Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 065

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 72-74).

FABLE LXV.

LE BROCHET ET LA GRENOUILLE.


Sur les bords d’un étang, des grenouilles chantoient,
Ou pour mieux dire coassoient
Souvent la nuit, mais toute la journée.
Un brochet qu’elles ennuyoient
S’en plaignit l’autre matinée ;
Il les apostropha d’une étrange façon ;

Sur leur voix et sur leur figure,
Sur leur démarche et leur tournure,
Sur la bassesse enfin de leur condition ;
Ce reproche surtout excita leur murmure.
Tout fier de sa grosseur, le brochet sans rival
Se croyoit maître du canal.
Une grenouille raisonneuse,
Lui dit en sortant de son trou :
Compère, tu n’es qu’un vieux fou
De mépriser si fort la gent marécageuse ;
Crois-moi, ne fais point vanité
De ta beauté,
Elle pourra t’être fâcheuse.
Quand sur le cristal de ces eaux
Je te vois promener en faisant le gros dos,
Je ne puis m’ôter de la tête
Qu’on viendra te pêcher pour chômer quelque fête.
Un oracle jamais n’eut un si prompt effet.
À peine elle eut fini qu’on étend un filet,
Et le pêcheur vous prend le dédaigneux brochet,
Sans nul égard pour sa requête.
Il pense à la grenouille, à sa prédiction ;
Le malheur rend l’expression polie :
Hélas ! hélas ! ma bonne amie,
Lui cria-t-il de sa prison,
Je vois bien maintenant que vous aviez raison ;
Je sens trop tard que dans la vie,
Pour goûter sans revers longue félicité,
Il faudroit ne pas faire envie
Et rester dans l’obscurité.