Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 8/3.1

Chez l’auteur (Tome 8p. --56).

CHAPITRE PREMIER.

Situation d’Haïti après le siège du Port-au-Prince par H. Christophe. — Il commet des assassinats à son retour dans l’Artibonite et le Nord : examen de leur cause. — Défections que ces atrocités produisent en faveur de la République : beaux traits d’humanité qu’elles inspirent. — Pétion va recevoir la soumission du Mirebalais et des Grands-Bois, et en forme un arrondissement. — Il se porte dans la plaine des Verrettes. — Transfuges venus au Port-au-Prince : Pétion y retourne. — Il permet l’exportation des denrées alimentaires à la Jamaïque et aux autres îles de l’Archipel. — Il assimile les caboteurs haïtiens aux navires étrangers, à raison de ce commerce. — Affaire de J.-B. Beaugé, relative à l’assassinat de Sangosse. — Vaine démarche de l’Anglais O. Carter pour jouir de la qualité d’Haïtien. — Pétion envoie aux États-Unis un navire sous pavillon haïtien : il y est bien accueilli. — Le sénat accorde à Pétion deux sucreries, et une autre à Imbert, à titre de don national. — Loi sur l’établissement d’un hôtel des monnaies. — Le sénat invite Lys à reprendre dans son sein l’exercice de ses fonctions. — Daumec, devenu avocat, exerce une influence utile sur la magistrature. — Défense faite aux Haïtiens de servir sur les corsaires étrangers, de laisser entrer dans les ports ces corsaires et leurs prises, sous peine de confiscation. — Pétion envoie à Londres un navire sous pavillon haïtien qui y est bien accueilli. — Émission de billets de caisse pour le retrait de la petite monnaie dite d’Haïti. — Les réclamations pour anciennes créances d’Étrangers contre des Haïtiens sont ajournées à la paix intérieure. — Arrêté du Président d’Haïti relatif aux voleurs d’animaux. — Loi portant tarif des frais judiciaires et civils. — Loi sur les enfans nés hors mariage : examen des motifs et des dispositions de cette loi, comparées à d’autres antérieures. — Le sénat décharge Imbert des comptes généraux de 1810. — Loi additionnelle a celle sur les douanes. — Mort du général Wagnac, aux Cayes : il est remplacé par le général Marion. — Mission secrète de Liot, envoyé par le gouvernement français.


En commençant ce nouveau livre de l’histoire que nous étudions, il est peut-être convenable de rappeler au lecteur dans quelle situation se trouvait l’île d’Haïti, aussitôt que la défection d’une partie des troupes de H. Christophe l’eut contraint à lever le siège qu’il avait entrepris contre la ville du Port-au-Prince.

La guerre civile allumée le 1er janvier 1807, par l’ambition orgueilleuse et dominatrice de ce chef, avait divisé l’ancienne partie française en deux États, distincts par les principes et les institutions qui les régissaient.

D’un côté, l’État d’Haïti comprenant les départemens du Nord et de l’Artibonite, gouverné par Christophe sous un régime devenu plus arbitraire, depuis qu’en 1811 il en avait fait le Royaume d’Haïti, en établissant l’hérédité de son trône au profit de sa descendance masculine, en créant une noblesse également héréditaire dans la famille de ceux de ses sujets qui en reçurent des titres. De telles institutions ne pouvaient que fonder les privilèges qui y sont inhérens.

De l’autre, la République d’Haïti comprenant les départemens de l’Ouest et du Sud, gouvernée par Pétion sous le régime démocratique et constitutionnel qui garantit la liberté des citoyens, l’égalité la plus parfaite entre eux, et avec ces deux droits civils et politiques, la jouissance de tous autres dans l’état social, surtout celui de propriété.

Le régime tyrannique de Christophe ayant triomphé de tous les obstacles qu’il rencontra pour le fonder, son Royaume offrait déjà une apparence de force et de vitalité qui semblait devoir lui assurer une longue durée. Néanmoins, l’échec qu’il venait de subir faisait présumer qu’il n’oserait plus faire aucune tentative contre la République.

Dans celle-ci, le régime de douceur et de persuasion établi par Pétion avait triomphé aussi des agitations politiques que suscitèrent ses concurrens. Mais en ce moment, le département du Sud recélait encore dans son sein la révolte de Goman, laquelle, réduite à de faibles proportions, ne pouvait être un obstacle sérieux à la tranquillité publique obtenue par la modération du chef de l’État.

Dans la partie de l’Est d’Haïti, une population paisible s’était replacée sous la domination absolue de son ancienne métropole. Rien ne faisait prévoir actuellement aucune altération dans ces nouvelles relations. Mais comme cette population allait subir, lentement il est vrai, l’influence des idées révolutionnaires qui avaient provoqué déjà l’émancipation de plusieurs colonies de l’Espagne en Amérique, et celle des principes réformateurs de cette vieille monarchie, introduits dans la constitution de 1812 par les Cortès, à la suite de l’invasion française, la situation de l’Est devait changer avec le temps.

Si cette dernière portion du territoire haïtien n’avait presque rien à craindre de la France contre laquelle ses habitans s’étaient insurgés, parce qu’alors, — en 1812, — les armées de cette puissance éprouvaient des revers parla résistance héroïque de l’Espagne, et qu’une rétrocession de ce territoire, de sa part, pouvait en être un résultat, il n’en était pas de même pour la partie occidentale de l’île, toujours tenue sous la menace d’une expédition française, dans le cas où la paix générale aurait lieu en Europe. En paix elle-même avec le reste du monde, depuis la déclaration de l’indépendance ; recevant dans ses ports les navires de toutes les nations commerçantes, la partie occidentale ne voyait pas un seul gouvernement se prononcer encore sur son existence politique. Cet état de choses dénotait que les préjugés de race, nés du régime colonial, réservaient la question tout entière en faveur de la France.

Dans une telle situation, il était donc de l’intérêt respectif bien entendu du Royaume et de la République d’Haïti, portés à une trêve nécessaire entre eux après cinq années de lutte, de consolider leur état intérieur par une administration sage et appropriée aux institutions qui les régissaient, par le respect du droit de leurs populations, afin de les y attacher et que si ces États venaient à être attaqués un jour par la France, ils pussent lui opposer, chacun de son côté, la plus vigoureuse résistance pour maintenir leur indépendance commune et la souveraineté de la nation.

