Étude sur la biguine créole

Étude sur la biguine créole
La revue du Monde Noir, collection complète 1931-1932, n° 1 à 6 (p. 51-53).

Étude sur la Biguine Créole (folk danse) by Andrée Nardal

À la faveur de l’Exposition Coloniale, la biguine, danse des Antilles, est devenue la danse à la mode. L’étymologie de ce mot que l’on prononce aussi « béguine » est à peu près inconnue. Lancée à Paris avec les bals nègres et esquissée l’hiver dernier par Joséphine Baker dans « Paris-qui-remue », la biguine connait maintenant la grande vogue… Et les bals nègres ne cessent de se multiplier à Montparnasse. Le plus récent est le « Tagada Biguine ». Dans les dancings parisiens, cette danse est présentée sous forme d’attraction.

Cependant il est à déplorer que la biguine ne soit connue des Parisiens que sous un aspect obscène alors qu’elle peut allier tant de grâce langoureuse à un si fol entrain, suivant que le rythme en est lent ou précipité. Deux pas de côté glissés, à peine indiqués, déterminant un souple déhanchement : tel en est le principe. La Biguine diffère du blues, qui est un balancement général du corps, et du charleston, essentiellement rythmique.

Dans la vraie biguine, les danseurs ne s’enlacent pas. Ils miment la poursuite éternelle de la femme par l’homme. La première avance, recule, a vec mille agaceries, tandis que son partenaire se fait insinuant, ou affecte une superbe indifférence qu’il abandonne bientôt pour rattraper sa cavalière qui s’enfuit dans l’envol de ses jupes. Qu’on la danse par couples, ou en quadrille, les pas et les gestes restent merveilleusement solidaures du dessin de la phrase musicale.

La mélodie, écrite en général dans le mode majeur, est d’une grande simplicité. Point d’ornements. Les modulations sont beaucoup plus rares que dans les autres genres locaux : vieilles berceuses communes aux Antilles, à la Louisiane, à l’Île Maurice ; romances du xviiie siècle, en savoureux patois coupé de vieux français, mélopées, laguias, bel-airs. Sans le rythme, cette phrase mélodique qui se joue à deux temps (binaires), ne présenterait aucun intérêt. Elle se rapproche par là d’une danse de vogue récente, appelée rumba. La syncope y règne en maîtresse. Elle est cependant moins savante que dans le bel-air ou « calypso », où, par sa complication elle détermine des valeurs pointées presque imperceptibles, bousculant les divisions des temps de façon fort inattendue. À cause du désordre des accents, la transcription en est malaisée. Fort heureusement, l’enregistrement en donne une fidèle reproduction. À part quelques essais pour le piano, il n’existe point de transcriptions pour orchestre.

C’est pourquoi, sans les nombreux musiciens antillais et les enregistrements, je douterais du plein succès de la biguine dans les dancings parisiens. Point n’est besoin de partitions : d’instinct, les musiciens antillais harmonsisent la mélodie. L’accompagnement présente un extrême pittoresque. La phrase musicale pourrait paraître monotone, sans la clarinette qui se charge de la commenter, l’agrémentant de ses variantes, la ponctuant de ses soupirs. En solo, ou concertant avec les autres instruments, elle se fait tour à tour pimpante, haletante, moqueuse, lascive. Le rythme acquiert alors une surprenante élasticité. À une oreille étrangère, certains disques pourraient sembler confus, je parle surtout des premiers enregistrements qui, de plus, n’étaient pas tous d’une rigoureuse justesse. Mais, à les écouter plus attentivement, on est frappé de l’extraordinaire richesse rythmique de ces brèves phrases mélodiques et par les véritables prouesses acrobatiques qu’exécutent les différentes parties pour s’ajuster dans cette mesure désarticulée. Les paroles contribuent également à créer cette ambiance. Composées à la suite d’une aventure politique, sentimentale, ces chansons sont satiriques ou d’une tristesse toujours nuancée d’un certain humour. Leur patois aux mots crus brave souvent l’honnêteté. Ces chansons, d’origine populaire, ne duraient que le temps d’un Carnaval antillais, c’est-à-dire, de janvier à mars. Elles étaient ensuite rapidement oubliées. Mais grâce à l’enregistrement, certaines d’entre elles renaissent maintenant : telles les biguines du délirant Carnaval de Saint-Pierre, la ville disparue. Poétiques guitares et mandolines, « chachas » jaseurs, « triangles » tintinabulant, accordéons rustiques, clarinettes geignardes, trombones tonitruants, staccati des cordes, battements assourdis du jazz, vous transformez la plus grise journée d’hiver en un flamboiement de lumière sur les palmes…

Andrée Nardal.