Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 3-6).



UBALD PAQUIN

ŒIL pour ŒIL


Récit de Sydney Jones.

I


L’on se souvient encore de la révolution qui a bouleversé la Batavie, il y a quelques années.

Les nouvelles de la Presse Associée et des agences apprenaient chaque jour à l’Univers les tragiques événements dont ce petit pays fut le théâtre.

Des personnages qui se sont dressés devant l’Opinion Publique, accaparant son attention, la plupart aujourd’hui sont oubliés, ou ignorés.

Qui se souvient, de Luther Howinstein, qui, effectivement durant huit mois exerça le pouvoir le plus absolu jusqu’au retour de Karl iii le monarque dépossédé.

Combien d’autres également sont disparus de la scène après avoir joué un rôle important dans le grand drame batavien : Lucrezia Borina, prima donna du théâtre National de Leuberg dont les intrigues à la Cour Royale avaient amené ce déclenchement de passions ; Albert Kemp, général des forces de la première rébellion ; le maréchal Junot, officier de fortune, originaire de France, ministre de la guerre sous Howinstein et mort, assassiné par la belle Borina ?

Et combien d’autres ?

L’oubli recouvre leurs actes. Les pages de l’histoire qu’ils écrivaient dans le sang des rues et la boue des tranchées, sont retournées et un chapitre nouveau est commencé au Livre de la Batavie.

Quelques-uns sont rentrés dans l’ombre d’où ils étaient sortis, comme Kerensky chez les russes ; les autres ont émigré et exercent de par le monde des métiers incompatibles avec leur grandeur passée. Sur l’un d’eux cependant, il plane un mystère.

Pourquoi Von Buelow, ce jeune homme qui, à 24 ans, fut ministre des affaires étrangères durant un mois, et faillit à cette époque tenir entre ses mains la dictature de son pays, amnistié, invité même par le monarque à faire partie du Cabinet de la Restauration, n’a-t-il jamais reparu dans son pays d’origine où son rang social, sa fortune et les amis influents qu’il possède lui assurent un avenir magnifique !

La masse de ses concitoyens ne sait rien de lui, sauf qu’il est vivant, quelque part en Amérique. Des lettres non datées mais récentes à cause des événements qu’elles relatent, permettent de croire à cette certitude.

Est-il la victime d’une société secrète qui aurait intérêt à empêcher son retour au pays ?

Il y en a qui partagent cette opinion. D’autres prétendus bien informés, prétendent qu’il est sous l’emprise d’une femme et qu’il file avec elle le parfait amour, dans une retraite paisible et calme.

Sa conduite passée semble donner du corps à ces soupçons. Il a fait fusiller jadis son beau-frère, le frère unique de sa femme. Celle-ci et son jeune fils d’un an et demi furent exécutés à leur tour par les hommes de Junot. On a chuchoté, dans le temps, que von Buelow n’était pas étranger à cette double coïncidence de sa fuite, hors de Batavie, qu’il avait agi ainsi pour se débarrasser d’un obstacle à son amour avec l’aventurière en question.

Ses intimes ne croient pas au bien-fondé de cette rumeur. Ils le croient incapable d’une telle action et se perdent en conjectures sur les causes de son exil volontaire.

Bouleversant les couches sociales, renversant les puissants du jour, hissant au pinacle des honneurs et de la puissance, des êtres nouveaux, pris au hasard de la multitude anonyme, les Grandes Révolutions, tout en sapant les bases de la Société, créent chez les masses des courants d’opinions et d’idées, qui ont leurs répercussions longtemps après, pour venir mourir avec les années, tel l’eau d’un lac troublée par le jet d’une pierre, étend ses perturbations jusqu’au rivage où elles s’apaisent et disparaissent.

Elles ont entre elles une analogie étonnante. Que l’on compare la Révolution française à la Révolution Russe, l’on y rencontrera des points de similitude, succession rapide de gouvernements où les chefs d’État passent selon l’expression de Mirabeau, du Capitole à la Roche Tarpéienne.

On a comparé la Foule, la Grande Foule, agglomération d’individus, perdant dans l’immense collectivité, leur personnalité propre pour n’avoir plus qu’une âme, qu’un cerveau unique, masse homogène d’appétits et de passions, à une courtisane dont les faveurs vont de l’un à l’autre, sans savoir pourquoi, au gré d’un caprice.

Il en est ainsi de la faveur populaire aux périodes d’exaltation. Tel aujourd’hui, commande à cette foule, est salué d’acclamations sur son passage, qui, demain, nouveau Robespierre, trainé à la guillotine horrible et hideux avec sa mâchoire cassée et tombante, ne rencontre sur son chemin que des faces haineuses, crachant l’insulte et l’injure, et criait à son supplice.

Les deux années qui s’écoulèrent entre la fuite de Karl iii et son retour sont remplies de ces exemples.

Comme les émigrés français de 89 exercèrent à Londres ou dans les petites villes d’Allemagne des métiers de hasard, professeur de danse, barbiers, garçons de table, comme on a vu dernièrement de grandes dames russes se faire couturières et des nobles authentiques danseurs de cabarets, il y a aujourd’hui en Amérique, à Los Angeles, à New York ou à Montréal de ci-devant grands seigneurs bataviens et d’anciens hommes politiques qui vivent perdus dans le cosmopolitisme de ces villes.

Les uns sont réduits à gagner péniblement une vie jadis prospère ; d’autres furent assez sages pour sauver leur fortune du naufrage, en la convertissant dès le début des troubles en valeurs étrangères.

