Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Du Sel commun

Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 251-260).

DV SEL COMMVN.


Theorique.


I e n’eusse pas pensé qu’il y eust eu tant d’especes de sels, qu’ils eussent eu tant de vertus, si tu ne me l’eusses dit : Mais puis que nous sommes sus le propos des sels, deuant que passer outre, ie te prie me faire le discours de la maniere de faire le sel commun, comme il s’en fait aux isles de Xaintonge, et me monstre la figure de la forme comme sont fait les marez salans : car tu le sçais bien, d’autant que ie t’ay ouy dire qu’autrefois tu as esté sur les lieux auec commission de figurer lesdits marez.

Practique.

Ce qui est vray ; ce fut du temps que l’on vouloit eriger la gabelle audit pays. Or puis que tu as enuie d’entendre ces choses, donne moy audience et ie t’en feray volontiers le discours, et puis ie t’en monstreray vne figure.

Premierement, tu dois entendre que d’autant que la mer est presque toute bordée de grands rochers ou de terres plus hautes que non pas la mer, pour faire les marez salans, il a fallu trouuer necessairement quelque plaine plus basse que la mer : Car autrement il eut esté impossible de trouuer moyen de faire du sel à la chaleur du soleil : Et faut croire que si l’on eut trouué en quelque autre partie de la France limitrophe de la mer, lieu propre pour former marez, qu’il y en auroit en plusieurs endroits. Or ce n’est pas assez d’auoir trouué vn platin ou campagne plus basse que la mer : mais il est aussi requis que les terres où l’on veut eriger marez, soyent tenantes, glueuses, ou visqueuses, comme celles dequoy on fait les pots, briques et tuilles. Il y a vn seigneur d’Anuers qui a beaucoup despendu pour faire des marez és pays bas, en la forme et semblance de ceux des isles de Xaintonge. Mais combien qu’il ait trouué assez de lieux bas pour faire venir l’eau de la mer, ce neantmoins d’autant que la terre n’estoit pas glueuse ny tenante comme celle de Xaintonge, il n’a peu venir au bout de son intention, et sa despence a esté perdue : d’autant que les terres qu’il auoit fait creuser pour former les dits marez estoyent arides et sableuses, qui ne pouuoyent contenir l’eau.

Combien que nos predecesseurs des isles Xaintoniques ayent trouué certains platins, ou lieux bas, limitrophes de la mer, et que les terres du fond ayent esté trouuées naturellement glueuses ou argileuses, cela n’a pas suffi pour paruenir à leur dessein : car il a fallu inuenter une maniere de conroyer ladite terre en la sorte et maniere que ie te diray cy apres.

Si nosdits predecesseurs n’eussent eu vn grand iugement et consideration en formant les marez sallans, ils n’eussent rien fait qui eut valu : ayans donc consideré les platins plus bas que la mer, ils ont trouué qu’il faloit trancher vn canal qui peut amener aisement l’eau de la mer iusques aux lieux pretendus, pour faire le sel. Ayant ainsi creusé certains canaux ils ont fait venir l’eau de la mer iusques à vn grand receptacle qu’ils ont nommé le iard[1], et ayant fait vne ecluse audit iard ils ont fait au bout d’iceluy d’autres grands receptacles, qu’ils ont nommé conches[2], dedans lesquelles ils laissent couler de l’eau du iard en moindre quantité que non pas audit iard, et d’icelles conches ils font passer l’eau dedans le forans par vne tronce de bois percée, qu’ils appellent l’Amezau, lequel est par dessouz le bossis, et d’iceluy forans la font passer par deux bois percez qu’ils appellent les pertuis des poelles, pour entrer dedans certains lieux qu’ils nomment entablements, viresons, et moyens, lesquels sont faits par une telle mesure, que l’eau de laquelle l’on veut faire sel, faut qu’elle tourne et enuironne vn bien long chemin et par diuers degrez, au parauant que l’on la laisse entrer dedans les parquets du quarré destiné à faire le sel. Il faut noter que combien que l’on face passer laditte eau par plusieurs degrez enclos aux receptacles, si est ce que de receptacle en autre l’eau est mise en moindre quantité, decoulant de l’vn à l’autre tousiours en diminuant, afin que ladite eau soit bien preparée et eschaufée au parauant qu’elle soit mise dedans les aires salans, ausquels l’on l’a fait congeler en sel, c’est à dire auant que ouuerture luy soit faite pour entrer dedans lesdits aires. Car il y a certaines petites tablettes que l’on hausse pour laisser descouler dedans les aires, l’eau qui vient des viresons et entablements et autres degrez.

