Librairie de L. Hachette et Cie (p. 137-142).

XLIX

LES DÉMONS ET LES POURCEAUX.



La tempête étant apaisée, Notre-Seigneur, ses disciples et tous ceux qui l’accompagnaient abordèrent au pays des Géraséniens, situé du côté opposé à la Galilée.

Lorsque Jésus fut descendu à terre, tout à coup, du milieu des sépulcres vint à lui un homme…

Armand. Qu’est-ce que c’est, sépulcre ?

Grand’mère. Les sépulcres sont des cavernes, des espèces de petites grottes où on met des morts. Cet homme était possédé d’un esprit immonde ; il habitait dans les sépulcres, et on ne pouvait le lier, l’attacher, même avec des chaînes. Car souvent, ayant été enchaîné et ayant des fers aux pieds et aux mains, il brisait les fers et personne ne pouvait se rendre maître de lui.

Valentine. Qu’est-ce que c’est qu’un esprit immonde ?

Grand’mère. C’est un esprit, c’est-à-dire un démon, sale, dégoûtant, qui n’aime que des saletés, qui ne parle que de saletés, qui ne pense qu’à des saletés ; ainsi on dit d’un cochon que c’est un animal immonde. Quand il y a un tas de saletés, on les appelle des immondices. Vous jugez qu’un tel possédé devait être très-dégoûtant, et que tout le monde le fuyait. Le jour et la nuit il errait sans cesse dans les sépulcres et dans les montagnes, criant et se meurtrissant avec des pierres et faisant peur à tout le monde.

Jacques. Pourquoi cela, puisqu’il était dehors et qu’on était dans les maisons ?

Grand’mère. D’abord, puisqu’il avait assez de force pour casser de grosses chaînes de fer, il pouvait bien, si l’idée en venait, briser les portes et les fenêtres, entrer dans les maisons et faire beaucoup de mal ; ensuite, il fallait bien sortir le jour pour son travail ou pour ses affaires, et on risquait de le rencontrer, ce qui pouvait être fort dangereux, et c’est le démon qui lui donnait cette force extraordinaire.

Voyant de loin Jésus, il accourut et se prosterna devant lui. Et jetant un grand cri :

« Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu tout-puissant ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas. »

Car Jésus lui disait :

« Esprit immonde, sors de cet homme. »

Et Jésus l’interrogea :

« Quel est ton nom ?

— Mon nom est Légion, parce que nous sommes plusieurs. »

Et il suppliait Jésus de ne pas le chasser de ce pays.

Jacques. Pourquoi cela ?

Grand’mère. Parce que le pays était peuplé par des hommes méchants qui obéissaient aux démons, qui écoutaient toutes les sales idées que leur donnait le démon, de sorte qu’il y était plus honoré que le bon Dieu.

Il y avait là, le long de la montagne, un troupeau de cochons qui paissaient. Et les esprits priaient Notre-Seigneur, et lui demandaient de leur permettre d’entrer dans les corps de ces pourceaux.

Petit-Louis. Qu’est-ce que c’est, des pourceaux ?

Grand’mère. Un pourceau est un cochon ; c’est de là que vient le mot porc, qui est une manière plus propre, plus élégante d’appeler les cochons.

Jésus le leur permit. Et les esprits immondes, sortant du possédé, entrèrent dans les porcs. Et tout le troupeau, d’environ deux mille, se précipita impétueusement dans la mer et s’y noya.

Jeanne. Pauvres bêtes ! Pourquoi Jésus les a-t-il fait noyer ?

Grand’mère. Ce n’est pas Notre-Seigneur qui les a fait noyer ; c’est le démon qui ne fait jamais que le mal et qui se réjouit de tout le mal qu’il fait.

Jeanne. Mais Notre-Seigneur pouvait l’empêcher.

Grand’mère. Il pouvait certainement l’empêcher ; mais il ne l’a pas voulu parce qu’il fallait punir tous ces Géraséniens qui étaient des hommes immondes et dignes de châtiment.

Ceux qui gardaient les cochons s’étant enfuis, annoncèrent ceci dans la ville et dans les environs. Et plusieurs de ceux à qui appartenaient les troupeaux sortirent pour voir ce qui était arrivé.

