dont n’a pas vu l’exécution. On voit seulement qu’il emploie deux observations générales : la première, que la terre est partout composée de matières qui autrefois ont été dans un état de mollesse et de fluidité, qui ont été transportées par les eaux, et qui se sont déposées par couches horizontales ; la seconde, qu’il y a des productions marines dans l’intérieur de la terre en une infinité d’endroits. Pour rendre raison de ces faits, il a recours au déluge universel, ou plutôt il paraît ne les donner que comme preuves du déluge, mais il tombe, aussi bien que Burnet, dans des contradictions évidentes ; car il n’est pas permis de supposer avec eux qu’avant le déluge il n’y avait point de montagnes, puisqu’il est dit précisément et très clairement que les eaux surpassèrent de 15 coudées les plus hautes montagnes ; d’autre côté, il n’est pas dit que ces eaux aient détruit et dissous ces montagnes ; au contraire, ces montagnes sont restées en place, et l’arche s’est arrêtée sur celle que les eaux ont laissée la première à découvert. D’ailleurs, comment peut-on s’imaginer que, pendant le peu de temps qu’a duré le déluge, les eaux aient pu dissoudre les montagnes et toute la terre ? N’est-ce pas une absurdité de dire qu’en quarante jours l’eau a dissous tous les marbres, tous les rochers, toutes les pierres, tous les minéraux ? N’est-ce pas une contradiction manifeste que d’admettre cette dissolution totale, et en même temps de dire que les coquilles et les productions marines ont été préservées, et que, tout ayant été détruit et dissous, elles seules ont été conservées, de sorte qu’on les retrouve aujourd’hui entières et les mêmes qu’elles étaient avant le déluge ? Je ne craindrai donc pas de dire qu’avec d’excellentes observations Woodward n’a fait qu’un fort mauvais système. Whiston, qui est venu le dernier, a beaucoup enchéri sur les deux autres ; mais, en donnant une vaste carrière à son imagination, au moins n’est-il pas tombé en contradiction ; il dit des choses fort peu croyables, mais du moins elles ne sont ni absolument ni évidemment impossibles. Comme on ignore ce qu’il y a au centre et dans l’intérieur de la terre, il a cru pouvoir supposer que cet intérieur était occupé par un noyau solide, environné d’un fluide pesant et ensuite d’eau sur laquelle la croûte extérieure du globe était soutenue, et dans laquelle les différentes parties de cette croûte se sont enfoncées plus ou moins, à proportion de leur pesanteur ou de leur légèreté relative ; ce qui a produit les montagnes et les inégalités de la surface de la terre. Il faut avouer que cet astronome a fait ici une faute de mécanique ; il n’a pas songé que la terre, dans cette hypothèse, doit faire voûte de tous côtés, que par conséquent elle ne peut être portée sur l’eau qu’elle contient, et encore moins y enfoncer : à cela près, je ne sache pas qu’il y ait d’autres erreurs de physique dans ce système. Il y en a un grand nombre quant à la métaphysique et à la théologie ; mais enfin on ne peut pas nier absolument que la terre, rencontrant la queue d’une comète, lorsque celle-ci s’approche de son périhélie, ne puisse être inondée, surtout lorsqu’on aura accordé à l’auteur que la queue d’une comète peut contenir des vapeurs aqueuses. On ne peut nier non plus, comme une impossibilité absolue, que la queue d’une comète en revenant du périhélie ne puisse brûler la terre, si on suppose, avec l’auteur, que la comète ait passé fort près du soleil, et qu’elle ait été prodigieusement échauffée pendant son passage : il en est de même du reste de ce système ; mais, quoiqu’il n’y ait pas d’impossibilité absolue, il y a si peu de probabilité à chaque chose prise séparément, qu’il en résulte une impossibilité pour le tout pris ensemble.