Ces considérations étant posées, on verra dans ce volume ce que firent le Président et le Roi d’Haïti. Commençons par Christophe.


À son retour à Saint-Marc avec son armée, dans la seconde quinzaine de juin, il tint un conseil privé où il réunit ceux de ses officiers et de ses fonctionnaires sur les sentimens desquels il pouvait compter le plus, pour le projet de vengeance qu’il nourrissait dans son cœur haineux, par rapport à la défection de ses navires de guerre et de ses troupes. Il leur exposa que ces deux faits ayant eu pour auteurs deux mulâtres, il fallait exterminer tous les hommes de cette classe, à l’exception de ceux qu’il se réservait de conserver, parce qu’il était déjà assuré de leur fidélité[1].

Renchérissant sur ce projet atroce, le nommé Bazin, intendant des finances dans l’Artibonite, fut le premier, dit-on, qui lui conseilla d’y comprendre les femmes et les enfans, afin que cette classe disparût entièrement de la surface du Royaume. Et cet avis prévalut ! à la honte des autres membres du conseil privé, aussi lâches que pervers.

Néanmoins, il faut reconnaître que la terreur qu’exerçait Christophe était telle, et la servilité qu’il exigeait de ses subordonnés était arrivée à un si haut degré, la postérité impartiale doit attribuer surtout à sa férocité naturelle, ce plan affreux de destruction d’êtres humains, innocens des faits qu’il reprochait à Eutrope Bellarmin et au colonel Marc Servant. En 1799 et 1800, Christophe avait si bien secondé Toussaint Louverture dans les assassinats ordonnés par ce dernier ; sous les gouvernemens postérieurs et depuis le sien propre, il avait montré si souvent une cruauté inexorable, qu’on doit penser qu’il n’avait pas besoin de conseils pour commettre les crimes qu’il ordonna en 1812, et que l’avis qu’il réclama en cette circonstance n’était plutôt qu’un avertissement donné à ceux dont il voulait faire les serviles exécuteurs de sa volonté sanguinaire.

Sans doute, l’histoire peut constater qu’en tout temps et en tous pays, lorsque de pareilles occasions se présentent, les chefs qui conçoivent de tels desseins trouvent toujours parmi leurs subordonnés des êtres assez dégradés, assez lâches pour y applaudir et les exécuter ; mais on ne doit pas oublier que de tels chefs n’arrivent à ce résultat, qu’après avoir avili les âmes par un système de terreur qui fait courber les fronts devant leurs exigences capricieuses, — à moins cependant que ce ne soit à l’une de ces époques où les passions surexcitent la colère, et font naître la soif d’une vengeance aveugle dans le cœur de tout un peuple.

Tel n’était pas le cas, quand Christophe délibérait à Saint-Marc sur les assassinats qu’il voulait ordonner. On n’éprouvait dans son royaume aucun ressentiment contre la classe des mulâtres, par rapport aux défections imputables à deux d’entre eux ; car la plus grande partie de son armée, au siège du Port-au-Prince, eût fait défection à l’imitation des trois corps qui passèrent au service de la République, s’il ne fût arrivé promptement à Drouillard pour décider de lever ce siège. La cause de la défection de la flotille et de celle des troupes, — nous croyons l’avoir prouvé, — était dans le régime inhumain établi depuis 1807 et renforcé par des dispositions de lois pénales d’une atrocité révoltante. Eutrope Bellarmin et Marc Servant ne furent que les interprètes d’une pensée commune à tous ceux qui en souffraient comme eux. Quelle que fût leur énergie, ils n’eussent pas réussi dans leur entreprise, ils n’eussent pas même osé en concevoir l’idée ni la communiquer, s’ils n’avaient pas reconnu dans leurs frères noirs une disposition à secouer ce joug ignoble. Cette disposition se manifestait chaque jour dans le siège, par les désertions individuelles qui s’opéraient parmi les assiégeans et qui faisaient entrer au Port-au-Prince des soldats noirs[2].

Et dans la supposition même qu’il n’en fût pas ainsi, Christophe et ses barbares adhérens avaient-ils raison, en rendant solidaires des faits dont il s’agit, les hommes de couleur soumis à son autorité dans l’Artibonite et dans le Nord ? Avaient-ils raison de comprendre dans cette proscription cruelle, les vieillards, les femmes et leurs pauvres enfans ? Si ces nombreuses victimes, tombées sous le fer assassin des bourreaux, étaient coupables, toute la classe de couleur l’était également. En épargnant une partie de cette classe, cette conservation condamne irrémissiblement le funeste sort fait aux victimes ; et nul mulâtre ne devait être responsable des deux défections, non plus qu’aucun noir, par rapport aux noirs qui y furent compris.

Mais en singeant Toussaint Louverture, Christophe prouva qu’il n’était pas aussi conséquent que lui dans son système de meurtre, que sa fureur n’avait d’autre cause que la férocité de sa nature.

Toussaint Louverture, instrument des colons, fit assassiner surtout les hommes qui avaient marqué dans le cours de la révolution depuis 1791, pour la revendication de leurs droits contre le régime colonial. Comme ces hommes partageaient les idées et les principes de Rigaud et qu’il les redoutait, de même que ses conseillers, il les tua pour ne pas trouver en eux un obstacle au rétablissement de ce régime, qu’il effectua après ses succès dans la guerre civile : aussi n’épargna-t-il ni des hommes noirs anciens libres, tels que Christophe Mornet, etc., ni même des affranchis de 1793 qui avaient adopté les mêmes principes. Mais Toussaint Louverture ne fit tuer ni femmes ni enfans de la classe des mulâtres.

En assassinant hommes, vieillards, femmes et enfans, Henry Christophe cédait à l’instinct carnassier du Tigre qui tue en quelque sorte pour le plaisir de tuer, qui abat ses victimes sans être pressé par la faim. Orgueilleux de sa pourpre royale, ayant marché contre le Port-au-Prince avec une armée nombreuse, à l’aide de laquelle il espérait un triomphe facile par ses premiers succès dans la plaine ; mais honteux de se voir contraint à en lever le siège par la défection de ses troupes, il assouvit sa rage sur des innocens soumis à son autorité, comme une sorte de compensation de toutes les scélératesses qu’il s’était promis de commettre dans l’Ouest et le Sud, si le sort des armes l’avait favorisé. Voilà la seule explication qu’on puisse donner des massacres qu’il dicta dans sa fureur anthropophage.

