Évangéline/Partie II, Chapitre III

Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 127-151).


III


Au bord de la rivière, en un charmant endroit,
Paisible et retiré s’élevait l’humble toit

Dont les proscrits, de loin, avaient vu la fumée.
Un chêne l’ombrageait ; la mousse parfumée
Et le gui merveilleux qu’aux fêtes de Noël
Venait couper, selon le rite solennel,
Avec la serpe d’or, le Druide mystique.
Grimpait légèrement le long du chêne antique
Ce toit était celui d’un Pâtre déjà vieux.
Un jardin l’entourait, fleuri, luxurieux.
Et parfumant les airs de suaves arômes,
Derrière le jardin se déroulaient les chaumes,
Et les champs veloutés, et les sombres forêts.
La maison était faite en beau bois de cyprès :
Des poteaux élégants portaient la galerie ;
Et la vigne légère, et la rose fleurie,
Que venait caresser l’oiseau-mouche coquet,
Ornaient chaque poteau d’un odorant bouquet.
Au bout de la maison du pâtre solitaire,
Parmi l’épais feuillage et les fleurs du parterre,

Étaient la ruche active et, le doux colombier,
L’abeille travailleuse et l’amoureux ramier.


Ces lieux étaient plongés dans un calme sublime.
Les rayons du soleil reluisaient sur la cime
Des arbres orgueilleux qui frangeaient l’horizon ;
Mais les ombres déjà planaient sur la maison.
La fumée, en sortant des hautes cheminées,
Semait d’orbes d’azur, de vagues satinées,
L’air tranquille du soir, le ciel sombre et serein.
Derrière la maison, et partant du jardin,
Un sentier conduisait aux grands bosquets de chêne
Qui semblaient un rideau d’émeraude et d’ébène.
Plus loin que la rivière, au fond du vaste champ
Où flottaient les regards d’un beau soleil couchant,
Les arbres inondés de lumières lointaines,
Immobiles, debout dans ces tranquilles plaines,

Leurs rameaux recourbés, ressemblaient aux vaisseaux
Qu’un calme désolant enchaîne sur les eaux.


Sur un cheval sellé qui hennit et folâtre,
Au bord de la forêt, on voit venir le pâtre.
Il revêt un pourpoint fait de peau de chevreuil
Sa figure bronzée a presque de l’orgueil ;
Son œil étincelant se lève et se promène,
Satisfait et ravi, sur la sublime scène
Que le soir, sous les cieux, déroule lentement.
Près de lui ses troupeaux broutent paisiblement
La pointe du gazon et la feuille moelleuse,
Et savourent, joyeux, la fraîcheur vaporeuse
Qui s’élève des flots et sur les prés s’épand.
À l’un de ses côtés un cor de cuivre pend.
Il le prend et le porte à sa bouche puissante :
Le cuivre retentit, et sa voix frémissante

Fait résonner, au loin, l’air sonore du soir.
Soudain à ce signal, dans le champ, on put voir
Les taureaux attentifs lever leurs cornes blanches
Au-dessus des buissons et des légères branches
Comme des flots d’écume au-dessus des cailloux.
En silence, d’abord, ouvrant leurs grands yeux roux,
Pendant quelques moments ils s’entre-regardèrent ;
Bientôt, comme un nuage, ils se précipitèrent
En beuglant, tous ensemble, à travers le gazon,
Alors le pâtre heureux revint à la maison.


Mais comme il arrivait sur son cheval superbe
En suivant le sentier qui serpentait dans l’herbe,
Il vit venir vers lui, marchant avec lenteur,
La vierge souriante et l’auguste pasteur,
Saisi d’étonnement et transporté d’ivresse,
Il saute de cheval avec grâce et prestesse,

Et court au-devant d’eux en leur ouvrant ses bras.
Les voyageurs, d’abord, ne le connaissent pas ;
Se demandent entre eux quel est cet aimable hôte,
Et sont heureux d’avoir abordé cette côte.
Mais leur incertitude au plaisir a cédé ;
Comme un vase trop plein leur cœur a débordé !
Sous les traits rembrunis de ce vieux pâtre agile
Leurs yeux ont reconnu le forgeron Basile !
Bien doux furent alors les longs embrassements,
Bien doux les gais propos et les épanchements !
Des pauvres exilés sur la rive étrangère !
La peine de l’exil alors parut légère !