Mais pour monstrer qu’elles n’ont pas esté faites sans grand labeur et auec vn bien long temps, il a fallu creuser la quadrature du champ des marez, plus bas que le canal venant de la mer, ni que les iards et conches, afin de donner pente ou inclination és degrez et membres susdits : afin d’amener l’eau iusques à la grande quadrature du champ de marez. Et faut noter qu’en creusant celle grande quadrature il a fallu apporter les terres et vuidanges tout à l’entour de ladite quadrature, laquelle estant mise tout à l’entour, fait vne grande platte forme que l’on appelle bossis, laquelle sert pour mettre de grands monceaux de sel qu’ils appellent vaches de sel ; et quand ce vient en hyuer que la saison de faire sel est passée, ils couurent lesdits monceaux de sel auec des ioncs, lesquels se vendent bien, à cause de leur vtilité. Lesdits bossis seruent aussi pour aller de marez en marez, pour passer les hommes et cheuaux en tous temps : il est requis qu’ils ayent vne grande largeur, par ce que quand quelqu’vn a vendu vne vache de sel ou deux, selon que la distance est longue, pour apporter le sel dedans le nauire, il est requis pour les lieux lointains vn grand nombre de bestes pour porter le sel à bord, et cela se fait auec vne merueilleuse diligence, tellement que l’on diroit qui n’en auroit iamais veu, que ce sont esquadrons qui veulent combatre les vns contre les autres. Il y a gens sur le bord du bateau, qui ne font que vuider les sacs, et vn autre qui marque, et chacune beste ne porte qu’vn sac à la fois, et ceux qui touchent les cheuaux sont communement petits garçons, qui soudain que le chenal est deschargé et le sel vuidé, se iettent de vitesse sur le cheual, et ne cessent de courir la poste iusques à la vache de sel, où il y a autres hommes qui emplissent les sacs et les chargent sur les cheuaux, et estants rechargez lesdits garçons les remeinent en diligence iusques au nauire. Et d’autant que les vns et les autres vont et viennent tous en diligence, il est requis que les bossis ou platteformes soyent bien larges : car les cheuaux se rencontreroyent l’vn l’autre. Entens maintenant l’industrie de laquelle il a fallu vser pour rendre les marez propres pour garder que la terre ne succe l’eau qui y est mise, pour saller. Quand la grande quadrature a esté creusée et les vuidanges ostées, au parauant que former les voyes et parquetages, ils ont vn nombre de cheuaux et iuments, lesquels ils attachent l’vn à l’autre en quelque sorte, pour les pourmener, puis les mettent dedans icelle grande quadrature, où ils veulent former les marez, il y a vn personnage qui tient le premier cheual d’vne main, et de l’autre main vn fouët, lequel pourmene lesdits cheuaux et iuments en diligence, iusques à tant que la terre de solle soit bien conroyée, et qu’elle puisse tenir l’eau, comme un vaisseau d’airain. Et la terre estant ainsi bien conroyée, ils dressent leurs voyes et parquetages par lignes directes, donnant la pente requise de degré en degré, en telle sorte qu’il n’y a maçon ny geometrien qui la sçeut mieux niueler auec tous les outils de geometrie, qu’ils la niuellent auec de l’eau : car l’eau leur donne à connoistre clairement les lieux plus hauts ou plus bas.