On a dit, on a cru vainement que ces faits sont la preuve la plus évidente de la guerre de couleur ou de caste entre Christophe et Pétion. D’abord, nous avons démontré à quelle cause il faut attribuer cette guerre civile, de même que nous l’avons fait relativement à celle qui eut lieu entre Toussaint Louverture et Rigaud. Ensuite, si ceux qui ont avancé cette assertion avaient raison, ils auraient dû prouver aussi que Pétion fit tuer des noirs, par rapport à la couleur noire de Christophe. Et quand ils ont prétendu qu’en assassinant des femmes et des enfans, même des hommes de couleur jaune, tous soumis à son autorité, Christophe fit une guerre de couleur ou de caste par rapport à son ennemi, ils n’ont fait que déraisonner étrangement : la guerre a lieu entre des combattans, et non pas quand des assassins immolent des personnes inoffensives. N’eût-il pas conservé même un seul membre de cette classe, ce n’aurait toujours été de sa part qu’une tyrannie exécrable, exerçant ses fureurs sur des innocens, et non pas une guerre de caste. Et ne fit-il pas mourir injustement plus de noirs que de mulâtres ? Ce sont des faits attestés par les témoins oculaires. Comment les interpréter alors, sinon comme nous le faisons nous-même ?

En histoire, il faut appeler les choses par leur nom, afin de pouvoir qualifier les actions comme louables, honteuses ou criminelles, selon qu’elles le méritent, et de ne pas fausser le jugement du lecteur. Il ne faut pas représenter sous l’aspect de la guerre, ce qui ne fut que des férocités de la part d’un monstre, d’un tigre à face d’homme, se vautrant dans le sang de ses innocentes victimes[3].

Il est digne aussi de l’histoire, de faire remarquer que Christophe prit cette résolution barbare à Saint-Marc où, en 1790, en apprenant la résistance de quelques hommes de couleur du Fond-Parisien aux blancs de ce canton, des colons de l’assemblée générale manifestèrent le désir d’un massacre sur toute la classe intermédiaire ; et que ce fut dans cette même ville qu’éclata, en 1820, la première résistance à son odieuse tyrannie pour aboutir, en moins d’un mois, à son suicide et à la Réunion de l’Artibonite et du Nord sous les lois de la République. Ne semble-t-il pas que la Providence voulut que cet acte énergique prît naissance dans le lieu même où ce cruel avait abusé davantage de l’autorité qu’il exerçait ? On a compté plus de 800 victimes dans cette seule ville !

Après avoir prescrit à ses satellites de n’épargner ni le sexe ni l’âge dans l’Artibonite, il se rendit au Cap pour ordonner les mêmes crimes dans le Nord. Il trouva partout des exécuteurs dociles à ses ordres barbares : parmi tant d’autres, l’opinion publique désigna, comme ayant montré la plus aveugle obéissance, Bazin et le général Jean-Philippe Daut, dans l’Artibonite, et les généraux Charles Charlot et Jean-Baptiste Riché, dans le Nord.

Mais il est consolant de pouvoir citer aussi des hommes honorables, parmi les noirs, qui se refusèrent à l’exécution de ces assassinats, qui se révoltèrent contre l’ordre atroce de leur infâme chef, en faisant ainsi une distinction intelligente entre l’obéissance qui est légalement due à tout gouvernement régulier, et l’aveugle soumission que prescrit et exige un odieux tyran[4]. Ces officiers humains passèrent au service de la République, en sauvant les malheureux, de tout sexe et de tout âge, qu’ils étaient chargés de faire périr.

Dans le Nord, à l’est et à quelques lieues du Cap, le chef d’escadron Etienne Auba ou Obas, commandant d’une commune, les assembla et s’enfuit avec eux en passant dans la partie de l’Est. Ils arrivèrent tous au Port-au-Prince où Pétion les accueillit, en félicitant ce digne officier de sa vertueuse action, et en l’élevant au grade de colonel[5].

Plusieurs autres hommes de couleur s’échappèrent par la même route, des communes limitrophes de ce territoire, soit par leur propre impulsion, soit à l’aide du concours généreux qu’ils trouvèrent en leurs concitoyens, hommes ou femmes noirs. D’autres purent aussi se sauver des communes de l’Àrtibonite ; mais les vieillards, les femmes et leurs enfans, incapables d’énergie, succombèrent sous le fer des assassins.

Un beau trait de courage et d’humanité honora alors le capitaine Jaeques Louis, du 7e régiment, qui a eu depuis tant d’autres faits honorables dans sa conduite. Étant au Port-au-Prince, il eut avis par un de ses parens venu des environs de Saint-Marc, que sa femme de couleur laissée parmi eux se trouvait cachée avec d’autres malheureuses, du côté de la Rivière-Salée dont l’embouchure est dans la baie ; n’écoutant que son cœur, il partit sur un canot et se rendit sur les lieux où il eut le bonheur de les trouver. Le canot ne suffisant pas pour les prendre toutes à la fois, il en amena une partie au Port-au-Prince et fit un second voyage où il sauva les autres. Ce simple récit ne suffit-il pas pour faire l’éloge de cet estimable noir qui s’est distingué plus tard dans des grades supérieurs, à côté du président Guerrier ?

Le fait le plus important de résistance à la barbarie de Christophe eut lieu au Mirebalais à la fin de juillet ; il entraîna la défection de tout ce bel arrondissement en faveur de la République. Le valeureux militaire qui l’accomplit a montré de si nobles sentimens en cette circonstance, que nous devons à sa mémoire de relater quelques particularités qui précédèrent cet heureux événement.