Les trois systèmes dont nous venons de parler ne sont pas les seuls ouvrages qui aient été faits sur la théorie de la terre. Il a paru, en 1729, un mémoire de M. Bourguet, imprimé à Amsterdam avec ses Lettres philosophiques sur la formation des sels, etc., dans lequel il donne un échantillon du système qu’il méditait, mais qu’il n’a pas proposé, ayant été prévenu par la mort. Il faut rendre justice à cet auteur : personne n’a mieux rassemblé les phénomènes et les faits ; on lui doit même cette belle et grande observation qui est une des clefs de la théorie de la terre, je veux parler de la correspondance des angles des montagnes. Il présente tout ce qui a rapport à ces matières dans un grand ordre ; mais, avec tous ces avantages, il paraît qu’il n’aurait pas mieux réussi que les autres à faire une histoire physique et raisonnée des changements arrivés au globe, et qu’il était bien éloigné d’avoir trouvé les vraies causes des effets qu’il rapporte ; pour s’en convaincre, il ne faut que jeter les yeux sur les propositions qu’il déduit des phénomènes, et qui doivent servir de fondement à sa théorie (Voyez p. 211). Il dit que le globe a pris sa forme dans un même temps, et non pas successivement ; que la forme et la disposition du globe supposent nécessairement qu’il a été dans un état de fluidité ; que l’état présent de la terre est très différent de celui dans lequel elle a été pendant plusieurs siècles après sa première formation ; que la matière du globe était dès le commencement moins dense qu’elle ne l’a été depuis qu’il a changé de face ; que la condensation des parties solides du globe diminua sensiblement avec la vélocité du globe même, de sorte qu’après avoir fait un certain nombre de révolutions sur son axe et autour du soleil, il se trouva tout à coup dans un état de dissolution qui détruisit sa première structure ; que cela arriva vers l’équinoxe du printemps ; que, dans le temps de cette dissolution, les coquilles s’introduisirent dans les matières dissoutes ; qu’après cette dissolution la terre a pris la forme que nous lui voyons, et qu’aussitôt le feu s’y est mis ; qu’il la consume peu à peu et va toujours en augmentant, de sorte qu’elle sera détruite un jour par une explosion terrible, accompagnée d’un incendie général, qui augmentera l’atmosphère du globe et en diminuera le diamètre, et qu’alors la terre, au lieu de couches de sable ou de terre, n’aura que des couches de métal et de minéral calciné, et des montagnes composées d’amalgames de différents métaux. En voilà assez pour faire voir quel était le système que l’auteur méditait. Deviner de cette façon le passé, vouloir prédire l’avenir, et encore deviner et prédire à peu près comme les autres ont prédit et deviné, ne me paraît pas être un effort ; aussi cet auteur avait beaucoup plus de connaissances et d’érudition que de vues saines et générales, et il m’a paru manquer de cette partie si nécessaire aux physiciens, de cette métaphysique qui rassemble les idées particulières, qui les rend plus générales, et qui élève l’esprit au point où il doit être pour voir l’enchaînement des causes et des effets.