Apres di-ie que la terre est ainsi conroyée, ils forment leurs voyes et parquetages ainsi que si c’estoit de la terre à potier, voyla pourquoy ie t’ay dit ci deuant que ores que l’on peut trouuer des lieux plus bas que la mer, il seroit impossible de dresser marez sallans si la terre n’es naturellement argileuse ou visqueuse comme celle des potiers.

Il y a encores vn grand labeur qu’il a conuenu faire à nos predecesseurs pour dresser les marez ; il ne faut point douter que les premiers qui en ont erigé, n’ayent choisi les lieux les plus proches de quelque canal naturel : car s’il n’y auoit point de canal, il seroit difficile d’amener le sel qui se fait sur les marez, iusques au nauire dedans la grande mer, par ce que les grands nauires ne peuuent approcher du bord, à cause de leur grandeur : parquoy ceux qui vendent du sel ameinent des petites barques qui entrent au dedans du platin le plus pres qu’ils peuuent du sel qu’ils auront vendu ; ils posent l’ancre, et ainsi l’on apporte ledit sel premierement en la barque, puis l’on meine ladite barque pour descharger dans le nauire : et faut noter que le plus souuent en certains canaux l’on n’y peut entrer que au plein : et pour en sortir, si la mer s’en est allée, il faut attendre qu’elle soit de rechef au plein : Et combien que aucuns canaux ont esté trouués naturels, ce neantmoins il a esté necessaire d’aider à nature, afin que les barques et petits nauires puissent approcher des lieux où l’on fait le sel : et ne faut douter que nos predecesseurs n’ayent aussi esté contraints de former des canaux és lieux où il ne s’en est point trouué de nature : car autrement ils ne pourroyent tirer le sel desdits marez : d’autant que les plates formes sont faites si fort obliques, qu’il semble que c’est vn labyrinte, et ne sçauroit on faire vne lieuë au trauers qu’elle n’en monte à plus de six, à cause des enuironnements qu’il faut faire pour en sortir : et si quelque estranger y estoit enclos, à peine en pourroit il sortir sans conduite, par ce qu’il faut trouuer vn grand nombre de pontages, qu’il faut chercher l’vn à dextre et l’autre à senestre, quelque fois tout au contraire du lieu où l’on veut aller : Car il faut entendre que tout le platin des marez est concaué de canaux, de iards, de conches, ou de champ de marez ; aucuns desdits champs sont quarrez, et autres longs et estroits, d’autres en forme d’esquerre ; afin que toute la terre soit employée en façon de marez : tout ainsi qu’en vne ville les premiers edifians ont pris place communement quarrée à leur commodité, et les derniers ont pris les places et restes des autres, ainsi qu’elles se sont trouuees : le semblable s’est fait és marez, car les premiers ont pris place à leur commodité le plus pres des canaux et de la mer qu’il leur a esté possible, et les derniers venus ont pris les places, non pas telles qu’ils desiroyent, mais ils les ont edifiées quelque fois és lieux bien lointains des canaux et riues de la mer, qui cause que ceux là ne se sont pas tant vendus : d’autant que les frais de l’amenage du sel sont par trop grands.