Avant le siège du Port-au-Prince, le colonel Louis Ladouceur commandait cet arrondissement et y avait commis des exactions au préjudice des habitans, et des actes de cruauté envers des militaires de la 10e demi-brigade dont Benjamin Noël était le colonel. À raison de ces faits que ce dernier n’approuvait pas, Ladouceur se voyant aussi haï que Benjamin était aimé, il l’avait dénoncé à Christophe ; mais Benjamin avait eu le bonheur de se justifier. Durant le siège, quelques soldats de la 10e, ayant déserté et s’étant rendus au Mirebalais, Ladouceur les fit fusiller sans pitié et saisit cette occasion pour vexer la famille de leur colonel, presque toute composée de personnes de couleur. Avisé de cela, alors que des désertions partielles de militaires avaient lieu chaque jour dans les rangs des assiégeans, Benjamin Noël conçut l’espoir de parvenir aussi à la défection de sa troupe en entier et de l’arrondissement du Mirebalais, lorsque Marc Servant eut effectué la sienne et eut contraint Christophe à lever le siège. Ce dernier, en prenant sa barbare résolution de faire immoler la classe des mulâtres, pensa sans doute que Ladouceur était trop détesté au Mirebalais pour pouvoir exécuter complètement ses ordres, et il y envoya le général Almanjor dans ce but. Celui-ci se défia aussitôt de Ladouceur qu’il remplaçait, et du chef d’escadron Sébastien qui l’avait toujours secondé ; il manifesta son dessein de les arrêter et de les envoyer au Roi : ce qui porta ces deux officiers à concevoir le projet de s’évader et de se rendre au Port-au-Prince.

En même temps, et pour bien remplir sa cruelle mission, Almanjor, qui avait fait arrêter et mettre en prison quelques hommes de couleur, tenta de persuader Benjamin Noël de la nécessité des massacres ordonnés par Christophe. Mais ce colonel lui fit observer que toute cette classe était restée constamment fidèle à son autorité ; que dans la 10e, il y avait des officiers qui servaient sous les mêmes drapeaux depuis le temps de Toussaint Louverture, qui venaient encore de se distinguer à la bataille de Santo et au siège du Port-au-Prince, pour le service du Roi ; que la plupart des musiciens de ce corps étaient des mulâtres ; qu’aucun d’eux, enfin, n’avait même essayé de passer à l’ennemi ; qu’en exécutant un ordre aussi rigoureux, surtout sur les femmes et les enfans, cela pouvait occasionner une commotion dans tout l’arrondissement du Mirebalais, qui serait funeste à l’autorité royale. Le bourreau lui répliqua : « Soyez tranquille, colonel, le Roi sait ce qu’il fait, et son ordre est irrévocable. »

Afin de l’exécuter contre les mulâtres de la 10e, Almanjor lui ordonna de réunir ce corps pour une revue qu’il passerait le lendemain. Cependant, se défiant de Benjamin Noël par rapport à ses observations, et méditant probablement sa mort, il appela plusieurs officiers noirs et leur dit : « Je crois que votre colonel est un mulâtre, non-seulement par le langage qu’il m’a tenu à propos des ordres du Roi, mais à cause de ses yeux. A-t-on jamais vu un nègre ayant des yeux gris ? Et puis, toute sa famille est composée de mulâtres et de mulâtresses ! » Le barbare se promettait de les assassiner ! Il fit arrêter d’autres hommes qui, réunis aux premiers détenus, portaient le nombre de ces infortunés à environ une centaine : c’étaient des habitans.

En donnant ses ordres pour la revue de la 10e, Benjamin Noël avait fait secrètement dire aux mulâtres de ce corps de n’y pas se présenter, en se servant de ce proverbe créole : Couleuvre qui caché, vini gros[6]. Mais ces infortunés y vinrent cependant, la plupart, ne se sentant coupables d’aucun fait : ils furent arrêtés et mis en prison. Un des officiers auxquels Almanjor avait parlé de leur colonel, vint lui rapporter tout ce que ce général leur avait dit de lui. Benjamin Noël pensa alors que sa mort était résolue, pour atteindre les membres de sa famille ; il se décida à prévenir ce résultat, et s’adressa à quatre de ses officiers dont l’attachement lui était garanti : Dessables, Pierre Sarthe, J.-B. Gaston et Hyppolite Turbé. Il leur déclara qu’il ne pouvait plus supporter la tyrannie monstrueuse de Christophe, qui assouvissait sa rage sur les femmes et les enfans, ces êtres faibles et innocens qu’on a toujours épargnés dans les temps des plus grandes proscriptions, et qu’il était résolu à se soumettre à la République ; mais qu’il était urgent de l’aider à entraîner les autres officiers et tout le corps de la 10e afin de décapiter Almanjor[7]. Ces quatre officiers répondirent à son attente et se mirent en devoir de gagner leurs camarades : ce qu’ils parvinrent à obtenir de la plupart, dans la même journée de la revue.

Benjamin Noël avait fixé le moment de l’exécution de son projet à l’heure consacrée à la prière du soir ; car, de même que l’hypocrite Toussaint Louverture, Christophe imposait a ses troupes l’obligation de prier Dieu, de chanter des cantiques dans leurs casernes, dans les vues de mieux s’assurer de leur soumission par ces pratiques de dévotion. Avant de s’y rendre, B. Noël chargea Pierre Sarthe de prendre un détachement et de se porter chez le général Almanjor pour l’arrêter, ou tout au moins l’empêcher d’aller aux casernes. Cet officier remplit d’autant plus facilement sa mission, qu’il avait gagné l’officier de garde et les autres militaires : ils le laissèrent s’approcher de la demeure d’Almanjor qui, vers sept heures et demie du soir, était au bain d’où il sortit pour se mettre à table.

Dans l’intervalle, le colonel Benjamin Noël se porta aux casernes avec une caisse de cartouches. Il harangua aussitôt ses soldats, en leur disant qu’il fallait, non pas prier, mais sauver leurs camarades, leurs frères, qu’Almanjor avait fait arrêter à la revue ; qu’il était temps de secouer le joug odieux de Christophe qui ne cessait de se baigner dans le sang des innocens, et qu’il était résolu à ne reconnaître désormais que le régime de la République, à n’obéir qu’au président Pétion qui était un chef humain. À ces paroles, prononcées avec énergie, tous les militaires de la 10e se manifestèrent en faveur de sa résolution, moins cependant le chef de bataillon Fleurant qui essaya d’émettre quelques observations ; mais Benjamin Noël ordonna de lui trancher la tête. Alors Fleurant s’excusa de n’avoir pas bien compris ses paroles, et déclara se ranger au parti qu’il venait de prendre. Le colonel, généreux, contremanda son ordre. Il se mit à la tête d’environ cent hommes et se rendit chez Almanjor, en ordonnant aux autres de rester aux casernes.

