Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 030

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 33-34).

FABLE XXX.

MAHOMET ET LE PAUVRE HOMME.


Avec ferveur un pauvre musulman
Prioit et méditoit, jeûnoit le Ramazan ;
Il avoit orné sa mémoire
Des beaux passages du Koran,
Et du bien qu’il faisoit lui rapportoit la gloire.
Tandis que du prophète il relisoit l’histoire,
Sur un nuage d’or Mahomet descendit,
Et lui dit :
Je suis touché de l’ardente prière
Que tu m’adresses chaque jour ;
Tu mérites tout mon amour.
C’est pour récompenser ta foi vive et sincère,
Qu’un moment j’ai quitté les cieux ;
Oui, je viens t’assurer que tu seras heureux,
Parle, apprends-moi ce qui pourrait te plaire.
Si tu n’es qu’un ambitieux,
Je plaindrai tes dangers en exauçant tes vœux ;
Je te ferai muphti, visir, et sultan même.
Le bon dévot d’abord fort étonné,
Se rassurant un peu, dit : Je ne suis pas né

Pour parvenir à cet éclat suprême ;
Laisse-moi vivre infortuné.
On m’offriroit tous les trésors en somme
Pour devenir muphti, favori, grand visir,
Je dirois non ; car mon désir
Est de rester un honnête homme ;
Et quant au rang de souverain seigneur,
Je n’en voudrois pas davantage :
Nos potentats ont toujours peur.
Je pourrois des humains commencer le bonheur ;
Mais aurois-je le temps de finir mon ouvrage,
Dans ce climat où l’homme est rebelle, inconstant ?
Il n’est qu’un insensé qui désire ardemment
De posséder une couronne.
Qu’il ne porte, hélas ! qu’en tremblant,
Et qu’enfin un caprice ôte, ainsi qu’il la donne.
Ne m’afflige donc plus par l’offre de bienfaits
Que je n’accepterai jamais.
Je ne voudrois qu’une simple chaumière,
Un petit bois et quelques champs,
Tendre femme et jolis enfans,
Honnêtes gens ;
Et, pour me rendre heureux jusqu’à ma dernière heure,
Ô Mahomet ! garantis ma demeure,
Non des voleurs, car je n’ai point d’argent,
Mais de l’impie et du méchant.
L’objet de tous ses vœux fut bientôt son partage ;
D’un cœur reconnoissant le dévot l’accepta ;
Et Mahomet, sur son nuage,
À son paradis remonta,
En s’écriant : Enfin, je viens de voir un sage !