Autres ont edifié des marez qui sont de peu de valeur, parce que bien souuent l’eau leur defaut au plus grand besoing, d’autant que les canaux, iards et conches ne sont pas assez bas en terre, pour recouurer de l’eau de la mer à leur souhait, et faut icy noter vn poinct singulier, qui est qu’en chacun marez il y a vn canal fait à force d’hommes, pour amener l’eau de la mer dans le iard, et autres canaux comme petites riuieres, qui seruent pour amener les barques entre plusieurs marez, dedans lesquelles on porte le sel au grand nauire, comme i’ay dit vne autre fois : par tel moyen toute la terre de la vallée des marez est labourée, fossoyée et retranchée pour l’vtilité et seruice dudit sel, et pour ces causes ai-ie dit cy dessus que si vn estranger estoit au milieu des marez, ores qu’il verroit le lieu où il voudroit aller, à peine en pourroit il sortir : d’autant que bien souuent il luy faudroit tourner le dos pour chercher les pontages : aussi qu’il n’y a chemin ne voye que seulement les bossis, qui sont érigez par lignes obliques, et n’est possible de trouuer chemin ne voye dans lesdits marez autre que les bossis, lesquels sont haut esleuez, par ce que toutes les vuidanges des champs des marez y ont esté mises, et si l’on y estoit en hyuer l’on verroit tous lesdits champs couuerts d’eau, comme de grands estangs, sans apparoir aucune forme d’iceux. Ce qui a fait que aucuns peintres ayants esté enuoyez és isles pour sçauoir la cause pourquoy il est impossible de passer vne armée au trauers desdits marez, ont esté deceus : d’autant qu’ils y sont allez és saisons que l’eau estoit dedans lesdits marez, et en ont rapporté des figures incertaines. Du temps que l’on vouloit ériger la gabelle au pays de Guienne, le sieur de la Trimouille et le general Boyer, enuoyerent un maistre Charles (peintre fort excellent) sur les isles pour remarquer les passages ; ledit peintre apporta figure certaine et au vray des bourgs et villages : Mais quant est des formes des marez, ce n’estoit que confusion en sa figure : d’autant que pour lors les marez estoyent couuerts d’eau ; et pour mieux te le faire entendre, il faut necessairement qu’apres que les chaleurs sont passées, et qu’il n’y a plus d’apparence de faire du sel, les sauniers, pour la conseruation des marez, ouurent certaines bondes des canaux qui passent par le iard et par ces conches, et laissent entrer l’eau dans lesdits marez iusques à ce que toutes les formes soyent couuertes. Car s’ils laissoyent lesdits marez descouuerts, les gelées les dissiperoyent en telle sorte qu’il les faudroit refaire tous les ans : mais par le moyen de l’eau ils sont conseruez d’vne année à autre.

Et afin que tu entendes mieux que le sel n’est pas vne chose qui se puisse faire aisement et à peu de frais, il conuient noter que l’on n’en peut faire que durant trois ou quatre mois de l’année, pendant les grandes chaleurs. Et pour le premier preparatif du sel, il faut prendre l’eau de la mer au plein de la lune du mois de Mars. Car en ce temps là, la mer est plus haute et enflée qu’en nulle saison, et lors qu’elle est en sa pleine grandeur, les sauniers desbondent les conduits des canaux et grandes tranchées, pour emplir ce grand receptacle qu’ils appellent iard, lequel faut qu’il contienne autant d’eau qu’il en fait besoing, pour faire le sel iusques à la pleine lune du mois de Iuillet, auquel temps la mer se remet en sa grandeur et hautesse comme celle de Mars, et alors vn chascun saunier se trauaille à remplir le iard : toutesfois quelque labeur et diligence que nos predecesseurs sauniers ayent sçeu faire, si est ce que quand vn esté est fort sec, il y a plusieurs marez qui ne font rien vne partie de l’esté : Car l’eau du iard estant faillie deuant le temps, ils n’ont aucun moyen d’en remettre d’autre, si ce n’est au temps des grandes malignes (qu’ils appellent) qui est lors que la mer est en sa superbe grandeur. Voila pourquoy les marez qui sont pres du port, et qui peuuent auoir de l’eau au plein de toutes les lunes sont beaucoup plus estimez que les autres.

Il faut aussi noter vn poinct qui est, que si durant que l’on fait le sel il aduenoit vne pluye l’espace d’vne nuict ou d’vn iour, mesmes seulement deux heures, l’on ne sçauroit faire de sel de quinze iours aprez : par ce qu’ils faudroit nettoyer tous les marez et oster l’eau d’iceux, aussi bien la salée que la douce, tellement que s’il pleuuoit tous les quinze iours vne fois, l’on ne feroit iamais de sel à la chaleur du Soleil : parquoy faut croire qu’aux regions et contrees pluuieuses et froides, l’on n’y sçauroit faire de sel à la maniere qu’il se fait és isles de Xaintonge, encores qu’ils eussent toutes les autres commoditez cy dessus alleguees.