Almanjor était à table avec l’officier de garde, quand parut dans sa salle à manger, Pierre Sarthe, suivi des soldats du détachement qu’il commandait. « Que voulez-vous, officier ? » lui dit Almanjor d’un ton menaçant, en lui lançant aussitôt un pot d’argent qui lui servait à boire. Mais, voyant les soldats à sa suite, il saisit un couteau et sortit par une autre porte : là, il rencontra le colonel Benjamin Noël et son détachement, auquel ce dernier ordonna de faire feu sur lui. Almanjor montra du courage, mais étant blessé seulement, il fit le mort. Benjamin Noël commanda à un sapeur de lui trancher la tête, en rappelant le fait relatif au colonel Etienne Mentor, des Cayes, qui, laissé pour mort, avait échappé à la vengeance populaire. En ce moment, Almanjor dit : « Tuez-moi, mais ne me faites pas souffrir. »

Un nommé Noël Juré subit le même sort : c’était lui qui avait fait périr, par ordre de Ladouceur, les militaires de la 10e déserteurs durant le siège du Port-au-Prince.

La punition du coupable exécuteur des ordres sanguinaires de Christophe fut suivie immédiatement de la libération d’environ 300 hommes, femmes et enfans de couleur qu’il avait réunis dans la prison, pour être égorgés le lendemain. Ce fut aux cris de : Vive la République ! Vive le Président d’Haïti ! que cet acte humain s’accomplit.

Cependant, en ce moment même, les cent hommes qu’Almanjor avait d’abord fait arrêter, venaient d’être assassinés à une demi-lieue du bourg du Mirebalais, d’après ses ordres, par le chef de bataillon Jean-Louis Mongoin. En allant contre ce général, Benjamin Noël avait envoyé le lieutenant Logossou pour contremander cette horrible exécution ; mais il était arrivé trop tard. Ce brave colonel et ceux qui l’assistaient n’en éprouvèrent que plus de regret.

Il compensa en quelque sorte ce sentiment douloureux par une autre belle action. Ladouceur et Sébastien, qui avaient craint d’être mis à mort par Almanjor, étaient allés se cacher, attendant la nuit pour se rendre au Port-au-Prince. Benjamin Noël leur fit dire de revenir auprès de lui, qu’il oubliait le passé entre eux, puisqu’ils étaient tous désormais soumis à la République. À leur arrivée, il les chargea de la rédaction de la dépêche qu’il allait envoyer à Pétion à cet effet : c’était un moyen qu’il employait autant pour leur prouver sa sincérité à leur égard, que pour les réhabiliter dans l’opinion des militaires de la 10e, que Ladouceur surtout avait tant vexés quand il était commandant de l’arrondissement. Heureux de cette générosité, ce dernier crut faire plaisir à Benjamin Noël, en le qualifiant de « général de brigade » dans la dépêche. Mais le modeste colonel, qui n’avait agi dans cette circonstance par d’autre ambition que celle d’être utile à sa patrie, en sauvant d’innocentes victimes dévouées à la mort, en traçant par là un bel exemple à la postérité, fit effacer cette qualification pour y substituer son seul titre de « Colonel de la 10e demi-brigade. »

Il expédia aussitôt au Port-au-Prince, le chef de bataillon Fleurant (le même qui avait hésité un instant), le capitaine Dessables et le lieutenant Logossou, porteurs de sa dépêche à Pétion, en date du 30 juillet, qui lui annonçait la soumission aux lois de la République et à ses ordres, de tout l’arrondissement du Mirebalais, y compris le canton des Grands-Bois ; car il était certain que les citoyens de ces belles montagnes se rallieraient tous à sa résolution si patriotique, ce qui ne souffrit, en effet, aucune difficulté. Le colonel Abeille y commandait, et il seconda les vues de Benjamin Noël.

En accueillant les officiers venus auprès de lui avec cette bienveillance qui le caractérisait si éminemment, Pétion partit de suite avec sa garde et d’autres troupes du Port-au-Prince, et se rendit au bourg du Mirebalais. Là, et dans sa route, il vit accourir autour de lui tous les citoyens de cet arrondissement, venant, faire leur soumission à la République. Mais ce qu’il y eut de plus touchant en cette circonstance, ce fut le concert de la reconnaissance de toutes les familles de couleur, hautement manifestée en faveur du colonel Benjamin Noël et de tous les autres dignes citoyens noirs qui avaient si bien compris leur devoir fraternel envers elles. Ils méritèrent tous également de la gratitude de la patrie commune et de l’humanité, car leur généreux dévouement est un de ces traits qui honorent le plus les hommes d’un pays quelconque[8].

Le Président d’Haïti récompensa militairement le colonel Benjamin Noël, en l’élevant au grade de général de brigade : il y joignit sa haute estime, son amitié affectueuse, qui furent pour lui des récompenses civiques, et qui, dans l’ordre moral, rehaussaient encore le mérite de ce brave. Les colonels Ladouceur et Abeille furent nommés adjudans-généraux, et d’autres promotions accompagnèrent celles-là en faveur des officiers qui avaient le plus secondé le mouvement.

Prévoyant que Christophe enverrait des troupes contre le Mirebalais, le président fit abandonner le bourg qui, comme nous l’avons déjà dit, avait été fondé en 1808 sur la rive droite de l’Artibonite ; il le fil rétablir dans son ancienne position sur la rive gauche de ce fleuve : ce qui offrait plus de facilité pour recevoir des secours du Port-au-Prince et y entretenir des relations, l’Artibonite étant sujette à des crues extraordinaires pendant lesquelles on ne peut le traverser. Les anciennes fortifications furent rétablies et garnies de canons.

Ces opérations, quoique poussées avec activité, portèrent Pétion à rester au Mirebalais environ trois semaines. Il se rendit ensuite dans la plaine des Verrettes, afin de faciliter les désertions partielles de militaires qui s’effectuaient parmi les troupes de l’Artibonite, depuis l’événement qui avait occasionné la juste punition d’Almanjor.