Basile conduisit au milieu d’un jardin
Ces amis que le ciel lui redonnait soudain.
Et là, parmi les fleurs nouvellement écloses,
Ensemble on s’entretint de mille et mille choses.

On parla du présent, mais surtout du passé :
Et plus d’un long soupir vers le ciel fut poussé !
Et pendant que la bouche essayait de sourire
Dans le regard voilé plus d’un pleur vint reluire !


La vierge, cependant, à travers le bosquet
Promenait, en silence, un regard inquiet,
Son cœur était ému, son âme était en peine ;
Elle n’entendait point la voix mâle et sereine
De l’être bien-aimé qu’elle espérait revoir !
Basile soupçonna bientôt le désespoir
Qui couvait dans le cœur de la jeune proscrite,
Et lui-même il sentit une angoisse subite.
Il rompit, en tremblant, le silence aussitôt :
— « N’avez-vous rencontré nulle part un canot ?
« Du lac et des bayous il a suivi la route :
« Gabriel le conduit : vous l’avez vu, sans doute ?

À ces mots que Basile aux proscrits adressa
Sur le front de la vierge un nuage passa ;
Son œil noir se remplit d’une larme brûlante,
Puis elle s’écria d’une voix déchirante :
« Gabriel, ô mon Dieu ! Gabriel est parti ! »
Son cœur dans le chagrin parut anéanti,
Et les échos du soir, tout à tour murmurèrent :
« Gabriel est parti ! » Les exilés pleurèrent.
Le vieux pâtre Basile avec bonté reprit :
— « Ne laisse point le trouble agiter ton esprit ;
« Sèche tes pleurs amers ; enfant, reprends courage ;
« Gabriel n’est pas loin de notre heureux rivage :
« Ce n’est que ce matin qu’il est parti d’ici,
« Le sot ! d’avoir laissé nos demeures ainsi !
« Toujours triste et rêveur, maladif et débile,
« Il était devenu d’une humeur difficile ;
« Il haïssait le monde et n’endurait que moi ;
« Il ne parlait jamais, ou bien parlait de toi.

« Dans les cantons voisins aucune jeune fille
« Ne semblait, à ses yeux, vertueuse ou gentille ;
« Aussi leur devint-il un objet de terreur.
« Je résolus enfin, mais non pas sans douleur,
« De le laisser partir pour un lointain voyage.
« Il doit se procurer, dans un petit village,
« Des mulets espagnols aux pieds sûrs et mordants ;
« Il doit suivre, de là, sous des cieux moins ardents,
« Les sauvages du nord dans leurs forêts profondes ;
« Ils vont chasser, partout, le castor dans les ondes,
« Et la bête féroce au fond des bois épais.
« Calme-toi mon enfant, et goûte encor la paix ;
« Nous saurons retrouver cet amant téméraire.
« Son perfide canot a le courant contraire.
« Demain nous partirons sitôt que le matin
« Versera sur les eaux un reflet incertain :
« Gaiment nous voguerons sur la vague irisée,
« Près des bols scintillants sous la molle rosée ;

 « Nous rejoindrons bientôt l’amoureux déserteur,
« Et le ramènerons confus de son bonheur ! »


Alors, on entendit des voix vives et gaies :
On vit des jeunes gens franchir les vertes haies
Qui bordaient la rivière auprès de la maison :
Ils portaient en triomphe, à travers le gazon,
Michel, le vieux chanteur, le vieux barde rustique.
Dispensant aux mortels le chant et la musique ;
N’ayant d’autres soucis que d’égayer les cœurs ;
Que de mêler, parfois, quelques souris aux pleurs,
Le vieux Michel semblait un des dieux de la fable.
Il était renommé pour sa manière affable,
Pour ses cheveux d’argent et pour son violon.
« Vive le vieux Michel, notre gai compagnon ! »
Crièrent à la fois, en écartant les saules,
Les gars qui le portaient sur leurs fortes épaules.