Tel fut le cas de von Buelow, héritier de biens immenses, et qui, prévoyant dans l’instabilité des gouvernements successifs, des éventualités désastreuses plaça son avoir dans des stocks américains et canadiens à l’abri des fluctuations politiques.

J’ai eu l’occasion de lui être présenté à Londres il y a déjà huit ans, lors du grand débat sur la constitution nouvelle des Dominions. Je représentais le « Sun » de Montréal qui m’y avait envoyé comme correspondant spécial. Il était alors au pouvoir et bien que son voyage dans la capitale anglaise n’avait en apparence aucun caractère officiel, on ne se cachait pas de dire, dans les milieux au courant de la politique internationale qu’il s’agissait de la négociation d’un emprunt important et la reconnaissance par l’empire britannique du statut actuel de la Batavie.

Ce fut un de mes confrères, Kenneth Brown, reporter au Daily Mail et ancien correspondant de guerre qui nous présenta l’un à l’autre dans le lobby du Savoy.

Une chose me frappa comme elle frappait tout le monde : son air d’extrême jeunesse accentué par une recherche et un souci d’élégance dans la mise et le vêtement. Cela surprenait chez un révolutionnaire qui passait pour l’un des orateurs les plus entraînants de son pays.

Quand il parlait en public, il était nerveux, incisif, ironique, pour tout à coup, sans aucune transition et comme en se jouant, s’envoler d’un seul coup d’aile jusqu’aux hauteurs du sublime.

Dans la conversation, il parlait lentement, comme s’il pesait chaque mot, d’une voix grave, un peu monotone.

J’ai su depuis qu’il affectait à dessein de parler « recto tono » ne voulant pas trahir, par ses inflexions de voix, sa pensée.

Quand il apprit que je venais du Canada, et plus particulièrement de Montréal, il sembla s’intéresser davantage. Il s’informa de la population et me demanda si je parlais français.

Comme je lui dis que je comprenais cette langue, sans le parler couramment toutefois comme mon ami Kenneth Brown, il nous adressa la parole en français, qui lui était plus familier que l’anglais.

— Je suis hanté par votre pays. Si jamais je devais m’expatrier — et son œil bleu regardait dans le loin comme s’il avait un pressentiment que sa carrière achevait — c’est chez vous que j’irais. Il doit y avoir dans un pays jeune comme le vôtre des possibilités merveilleuses. Ce n’est pas comme dans notre vieille Europe.

Comme il avait sa soirée libre à lui, et que la convention ne siégeait pas ce soir-là, nous causâmes ensemble jusqu’à une heure assez avancée.

Quelques jours après, il retournait dans son pays où une contre-révolution renversa son ministère, et pour ne pas grossir le nombre des proscrits, il s’exila volontairement. Qu’il ait fui, comme le veut, la rumeur, pour suivre une aventurière, je ne le crois pas. L’idée que je me suis faite de l’homme est incompatible avec cette hypothèse. Les renseignements que j’ai pu recueillir à Leuberg, il y a quelques années, me confirment dans mon opinion qu’il y a un mystère pour ne pas dire un drame dans son existence.

L’habitude des grands reportages, en développant le flair professionnel qui devient à la longue un instinct permet de résoudre bien des énigmes.

J’avoue que celle-là est passionnante. Je soupçonne dans sa solution, la matière d’un volume intéressant et qui nous montrera un à-côté de la Révolution batavienne. Les à-côtés de l’histoire sont la plupart du temps plus intéressants que la Grande Histoire elle-même. L’esprit se détache des faits principaux pour approfondir mieux le détail. Ils vous découvrent par l’étude du document humain, le cœur même de l’homme et permet à l’écrivain d’y fouiller pour y chercher les motifs d’action, comme le médecin cherche la vivisection, le secret de l’organisme vital.

De ma première entrevue avec lui, j’ai gardé d’Herman von Buelow, le souvenir d’un être supérieur, d’un homme étonnamment renseigné pour son âge et dont la maturité de jugement contrastait avec son apparence juvénile.

À l’aide des informations recueillies à Leuberg et compilées à mon retour, la tentation m’est venue souventes fois de céder à la demande d’un syndicat de presse américain et d’écrire une série d’articles sur la Révolution batavienne, les causes qui l’ont déclenchée et les conséquences qui en furent. Il me manquait encore trop de matériaux pour édifier une œuvre de cette importance. Je les ai obtenus plus tard et par von Buelow lui-même.

Au moment où je l’avais presque oublié, le hasard me fit rencontrer nez à nez avec l’ancien ministre des affaires étrangères de Batavie.

Depuis j’ai changé d’idée, et j’écris pour mon plaisir sans savoir comment finira le roman.

Si jamais je publie ce récit, le lecteur ne manquera pas de croire fictifs, tant ils sont imprégnés de romanesque voire de romantisme, les événements que je relate.

Je n’aurais qu’à changer les noms, à situer l’action dans un autre pays, et à ajouter en haut de la première page : Roman, que la curiosité publique serait piquée.

Il y a tant de préjugé contre le réel plus captivant, plus dramatique souvent que la fiction.

Vingt années de reportage dans un grand quotidien m’ont fait voir des milliers de scènes vécues qui paraîtraient invraisemblables si un romancier les intercalaient dans un de ces livres.

Combien de faits divers renferment ce que Bourget appelle des « drames en eau profonde » !