Dès son départ du Port-au-Prince, des transfuges y arrivaient incessamment. Le 2 août, le général Boyer lui écrivit que quinze militaires des 3e, 4e, 8e et 20e régimens venaient d’y entrer, en déclarant que beaucoup d’autres s’étaient répandus dans les bois pour s’y rendre comme eux. Le 7, huit autres des 4e et 20e y vinrent. Le 9, trois dragons des chevau-légers vinrent aussi de Saint Marc. Le 14, une chaloupe canonnière, ayant une pièce de 12 à son bord, et trois barges armées, arrivèrent des Gonaïves avec 44 hommes et 15 femmes de couleur qu’on y avait embarqués pour être noyés : les noirs qui les montaient, indignés des atrocités que Christophe faisait commettre, sauvèrent ces infortunés. Tous ces transfuges s’accordèrent à dire, que les populations noires de l’Artibonite étaient généralement consternées de ces massacres. Le ciel se réservait de fixer le jour où elles en tireraient vengeance contre le Roi-Bourreau !

En ce temps-là, il était au Cap où il poursuivait l’exécution de ses hautes œuvres. Le général Jean-Philippe Daut était à la Petite-Rivière ; le général Toussaint Brave, à Saint-Marc ; et le général Guerrier, aux Verrettes. Aucun de ces généraux ne marcha contre Pétion et ses troupes, parce qu’ils craignaient la défection en masse de celles qu’ils commandaient.

À la fin du mois d’août, le président rentra au Port-au-Prince avec les troupes. Un grand résultat avait été obtenu par la défection de tout l’arrondissement du Mirebalais, où fut comprise la commune de Las Caobas ; et par là, les relations de commerce entre celles de Las Matas et de Saint-Jean et le Port-au-Prince devinrent actives : leurs habitans y vinrent vendre leurs bestiaux avec sécurité.

Pendant quelque temps, le président fit occuper le Boucassin par le colonel Jean Dugotier ; mais cet officier vint ensuite se placer au poste avancé des Sources-Puantes qui couvrait le fort rétabli à Sibert. Toute la plaine de l’Arcahaie jusqu’au Mont-Roui, où était un poste avancé de l’ennemi, resta déserte et abandonnée de part et d’autre, pour servir de limite entre les parties belligérantes. Cette plaine, jadis si productive en sucre, les montagnes qui la bordent, où se récoltaient de si beaux cafés, furent ainsi livrées à la riche végétation d’un sol fertile.


Á la relation des crimes épouvantables commis par Christophe, opposons des faits en harmonie avec les devoirs moraux imposés aux peuples dans leurs relations réciproques. C’est Pétion qui en fut l’auteur et qui nous offre ce spectacle consolant.

Á peine de retour au Port-au-Prince, apprenant que plusieurs des Antilles et l’île de la Jamaïque surtout, étaient affamées par l’effet de la guerre qui venait d’être déclarée par les États-Unis à la Grande-Bretagne, — les provisions alimentaires ne leur arrivant presque pas de l’Union américaine, — il publia un arrêté, le 27 août, par lequel il permit l’exportation, par les navires étrangers, des vivres et grains produits dans la République, en les affranchissant de tous droits à la sortie. La seule condition qu’il mit à cette permission, fut que les exportateurs seraient tenus de vendre à l’État, dix livres de poudre à canon par chaque tonneau desdits navires, en fixant un minimum et un maximum de prix, calculés sur le cours de cette marchandise dans les circonstances où l’on se trouvait. Et, comme il était à prévoir que les producteurs agricoles allaient augmenter la plantation de ces vivres et grains, en raison de la demande, peut-être au détriment de la production des autres denrées d’exportation, une imposition territoriale en nature fut établie sur ces denrées alimentaires, pour être versée dans les magasins de l’État et servir à la nourriture de l’armée : rien n’était plus juste[9].

Déjà, pendant le siège du Port-au-Prince, — nous l’avons dit, — les caboteurs de la Jamaïque venaient dans les ports du Sud, pour acheter ces denrées alimentaires, et le président avait dû défendre ce commerce, parce qu’il fallait nourrir l’armée qui était dans cette place. Mais cette nécessité n’existant plus, il motiva son arrêté sur les considérations suivantes, puisées à la source des sentimens humains qui doivent toujours, — qui devraient, voulons-nous dire, — exister dans les relations internationales :

« Considérant que la guerre qui vient d’être déclarée entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, peut occasionner dans les îles voisines, une telle rareté de provisions, qu’il deviendrait nécessaire à l’existence de leur population de recourir aux productions de ce pays, telles que riz, etc., etc. — Considérant que les principes d’humanité qui ont toujours dirigé le gouvernement depuis la fondation de la République, commandent en ce moment de lever un ordre dont l’existence pourrait être nuisible aux habitans desdites îles… »

En décembre 1808, la Grande-Bretagne interdisait, avec hauteur, toutes relations entre les Haïtiens et ses possessions des Antilles. Mais, en 1809, la fierté républicaine de ses anciennes colonies s’était révoltée contre la presse de leurs matelots ; elles avaient établi peu après un embargo général sur leur commerce : dès lors la Jamaïque surtout souffrit de cet état de choses[10]. Les autorités de cette île se virent donc forcées de se radoucir et de venir solliciter des Haïtiens, les subsistances nécessaires à l’alimentation de sa population : de là la fréquentation des ports de la République et du Royaume d’Haïti par les caboteurs anglo-jamaïcains, et par suite l’arrêté de Pétion, et probablement une autorisation semblable de la part de Christophe. À la fin, les besoins devenant plus pressans chaque jour, ces mêmes autorités firent engager les caboteurs haïtiens à venir eux-mêmes à la Jamaïque avec les provisions de leur pays ; et ce commerce dura ainsi, de notre côté, jusqu’au mois d’août 1814 où Pétion l’interdit, par rapport à la pais européenne. Il présenta ce fait singulier, que les Républicains et les Royalistes d’Haïti se rencontraient en pays neutre, sans se quereller et sans déroger non plus aux lois de police et de sûreté de ce pays ; mais, à raison de l’acte en conseil du 14 décembre 1808, les caboteurs haïtiens empruntaient des pavillons étrangers.

Il faut dire encore, que ce commerce de denrées alimentaires avec la Jamaïque, profitait aux Haïtiens qui en rapportaient des marchandises manufacturées dans la Grande-Bretagne, bien que les navires européens de cette puissance en importassent aussi directement à Haïti. À cette époque, le système continental établi par Napoléon depuis la fin de 1806, avait produit une telle baisse dans le prix du café, notre principale denrée d’exportation, que les producteurs trouvaient plus d’intérêt à cultiver les vivres et grains pour être exportés dans les îles de notre archipel.