Le fameux Leibniz donna, en 1683, dans les Actes de Leipzig (p. 40), un projet de système bien différent, sous le titre de Protogæa. La terre, selon Bourguet et tous les autres, doit finir par le feu ; selon Leibniz, elle a commencé par là, et a souffert beaucoup plus de changements et de révolutions qu’on ne l’imagine. La plus grande partie de la matière terrestre a été embrasée par un feu violent dans le temps que Moïse dit que la lumière fut séparée par des ténèbres. Les planètes, aussi bien que la terre, étaient autrefois des étoiles fixes et lumineuses par elles-mêmes. Après avoir brûlé longtemps, il prétend qu’elles se sont éteintes faute de matière combustible, et qu’elles sont devenues des corps opaques. Le feu a produit par la fonte des matières une croûte vitrifiée, et la base de toute la matière qui compose le globe terrestre est du verre, dont les sables ne sont que des fragments ; les autres espèces de terre se sont formées du mélange de ce sable avec des sels fixes et de l’eau, et, quand la croûte fut refroidie, les parties humides, qui s’étaient élevées en forme de vapeurs, retombèrent et formèrent les mers. Elles enveloppèrent d’abord toute la surface du globe, et surmontèrent même les endroits les plus élevés qui forment aujourd’hui les continents et les îles. Selon cet auteur, les coquilles et les autres débris de la mer qu’on trouve partout prouvent que la mer a couvert toute la terre ; et la grande quantité de sels fixes, de sables et d’autres matières fondues et calcinées, qui sont renfermées dans les entrailles de la terre, prouvent que l’incendie a été général et qu’il a précédé l’existence des mers. Quoique ces pensées soient dénuées de preuves, elles sont élevées, et on sent bien qu’elles sont le produit des méditations d’un grand génie. Les idées ont de la liaison, les hypothèses ne sont pas absolument impossibles, et les conséquences qu’on en peut tirer ne sont pas contradictoires ; mais le grand défaut de cette théorie, c’est qu’elle ne s’applique point à l’état présent de la terre, c’est le passé qu’elle explique, et ce passé est si ancien et nous a laissé si peu de vestiges qu’on peut en dire tout ce qu’on voudra, et qu’à proportion qu’un homme aura plus d’esprit, il en pourra dire des choses qui auront l’air plus vraisemblable. Assurer, comme l’assure Whiston, que la terre a été comète, ou prétendre avec Leibniz qu’elle a été soleil, c’est dire des choses également possibles ou impossibles, et auxquelles il serait superflu d’appliquer les règles des probabilités ; dire que la mer a autrefois couvert toute la terre, qu’elle a enveloppé le globe tout entier, et que c’est par cette raison qu’on trouve des coquilles partout, c’est ne pas faire attention à une chose très essentielle, qui est l’unité du temps de la création ; car, si cela était, il faudrait nécessairement dire que les coquillages et les autres animaux, habitants des mers, dont on trouve les dépouilles dans l’intérieur de la terre, ont existé les premiers, et longtemps avant l’homme et les animaux terrestres : or, indépendamment du témoignage des livres sacrés, n’a-t-on pas raison de croire que toutes les espèces d’animaux et de végétaux sont à peu près aussi anciennes les unes que les autres ?

M. Scheuchzer, dans une Dissertation qu’il a adressée à l’Académie des sciences en 1708, attribue, comme Woodward, le changement ou plutôt la seconde formation de la surface du globe au déluge universel ; et, pour expliquer celle des montagnes, il dit qu’après le déluge Dieu, voulant faire rentrer les eaux dans les réservoirs souterrains, avait brisé et déplacé de sa main toute-puissante un grand nombre de lits auparavant horizontaux, et les avait élevés sur la surface du globe ; toute la Dissertation a été faite pour appuyer cette opinion. Comme il fallait que ces hauteurs ou éminences fussent d’une consistance fort solide, M. Scheuchzer remarque que Dieu ne les tira que des lieux où il y avait beaucoup de pierres ; de là vient, dit-il, que les pays, comme la Suisse, où il y en a une grande quantité, sont montagneux, et qu’au contraire ceux qui, comme la Flandre, l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne, n’ont que du sable ou de l’argile, même à une assez grande profondeur, sont presque entièrement sans montagnes. (Voyez l’Hist. de l’Acad., 1708, p. 32.)

Cet auteur a eu plus qu’aucun autre le défaut de vouloir mêler la physique avec la théologie, et, quoiqu’il nous ait donné quelques bonnes observations, la partie systématique de ses ouvrages est encore plus mauvaise que celle de tous ceux qui l’ont précédé ; il a même fait sur ce sujet des déclamations et des plaisanteries ridicules. Voyez la plainte des poissons, Piscium querelæ, etc., sans parler de son gros livre en plusieurs volumes in-folio, intitulé : Physica sacra, ouvrage puéril, et qui paraît fait moins pour occuper les hommes que pour amuser les enfants par les gravures et les images qu’on y a entassées à dessein et sans nécessité.

Stenon et quelques autres après lui ont attribué la cause des inégalités de la surface de la terre à des inondations particulières, à des tremblements de terre, à des secousses, des éboulements, etc. ; mais les effets de ces causes secondaires n’ont pu produire que quelques légers changements. Nous admettons ces mêmes causes après la cause première qui est le mouvement du flux et reflux, et le mouvement de la mer d’orient en occident ; au reste, Stenon ni les autres n’ont pas donné de théorie, ni même de faits généraux sur cette matière. (Voyez la Diss. de Solido intra solidum, etc.)