Il est encores besoing d’entendre qu’auparauant que faire le sel il faut espuiser toute l’eau qui est dans les marez, laquelle y auoit esté mise pour les conseruer en hyuer : ce qui n’est pas vn petit labeur ; et ayant nettoyé tous lesdits marez communement au mois de May, quand le temps vient à s’eschauffer, ils lachent les bondes pour laisser passer telle quantité d’eau qu’ils veulent, laquelle ils font coucher dedans les conches, entablements, moyens et viresons, afin qu’elle se commence à eschaufer, et estant eschaufée, ils la mettent à sobrieté dedans les aires où l’on fait cresmer le sel. Et pour mieux te monstrer encores la despense desdits marez, il faut entendre qu’en chascun champ de marez il y a deux escluses faites en maniere d’vn pont, lesquelles ne se peuuent faire qu’auec grands despens, à cause de la grandeur du bois : car il faut que les montans viennent du fond et concauité du canal bien profond, et les pieces trauersantes seruent de passer hommes et cheuaux : ils nomment lesdits ponts l’vn la varengne et l’autre le gros mas : par ce qu’il sert aussi à retenir les eaux du iard : Outre lesdits ponts, en chacun marez il y a plusieurs pieces de bois qui sont percées tout du long, pour faire passer les eaux, de degré en degré. En chascun champ de marez, il faut bien vne piece de bois autant longue que le pied d’vn grand arbre, laquelle est percée tout du long, qu’ils appellent l’Amezau, et faut que ledit pied d’arbre soit bien gros, et les autres pieces qui sont moindres sont percées selon leur grosseur. Ie te di ceci afin que tu entendes que les bois des marez estans pourris ou bruslez, les forests de la Guyenne ne sçauroyent suffire pour les refaire. Et n’y a homme ayant veu le labeur de tous les marez de Xaintonge, qui ne iugeast qu’il a fallu plus de despence pour les edifier, qu’il ne faudroit pour faire vne seconde ville de Paris[3].

Theorique.

Voire, mais ceux qui se sont meslez d’escrire par cy deuant, disent que le sel prouient de l’escume de la mer, et mesme vn autheur (qui a escrit, depuis que le sel est si cher, vn petit liure, de l’excellence, dignité et vtilité du sel) l’a ainsi dit, et semblablement a dit que nous serions bien heureux si nous auions vne fontaine d’eau salée en France, comme ils ont en la Lorraine et autres pays.

Practique.