Il n’en était pas tout à fait de même dans le royaume de Christophe, où le sucre et le coton étaient les principaux produits d’exportation, pour le roi et les nobles.

Par suite de l’expédition des bâtimens haïtiens avec des vivres, dans les îles de l’archipel, le président se vit dans la nécessité de les assimiler aux navires étrangers : il adressa une circulaire aux commissaires du gouvernement, en date du 26 septembre, qui expliqua les motifs de cette mesure. Ces bâtimens nationaux, revenant avec des marchandises soumises aux droits à l’importation, le fisc eût perdu ses revenus en cette matière, s’ils pouvaient les introduire dans les ports non ouverts, en qualité de caboteurs  ; ils durent les faire entrer en douanes, dans les ports ouverts au commerce étranger.

Quelques mois après, le 16 février 1813, la sollicitude de Pétion pour l’approvisionnement de la Jamaïque et des autres possessions anglaises dans les Antilles, le porta à publier un nouvel arrêté qui permit la réexportation de la farine introduite dans la République, mais en payant un droit de sortie fixé à une piastre, par chaque baril. Les navires des États-Unis venaient à Haïti et y apportaient cette marchandise, sans pouvoir aller dans les îles anglaises ; par cette mesure, les caboteurs de la Jamaïque, etc., et plus encore ceux de la République, ravitaillaient ces îles en farine. On ne peut faire assez d’éloges d’une mesure aussi humaine, qui prouve en même temps qu’il y avait surabondance des denrées alimentaires dans la République.


Une affaire judiciaire se présenta à l’examen du sénat et du président, dans le cours du mois de septembre. Elle avait rapport à un assassinat commis par J.-B. Beaugé, cet ennemi personnel du général Delva, qui mit tant de zèle à le poursuivre le jour où il sortit du Port-au-Prince.

Beaugé avait une fille qui eut des relations avec Sangosse, aide de camp de Pétion. Il appela Sangosse chez lui, sous prétexte de lui proposer un arrangement à ce sujet ; et là, il le tua d’un coup de pistolet et s’enfuit immédiatement, restant caché hors de la ville : la police ne put le découvrir. Cet assassinat avait été commis peu de temps avant le siège ; et au mois de septembre, la famille du coupable adressa au sénat une pétition pour solliciter sa grâce. Le sénat envoya cette pièce au président par un message, auquel il répondit : « qu’il était obligé de faire exécuter la loi à l’égard de Beaugé, si l’on réussissait à l’arrêter, à moins que la famille de Sangosse et ses compagnons d’armes, (qui s’étaient montrés indignés de sa mort), ne voulussent se désister de toutes pour suites contre l’assassin. » Les parties intéressées crurent trouver dans la réponse de Pétion, une disposition à la clémence, comme il en avait été plusieurs fois pour des faits analogues, sinon semblables, et elles déclarèrent que leur intention n’était pas de poursuivre l’affaire. Il en résulta que Beaugé obtint l’impunité de son crime el put reparaître publiquement.

On ne saurait approuver une telle manière de procéder, une telle décision de la part du chef de l’État, surtout à l’époque où elle eut lieu. Le calme était revenu dans la société, les factions politiques avaient cessé leurs agitations ; les lois auraient dû reprendre leur empire. Le désistement de la partie civile ne pouvait pas, n’aurait pas dû éteindre l’action publique du magistrat préposé pour l’exercer. Beaugé, prévenu, accusé d’un crime, aurait dû subir un jugement pardevant le tribunal compètent, sauf aux magistrats à apprécier les circonstances qu’il eût pu présenter en atténuation du fait, et au chef de l’État à exercer ensuite le droit de grâce, en cas de condamnation. On verra que cette impunité, cet oubli de la juste sévérité de la loi, enhardit Beaugé dans la perpétration d’un autre crime plus odieux dont la relation aura lieu, suivant l’ordre chronologique.

Une autre affaire occupa, dans le mois d’octobre suivant, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de la République, sur une question constitutionnelle de la plus haute importance, puisqu’il s’agissait de la nationalité haïtienne et des élémens qui la constituent.

Le sieur Oliver Carter, négociant Anglais, habitait le pays depuis 1797, et avait exercé le commerce successivement, comme consignataire, dans les villes d’Aquin, des Cayes, et du Port-au-Prince où il s’était établi en dernier lieu, dès 1807. Voulant se prévaloir des dispositions de l’article 28 de la constitution du 27 décembre 1806, pour être reconnu Haïtien comme admis dans la République au moment de la publication de cet acte, il fit dresser un acte de notoriété pour constater ce fait et sa longue résidence. Les témoins qu’il produisit au tribunal de paix étaient des personnages haut placés : le sénateur Fresnel ; Toulmé, secrétaire rédacteur du sénat ; Linard, juge au tribunal de première instance ; et Inginac, secrétaire principal du Président d’Haïti. O. Carter adressa cet acte au président, en lui demandant à jouir de la qualité de citoyen d’Haïti, au terme de la constitution, afin de pouvoir en exercer les droits et d’être propriétaire[11].

Mais, le 22 octobre, le président référa sa demande à la décision du sénat, en l’invitant à expliquer l’article 28 de la constitution sur la question de savoir — « Si, à la date de la formation de cet acte, la résidence d’un blanc dans le pays le rend habile à réclamer le bénéfice de ce dit article 28, ou si l’admission doit être constatée par des lettres de naturalisation antérieures à ladite époque. » Évidemment, Pétion n’ignorait pas que Dessalines en avait délivré à tous les blancs reconnus Haïtiens en 1804 ; ayant été en outre membre de l’Assemblée constituante de 1806, et président de son comité qui prépara la constitution, personne mieux que lui ne pouvait en connaître la pensée : il s’adressait de plus à des sénateurs qui avaient voté la constitution avec lui.