Ray prétend que toutes les montagnes ont été produites par des tremblements de terre, et il a fait un traité pour le prouver ; nous ferons voir à l’article des volcans combien peu cette opinion est fondée.

Nous ne pouvons nous dispenser d’observer que la plupart des auteurs dont nous venons de parler, comme Burnet, Whiston et Woodward, ont fait une faute qui nous parait mériter d’être relevée : c’est d’avoir regardé le déluge comme possible par l’action des causes naturelles, au lieu que l’Écriture sainte nous le présente comme produit par la volonté immédiate de Dieu ; il n’y a aucune cause naturelle qui puisse produire sur la surface entière de la terre la quantité d’eau qu’il a fallu pour les plus hautes montagnes ; et, quand même on pourrait imaginer une cause proportionnée à cet effet, il serait encore impossible de trouver quelque autre cause capable de faire disparaître les eaux ; car, en accordant à Whiston que ces eaux sont venues de la queue d’une comète, on doit lui nier qu’il en soit venu du grand abîme et qu’elles y soient toutes rentrées, puisque le grand abîme étant, selon lui, environné et pressé de tous côtés par la croûte ou l’orbe terrestre, il est impossible que l’attraction de la comète ait pu causer aux fluides contenus dans l’intérieur de cet orbe le moindre mouvement ; par conséquent, le grand abîme n’aura pas éprouvé, comme il le dit, un flux et reflux violent ; dès lors il n’en sera pas sorti et il n’y sera pas entré une seule goutte d’eau ; et, à moins de supposer que l’eau tombée de la comète a été détruite par miracle, elle serait encore aujourd’hui sur la surface de la terre, couvrant les sommets des plus hautes montagnes. Rien ne caractérise mieux un miracle que l’impossibilité d’en expliquer l’effet par les causes naturelles ; nos auteurs ont fait de vains efforts pour rendre raison du déluge ; leurs erreurs de physique, au sujet des causes secondes qu’ils emploient, prouvent la vérité du fait tel qu’il est rapporté dans l’Écriture sainte, et démontrent qu’il n’a pu être opéré que par la cause première, par la volonté de Dieu.

D’ailleurs, il est aisé de se convaincre que ce n’est ni dans un seul et même temps, ni par l’effet du déluge que la mer a laissé à découvert les continents que nous habitons ; car il est certain, par le témoignage des livres sacrés, que le paradis terrestre était en Asie, et que l’Asie était un continent habité avant le déluge ; par conséquent ce n’est pas dans ce temps que les mers ont couvert cette partie considérable du globe. La terre était donc, avant le déluge, telle à peu près qu’elle est aujourd’hui ; et cette énorme quantité d’eau, que la justice divine fit tomber sur la terre pour punir l’homme coupable, donna en effet la mort à toutes les créatures, mais elle ne produisit aucun changement à la surface de la terre, elle ne détruisit pas même les plantes, puisque la colombe rapporta une branche d’olivier.

Pourquoi donc imaginer, comme l’ont fait la plupart de nos naturalistes, que cette eau changea totalement la surface du globe jusqu’à mille et deux mille pieds de profondeur ? Pourquoi veulent-ils que ce soit le déluge qui ait apporté sur la terre les coquilles qu’on trouve à sept ou huit cents pieds dans les rochers et dans les marbres ? Pourquoi dire que c’est dans ce temps que se sont formées les montagnes et les collines ? Et comment peut-on se figurer qu’il soit possible que ces eaux aient amené des masses et des bancs de coquilles de cent lieues de longueur ? Je ne crois pas qu’on puisse persister dans cette opinion, à moins qu’on n’admette dans le déluge un double miracle, le premier pour l’augmentation des eaux, et le second pour le transport des coquilles ; mais, comme il n’y a que le premier qui soit rapporté dans l’Écriture sainte, je ne vois pas qu’il soit nécessaire de faire un article de foi du second.