Et le père Félix aussitôt se levant
Les salua de loin et courut au devant.
En tombant dans les bras du vénérable prêtre,
Le ménestrel sentit, dans son âme, renaître
Les transports ravissants d’un âge plus heureux ;
Il ne mit à pleurer. Des souvenirs nombreux
À ses esprits émus alors se présentèrent ;
Et, vers les temps enfuis, ses pensers remontèrent !
La vierge vint baiser ses nobles cheveux blancs.
Il la prit dans ses bras, dans ses vieux bras tremblants,
Et mouilla son front pur de ses brûlantes larmes.
La pauvre Évangéline, elle avait bien des charmes
Quand il la fit danser, pour la dernière fois,
Avec son Gabriel et les gais villageois,
Au son du violon, sous le ciel d’Acadie !
Il la trouvait peut-être, à présent enlaidie,
Car elle avait perdu les roses de son teint,
Et sa joue était creuse et son regard éteint :

Mais plus beau que jamais était son noble cœur,
Éprouvé longuement au creuset du malheur !


Les proscrits Acadiens que le hasard rassemble,
Assis dans le jardin, s’entretiennent ensemble
Du bonheur qu’ils goûtaient au rivage natal,
Des maux qu’ils ont soufferts depuis l’arrêt fatal.
Ils admirent pourtant l’existence tranquille
Que passe à l’étranger leur vieil ami Basile ;
Ils écoutent longtemps avec avidité,
Le récit qu’il leur fait de la fécondité
De ces prés sans confins dont la grasse verdure
Nourrit mille troupeaux errant à l’aventure.
Et quand l’ombre du soir obscurcit l’horizon
Ils revinrent gaiment causer dans la maison
Où fut servi, sans pompe, un souper confortable.
Le bon père Félix, debout près de la table,

Récite à haute voix le Benedicite.
Et chacun dit : « Amen, » avec humilité.


Mais la nuit, cependant, sur cette fête heureuse
Étendit, tout à coup, son aile ténébreuse.
Tout était, au dehors, calme et tranquillité,
Donnant au paysage un éclat argenté.
La lune se leva souriante et sans voile,
Et monta dans l’azur où se berçait l’étoile.
Sous le toit de Basile, aux vifs scintillements,
Dont la lampe irisait les grands appartements,
Les visages joyeux des honnêtes convives
Semblaient s’illuminer de lumières plus vives
Que les astres perdus dans l’or du firmament.
Le pâtre réjoui versait abondamment,
Dans les vases profonds, le doux jus de la vigne.
Aux siècle de la fable il aurait été digne

De verser le nectar à la table des dieux.
Après qu’il eut fini son souper copieux
Il alluma sa pipe et parla de la sorte :
— « Oui, vous tous, mes amis, qui frappez à ma porte
« Après avoir erré sous des cieux inconnus,
« Je vous le dis encor : Soyez les bienvenus !
« L’âme du forgeron ne s’est pas refroidie !
« Il se souvient toujours de sa belle Acadie
« Et de l’humble maison qu’il avait à Grand Pré !
« Pour lui le malheureux est un être sacré !
« Demeurez près de moi dans ces fertiles plaines :
« Le sang ne gèle point dans nos bouillantes veines
« Comme gèle, en hiver, les rivières chez nous !
« Nul cailloux dans le sol n’excite le courroux
« Du laboureur actif qui tous les jours promène
« Le soc dur et tranchant à travers son domaine,
« Comme un marin conduit son esquif sur les eaux.
« On ne voit pas tarir nos limpides ruisseaux ;

« Dans toutes les saisons les orangers fleurissent,
« Et les fruits les plus doux dans nos vergers mûrissent ;
« Des flots de blonds épis roulent sur les guérets
« Et les bois précieux remplissent les forêts.
« Au milieu de nos prés on voit sans cesse paître
« De sauvages troupeaux dont chacun est le maître.
« Quand nos toits sont debout au milieu des moissons ;
« Que nos grasses brebis, aux épineux buissons,
« Accrochent, en passant, leurs blancs flocons de laine ;
« Que d’un foin parfumé chaque grange est bien pleine ;
« Que, dans les prés en fleurs, les taureaux lourds et gras
« Paissent tranquillement ou prennent leurs ébats,
« Nul roi Georges ne vient, par d’infâmes apôtres,
« Sans honte nous ravir et les uns et les autres ! »
Le vieux Pâtre à ces mots fit, dans sa noble ardeur
Jaillir de sa narine un souffle de fureur,
Et frappa, de son poing, la table de mélèze.
Ses compagnons surpris bondirent sur leur chaise,