Ils vinrent près de Jésus, et ils virent celui que le démon tourmentait, assis, habillé et entièrement guéri. Et ils furent saisis de crainte. Ceux qui avaient vu ce qui était arrivé au possédé et aux pourceaux le leur racontèrent. Et ils commencèrent à prier Jésus de s’éloigner de leurs demeures.

Jeanne. Comme ils sont bêtes, ces gens-là ! Au lieu de demander au bon Jésus de rester plus longtemps, ils lui demandent de s’en aller !

Grand’mère. Ils font ce que font tous les hommes qui ne sont pas réellement bons chrétiens et qui ne pensent qu’aux biens de ce monde. Ils n’ont pensé qu’à la perte de leurs pourceaux, sans comprendre que la présence de Notre-Seigneur leur était bien plus utile et profitable que ne pouvaient l’être leurs troupeaux.

Louis. Mais les autres hommes ne sont pas comme ceux-là ! Ils ne chassent pas Notre-Seigneur.

Grand’mère. Ils le chassent de leur cœur et ils préfèrent leurs pourceaux, c’est-à-dire leurs vices, leur gourmandise, leur colère, leur paresse, leur avarice, leur orgueil, à la présence de Notre-Seigneur en eux, c’est-à-dire à une vie de vertu, de douceur, de patience, de charité, d’humilité, de mortification.

Henriette. Grand’mère, me gronderez-vous si je vous dis ce que je pense ?

Grand’mère. Tu sais, chère enfant, que je ne gronde jamais que pour des méchancetés, et ta pensée, quand même elle serait mauvaise, ne serait pas une méchanceté ; ainsi tu peux dire hardiment ce que tu penses.

Henriette. Eh bien ! Grand’mère, je pense que les pauvres Géraséniens avaient besoin de leurs cochons ; et qu’à leur place je n’aurais pas été contente du tout de les avoir perdus ; et je pense encore que ce n’est pas du tout agréable de vivre comme vous le dites, de se mortifier, de toujours obéir, d’être douce, humble, et de ne jamais s’amuser.

Grand’mère. Je te répondrai, ma chère petite, que si les Géraséniens avaient été comme ils auraient dû l’être pour Notre-Seigneur, il aurait eu la puissance de leur rendre cent fois plus de cochons qu’ils n’en avaient perdu. Ensuite que si ce n’est pas amusant d’obéir et d’être sage et vertueux, c’est très-profitable, parce que la vie passe bien vite et que l’éternité la récompense ou la punit. Et enfin, qu’il n’est pas défendu de s’amuser, et que les enfants très-sages, et même les grandes personnes, s’amusent, et beaucoup, quand ils le peuvent et quand ils le veulent. On joue, on court, on rit, on monte à âne, on pêche, on chasse, on fait des parties, on s’amuse quoiqu’on soit sage et vertueux ; et plus que si on ne l’était pas, parce que la conscience est tranquille et qu’on se sent heureux. Ce qui est mal c’est de faire passer le plaisir par-dessus tout, de négliger son devoir pour le plaisir ; mais lorsqu’on s’amuse innocemment et modérément, sans faire de tort à personne, on ne fait aucun mal et on n’en pratique pas moins les vertus que j’ai nommées. Je reprends l’Évangile.

Notre-Seigneur remonta dans la barque pour s’en retourner. Et l’homme qu’il avait délivré de la légion de démons qui avait été en lui le supplia de lui permettre de l’accompagner. Mais Jésus ne le voulut pas et lui dit :

« Retourne dans ta maison et apprends à ta famille ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. »

Jacques. Pourquoi Jésus ne laisse-t-il pas venir ce pauvre homme avec lui ?

Grand’mère. Parce que Notre-Seigneur savait que cet homme serait plus utile à la gloire de Dieu dans son pays en faisant connaître ce grand miracle, qu’en se joignant aux autres disciples. Le possédé guéri s’en alla donc et se mit à publier dans la Décapole les grandes choses que Jésus avait faites pour lui ; et tout le monde en était dans l’admiration.

Armand. Qu’est-ce que c’est, la Décapole ?

Grand’mère. Décapole veut dire réunion de dix villes.

Armand. Comment cela ?

Grand’mère. Parce que Déca en grec veut dire dix, et Polis signifie ville. Il y avait dix villes dans ce pays-là, et c’est pourquoi on l’appelait Décapole.