D’un autre côté, si les eaux du déluge, après avoir séjourné au-dessus des plus hautes montagnes, se fussent ensuite retirées tout à coup, elles auraient amené une si grande quantité de limon et d’immondices, que les terres n’auraient point été labourables ni propres à recevoir des arbres et des vignes que plusieurs siècles après cette inondation comme l’on sait que dans le déluge qui arriva en Grèce le pays submergé fut totalement abandonné et ne put recevoir aucune culture que plus de trois siècles après cette inondation (Voyez Acta erud. Lips., anno 1691, p. 100). Aussi doit-on regarder le déluge universel comme un moyen surnaturel dont s’est servi la Toute-Puissance divine pour le châtiment des hommes, et non comme un effet naturel dans lequel tout se serait passé selon les lois de la physique. Le déluge universel est donc un miracle dans sa cause et dans ses effets ; on voit clairement, par le texte de l’Écriture sainte, qu’il a servi uniquement pour détruire l’homme et les animaux, et qu’il n’a changé en aucune façon la terre, puisque, après la retraite des eaux, les montagnes, et même les arbres, étaient à leur place, et que la surface de la terre était propre à recevoir la culture et à produire des vignes et des fruits. Comment toute la race des poissons, qui n’entra pas dans l’arche, aurait-elle pu être conservée si la terre eût été dissoute dans l’eau, ou seulement si les eaux eussent été assez agitées pour transporter les coquilles des Indes en Europe, etc. ?

Cependant cette supposition, que c’est le déluge universel qui a transporté les coquilles de la mer dans tous les climats de la terre, est devenue l’opinion ou plutôt la superstition du commun des naturalistes. Woodward, Scheuchzer et quelques autres appellent ces coquilles pétrifiées les restes du déluge ; ils les regardent comme les médailles et les monuments que Dieu nous a laissés de ce terrible événement, afin qu’il ne s’effaçât jamais de la mémoire du genre humain ; enfin ils ont adopté cette hypothèse avec tant de respect, pour ne pas dire d’aveuglement, qu’ils ne paraissent s’être occupés qu’à chercher les moyens de concilier l’Écriture sainte avec leur opinion, et qu’au lieu de se servir de leurs observations et d’en tirer des lumières, ils se sont enveloppés dans les nuages d’une théologie physique, dont l’obscurité et la petitesse dérogent à la clarté et à la dignité de la religion et ne laissent apercevoir aux incrédules qu’un mélange ridicule d’idées humaines et de faits divins. Prétendre, en effet, expliquer le déluge universel et ses causes physiques, vouloir nous apprendre le détail de ce qui s’est passé dans le temps de cette grande révolution, deviner quels en ont été les effets, ajouter des faits à ceux du livre sacré, tirer des conséquences de ces faits, n’est-ce pas vouloir mesurer la puissance du Très-Haut ? Les merveilles, que sa main bienfaisante opère dans la nature d’une manière uniforme et régulière sont incompréhensibles ; à plus forte raison les coups d’éclat, les miracles doivent nous tenir dans le saisissement et dans le silence.

Mais, diront-ils, le déluge universel étant un fait certain, n’est-il pas permis de raisonner sur les conséquences de ce fait ? À la bonne heure ; mais il faut que vous commenciez par convenir que le déluge universel n’a pu s’opérer par les puissances physiques ; il faut que vous le reconnaissiez comme un effet immédiat de la volonté du Tout-Puissant ; il faut que vous vous borniez à en savoir seulement ce que les livres sacrés nous en apprennent, avouer en même temps qu’il ne vous est pas permis d’en savoir davantage, et surtout ne pas mêler une mauvaise physique avec la pureté du Livre saint. Ces précautions qu’exige le respect que nous devons aux décrets de Dieu étant prises, que reste-t-il à examiner au sujet du déluge ? Est-il dit dans l’Écriture sainte que le déluge ait formé les montagnes ? Il est dit le contraire ; est-il dit que les eaux fussent dans une agitation assez grande pour enlever du fond des mers les coquilles et les transporter par toute la terre ? Non, l’arche voguait tranquillement sur les flots ; est-il dit que la terre souffrit une dissolution totale ? Point du tout ; le récit de l’historien sacré est simple et vrai, celui de ces naturalistes est composé et fabuleux.