Et le père Félix oublia, cette fois,
La prise de tabac qu’il tenait dans ses doigts.
Mais il reprit bientôt, le souris sur les lèvres :
« Défiez-vous, pourtant, défiez-vous des fièvres ;
« Elles sont bien à craindre en ces brûlants climats.
« Comme dans l’Acadie on ne les guérit pas
« En mettant à son cou, pendant une journée,
« Une écale de noix avec une araignée. »


Pendant que les amis causaient tranquillement,
Des pas sur l’escalier montèrent lentement :
Et l’on ouït aussi d’indistinctes paroles.
C’étaient des invités : quelques pâles créoles
Et quelques Acadiens devenus des planteurs,
Loin du joug odieux de leurs persécuteurs,
Sur le sol fortuné qui leur offrit asile.
Ils venaient visiter leur bon ami Basile.

Plusieurs avaient connu, dans le bourg de Grand Pré
La jeune Évangéline et le pieux curé.
Quelles ne furent pas, sous le toit du vieux pâtre,
De tous ces exilés réunis au même âtre
La joie et la surprise, en serrant sur leur cœur,
Ces amis d’autrefois que le même malheur
Avait disséminés sur de lointaines plages !
Un reflet de bonheur éclaira les visages,
Et le ciel fut témoin d’un spectacle émouvant ;
Ceux qui ne s’étaient pas connus auparavant,
Échangèrent entre eux des vœux doux et sincères ;
Partout, il est bien vrai, les malheureux sont frères.


Un son mélodieux, une vibration
Suspendit, tout à coup, la conversation.
Michel, le troubadour, aux longs cheveux de neige
Et les gais jeunes gens qui lui faisaient cortége,

Venaient de s’assembler dans un autre salon.
Et le barde accordait son vibrant violon.
Bientôt les pieds brûlants frémissent en cadence :
Sous les lambris de cèdre une légère danse
Fait gaiment onduler ses orbes gracieux.
Un éclair de plaisir inonde tous les yeux ;
Un sourire charmant sur les lèvres se joue ;
Un brillant incarnat colore chaque joue ;
On chuchotte, en riant, des mots pleins de douceur
La main presse la main et le cœur parle au cœur !


La danse, sans repos, faisait vibrer la dalle.
Assis à l’un des bouts de la bruyante salle
Basile et le pasteur parlaient, les yeux baissés,
De leur ami Benoît qui les avait laissés ;
Tandis qu’Évangéline, en proie aux rêveries,
Promenait ses regards sur le sein des prairies.

Bien de tristes pensers et de chastes désirs
S’éveillaient dans son âme au bruit de ces plaisirs !
Les propos éveillés, la danse et la musique
La rendaient plus pensive et plus mélancolique.
Elle croyait alors ouïr les grandes voix
De l’océan plaintif ou des immenses bois.
Elle sortit sans bruit. La nuit était charmante,
Le vent ne soufflait point, et la lune dormante
Semblait s’être arrêtée au bord de la forêt,
Et recouvrir les troncs d’un lumineux duvet.
À travers les rameaux, sur la calme rivière,
Tombait, de place en place, un réseau de lumière,
Comme tombe un penser d’espérance et d’amour
Dans l’esprit qui se trouble et qui se ferme au jour.
Chaque fleur autour d’elle, ouvrant son brillant vase,
Sa corolle d’argent, sa coupe de topaze,
Exhalait, vers le ciel, humblement et sans bruit,
Un suave parfum sur l’aile de la nuit :

Et c’était sa prière au puissant et bon Maître
Qui veillait sur ses jours après l’avoir fait naître.
Mais l’âme de la vierge élevait vers les cieux
Un arôme plus pur et plus délicieux
Que celui qu’épanchait la fleur de la prairie ;
Et moins qu’elle pourtant la fleur était flétrie !