Tu peux bien auoir entendu par mon discours, le contraire de leur dire, il n’est pas besoing que i’en repete quelque chose. Et quant à l’aucteur que tu m’as allegué, il n’entend pas bien ce qu’il a mis en son liure, et plusieurs le croyans se pourront abuser : Car quant il y auroit cent fontaines d’eau salee en France, elles ne sçauroyent suffire à la moitié du Royaume. Et qui plus est, quand il y en auroit mille, elles seroyent inutiles. Car où sont les bois pour faire ledit sel ? i’ose bien dire que toutes les forests de France ne sçauroyent faire en cent ans autant de sel de fontaines ou de puits salez qu’il s’en fait en vue seule année en Xaintonge, à la chaleur du soleil ; non pas vne année, mais seulement depuis la my-May iusques à la my-Septembre. Car ils n’en sçauroyent faire en autre saison. Il y a des puits ou fontaines en Lorraine, desquels l’on fait grande quantité de sel : mais ie te prie considere vn peu la grande despense. La chaudiere où l’on fait bouillir l’eau, a trente pieds de long et autant de large, elle est maçonnée sur vn four qui a deux gueules, et à chacune gueule il y a deux hommes qui ne cessent de ietter bois dans icelles. Il y a vn grand nombre de chariots pour charier le bois, et des hommes pour le mettre pres du four, autres sont au bois pour le couper. L’on tient pour certain que toutes les années il faut la leuee de mil arpens ou quartiers de bois taillis pour entretenir lesdittes fournaises, et l’ordre est tel qu’il y a quatre mil quartiers de bois destinez pour l’entretenement des fours : et par chascun an l’on en coupe mil quartiers, et au bout de quatre ans les quatre mil quartiers estans coupez, ils recommencent au premier milier qui auoit esté coupé. Or considere si quelqu’vn auoit en France mil quartiers de bois taillis, s’il voudroit bailler la leuée dudit bois pour le prix que pourroit estre vendu le sel qui se ferait de dix mille quartiers, il est certain que le bois vaudroit plus, et s’en trouueroit plus d’argent que du sel. Et combien que le bois ne couste rien au Duc de Lorraine, si est ce que les frais de faire le sel au feu, sont si grands que le sel est trois fois plus cher en Lorraine, que non pas en France. O combien la beatitude de la France est plus grande en cest endroit que celle des autres nations. Et combien qu’en Portugal il s’en face à la chaleur du Soleil, si est ce qu’il n’est pas si naturel que celui de Xaintonge : par ce qu’il a vne acuité si grande et corrosiue, que plusieurs en ayant salé des lards ont trouué des trous et incisions que les gros grains de sel auoyent fait au trauers desdits lards. Quant est de celuy de Lorraine, tant il s’en faut qu’il soit si conseruatif que celuy de Xaintonge, que bien souuent les lards dudit lieu sont tous remplis de vers apres auoir esté salez. Plusieurs Royaumes estrangers, ayant quelque quantité de sel en leur pays, ne laissent pour cela d’en venir querir en France, et quand ils en ont, ils l’augmentent et accroissent du leur : ceux des Ardennes sçauent tres-bien que le sel de Xaintonge est meilleur que celuy de Lorraine, et pour ces causes ils sont soigneux d’en auoir : ils le connaissent à la couleur et grosseur : car les grains du sel qui est congelé au soleil sont plus gros que de celuy qui est fait au feu, et faut croire que le sel de Xaintonge est aussi blanc que nul autre sçauroit estre : Mais par ce que la terre des marez est noire, ceux qui font le sel ne le peuuent tirer hors des aires sans racler et entremeler quelque peu de terre : ce qui luy oste vne partie de sa blancheur : toutesfois quand les sauniers commencent à faire du sel, ils en font d’aussi blanc que neige, pour seruir à table, et en font des presens à leurs parents et amis, qui sont espars és terres douces. Ils prennent ledit sel blanc tout dessus, auant que de racler iusques au fond, et sans esmouuoir rien de laditte terre. Ce n’est donc pas la faute de l’eau, que le sel de Xaintonge ne soit aussi blanc que celuy des autres pays. Et ne faut plus auoir opinion qu’il s’en face de l’escume de la mer, ainsi que l’on l’a creu iusques auiourd’huy.

Le Sel blanchit toutes choses.

Et donne ton à toutes choses.

Et si fortiffie toutes choses.

Et si est compagnon de toutes natures.

Et si entretient l’amitié entre le masle et la femelle.

Et si aide à la generation de toutes choses animées et vegetatiues.

Il empesche la putrefaction et endurcist toutes choses.

Il aide à la veüe et aux lunettes.

Sans le sel, il seroit impossible de faire aucune espece de verre.

Toutes choses se peuuent vitrifier par sa vertu.

Il donne goust à toutes choses.

Il aide à la voix de toutes choses animées, voire à toutes especes de metaux, et instruments de musique.

  1. Probablement du mot anglais yard, cour, surface de terrain plate et limitée, lequel sans doute est aussi la racine du mot jardin.
  2. Réservoirs ; de concha, coquille.
  3. Cette description des marais salants de Saintonge et des procédés usités à cette époque pour l’extraction du sel est aussi claire qu’exacte et précise. Palissy avait eu l’occasion d’étudier cette matière, ayant été chargé de lever le plan des marais salants par suite de l’édit de François Ier, du mois de mai 1513, qui ordonnait d’y établir les droits de gabelle.