Elle se dirigea vers le fond du jardin :
Combien d’émotions troublaient son chaste sein !
La lune qui noyait les bois, l’onde et le sable,
Semblait, d’une langueur morne, indéfinissable,
Noyer aussi son âme. Alors tout se taisait
Et dans l’immense plaine, au loin, tout reposait,
Hors les mouches-à-feu, vivantes étincelles,
Qui tournoyaient dans l’air sur leurs rapides ailes,
Et trahissaient leur vol par un sillon de feu.
Au-dessus de son front, dans le fond du ciel bleu,

Scintillaient vivement les étoiles paisibles,
Pensers du Tout-Puissant à tous rendus visibles,
L’homme n’admire plus ces merveilles de Dieu ;
Seulement, il a peur quand il voit au milieu
De ce temple étonnant qui s’appelle le Monde,
Passer une comète étrange et vagabonde,
Comme une main de flamme écrivant un arrêt.
L’âme d’Évangéline, humble et souffrante, errait
Dans les champs infinis où rayonne l’étoile,
Comme au milieu des mers une barque sans voile.
La vierge s’écria : « Gabriel ! Gabriel !
« Où mènes-tu tes pas ? Où te conduit le ciel ?
« N’entends-tu pas, ami, ma voix qui se lamente ?
« Ne devines-tu point que tu fuis ton amante ?
« Je te cherche partout, nulle part ne te vois !
« J’écoute tous les sons et n’entends point ta voix !
« Oh ! que de fois ton pied, solitaire et morose,
« A foulé ce chemin que de mes pleurs j’arrose !

« À l’ombre de ce chêne, oh ! que de fois, le soir,
« Fatigué du travail, es-tu venu t’asseoir,
« Pendant que loin de toi, sur la mousse endormie,
« En rêve te voyait ta malheureuse amie !
« Que de fois sur ces prés ton anxieux regard
« Erra comme le mien, vers le soir, au hasard !
« Gabriel ! Gabriel ! oh ! quand te reverrai-je ?
« Quand donc, mon bien-aimé, quand te retrouverai-je ? »
Alors, elle entendit gazouiller tout auprès,
Un jeune engoulevent juché sur un cyprès,
Son chant mélodieux comme un soupir de flûte,
Ondula, sous les bois, comme l’onde qui lutte
Contre les chauds baisers des brises du matin,
Et, d’échos en échos, mourut dans le lointain.


L’aube du jour suivant fut sereine et riante ;
Les plantes se berçaient sur leur tige pliante,

La rosée émaillait le gazon de ses pleurs,
Et dans l’air attiédi les orgueilleuses fleurs,
Répandaient les parfums de leur coup d’albâtre.
Le prêtre sur le seuil de la maison du pâtre
Dit à ceux qui partaient :«  Mes bons amis, adieu !
« Je vais, priant pour vous, vous attendre en ce lieu.
« Ramenez-nous bientôt le prodigue frivole
« Ramenez-nous aussi la jeune vierge folle
« Qui dormait sous les bois quand l’époux est venu. »
— Adieu ! mon père, adieu ! dit d’un air ingénu,
Au bon père Félix, la vierge humble et débile ;
Puis elle descendit, avec le vieux Basile,
Au bord de la rivière où plusieurs canotiers
Les attendaient assis sous d’épais noisetiers.
Ils partirent. L’espoir encourageait leur âme.
Le matin rayonnait au fond de chaque lame.
Docile aux avirons, le rapide canot
S’éloigna du rivage et disparut bientôt.

Ils poursuivaient en vain, dans leur course obstinée,
Celui que devant eux chassait la destinée
Comme une feuille morte au milieu des déserts,
Comme un duvet d’oiseau dans le vague des airs !
Cependant le jour fuit ; un autre, un autre encore !
Au coucher du dernier pas plus qu’à son aurore
Ils n’ont pu découvrir la trace du fuyard.
Ils ont en vain couru, longtemps, de toute part,
Les fleuves, les forêts, les lacs et leurs rivages :
Et, pour franchir ainsi ces régions sauvages,
La vierge défaillante et les vaillants rameurs
N’ont eu pour se guider que de vagues rumeurs.
Mais toujours sur les flots le léger canot vole.
Ils arrivent enfin dans la ville espagnole
Où Gabriel devait acheter des mulets.
Le jour dorait le ciel de ses derniers reflets.
Ils descendent, lassés, dans la première auberge.
Loquace et babillard l’hôte qui les héberge

Leur raconte aussitôt que, la veille au matin,
Un jeune homme du sud : œil noir, cheveux châtains,
Front noble et soucieux, regard plein de finesse,
Un jeune homme appelé Gabriel Lajeunesse,
Était parti du bourg avec ses compagnons
Pour courir la prairie et chasser les bisons.