La réponse du sénat, en date du 30 octobre, fut basée ainsi : « Les législateurs n’ont entendu, par ce mot admission (ou admis ), que les blancs qui ont eu des lettres de naturalisation, antérieures à la promulgation de la constitution. Si M. Carter fait preuve de la sienne, il sera en droit de jouir du bénéfice de cet article. »

Or, O. Carter ne pouvait justifier d’une lettre semblable. Anglais de nation, présent dans le pays au moment de la déclaration de l’indépendance, comme plusieurs autres de ses compatriotes et des citoyens des États-Unis, tous commerçans, il n’avait pas couru plus qu’eux le danger qui atteignit alors les Français ; et aucun de ces étrangers n’avait été compris parmi ces derniers qui furent conservés et reconnus Haïtiens par Dessalines ; il n’avait donc aucun droit à réclamer cette qualité. Il est évident, en outre, que cette phrase, dans l’article 28 de la constitution : « et ceux qui sont admis dans la République, à la publication de la présente constitution, » avait une forme ellyptique, qu’elle signifiait : « et ceux qui sont admis comme Haïtiens…  » bien entendu, par les lettres de naturalisation délivrées par Dessalines.

En conséquence de la saine et judicieuse interprétation de cet article de la constitution, faite par le Président d’Haïti et le Sénat, O. Carter dut renoncer à ses prétentions.

À peu près au moment où cette question vitale se décidait ainsi, le président mit à exécution le projet qu’il conçut de faire paraître le pavillon de la République dans les hautes mers, afin de sonder les dispositions des puissances étrangères envers Haïti. À cet effet, il fit charger de cafés et d’autres denrées le brig de l’État Le Coureur qu’il expédia aux États-Unis. Archibald Kane, négociant de ce pays, établi au Port-au-Prince depuis longtemps, se prêta à cette combinaison : il jouissait de la confiance de Pétion à qui il était lui-même dévoué. La cargaison passa pour être sa propriété, et les nobles couleurs de la République d’Haïti allèrent flotter dans le port de New-York où elles furent respectées, tout en attirant la curiosité des citoyens de l’Union[12].

Les matelots du Coureur étaient Haïtiens, de même que le capitaine de ce brig ; mais un capitaine américain montait à bord pour le conduire à bon port. Cet équipage, parfaitement habillé et bien nourri, se conduisit avec une discipline admirable : ce qui contribua au succès de la tentative. Il faut dire aussi que la réputation de Pétion était faite depuis longtemps dans les États du Nord, par la loyauté de sa conduite envers Jacob Lewis, et qu’elle assura ce succès plus que toute autre chose : tant il est vrai de dire, que les nations gagnent à être gouvernées par des hommes respectables ! Le Coureur revint bientôt, tout joyeux de son excursion au sein de cette République, où les droits de la race noire sont encore si méconnus.

En même temps que le chef de l’État obtenait cet avantage pour son pays, et proposait au sénat d’établir un hôtel des monnaies pour retirer de la circulation la petite monnaie dite d’Haïti, en créant d’abord des billets de caisse de différentes valeurs pour faciliter cette opération, — le sénat, par son message du 28 octobre, l’autorisait à modifier le prix d’estimation de plusieurs propriétés du domaine public, mises en vente, dans le but d’avoir des métaux de bon aloi pour la fabrication de la nouvelle monnaie nationale. Les premières estimations avaient été trop élevées par la commission chargée de les faire ; les soumissionnaires réclamèrent une réduction, vu qu’il fallait payer en métaux rares dans le pays où circulait une monnaie excessivement dépréciée, à cause de la fabrication populaire dont il a été parlé dans le précédent volume. L’équité exigeait cette réduction ; mais en même temps, le président dut veiller à ce qu’il n’y eut pas des estimations en sens contraire, au détriment des intérêts de l’État. Il devint ainsi l’arbitre de la vente des biens du domaine, dont chaque citoyen voulut bientôt avoir une portion en propriété, tant la confiance était grande dans la sage administration du chef de la République. Et le sénat n’eut-il pas raison de lui confier cette omnipotence, à lui qui avait pensé que la propriété serait le plus solide fondement de la société haïtienne, le vrai moyen d’assurer le bien-être des défenseurs de l’État et d’en faire de fidèles citoyens, attachés, dévoués à la patrie ?

Le sénat fit encore mieux dans ces circonstances ; sur la motion de l’un de ses membres, ce corps se rendant l’interprète et l’organe de la nation, reconnaissante des services éminens rendus au pays par Pétion tant dans l’ordre militaire que dans les travaux politiques, publia la loi du 4 novembre par laquelle il lui accorda deux habitations sucreries que le président tenait du domaine, à titre de ferme, pour en jouir en toute propriété : celle de Roche-Blanche, dans la plaine du Cul-de-Sac, et celle de Momance, dans la plaine de Léogane. Le sénat décerna aussi, par la même loi, une récompense nationale aux services rendus dans l’ordre civil, par J.-C. Imbert, administrateur général des finances. Voici les motifs de ces deux actes :

« Considérant que si les officiers généraux, adjudans-généraux et colonels en activité de service, ont mérité les bienfaits du gouvernement, le chef qui les commande, et qui, par sa sagesse, a su préserver la République des maux qui la menaçaient, mérite aussi la reconnaissance publique ;

« Considérant encore que les militaires ne sont pas les seuls qui aient des droits à la gratitude nationale ; que si, par le bruit de leurs armes et leurs hauts faits, « ils soutiennent l’État, d’autres, par leur sage économie, par leur fidélité et leur attachement au bonheur du pays, ne méritent pas moins l’attention du corps législatif… »

En conséquence de ce second considérant, une sucrerie fut accordée à Imbert, et le Président d’Haïti fut chargé de la désigner et de lui en délivrer le titre[13].

Cette dernière décision était aussi juste que la première. Dans un pays où le régime militaire avait toujours dominé les institutions civiles, où il était encore assez prédominant, il était convenable de faire comprendre à l’armée, aux officiers de tous grades, qu’ils n’étaient pas les seuls qui rendissent des services réels à l’État ; et par là, le sénat posait un principe de rémunération en faveur de tous les fonctionnaires de l’ordre civil.

Le sénat ayant adressé la loi à Pétion, il répondit le 10 novembre à son message : « Je les accepte avec reconnaissance, citoyens sénateurs, et je n’y attacherai de prix que parce qu’elles me viennent de la bonté de mes concitoyens, et qu’elles seront un souvenir de leur approbation des services qu’ils croient avoir été rendus par moi à la patrie. »

Si l’année 1811 avait été en déficit financier, celle de 1812 ne pouvait pas avoir un autre résultat, après le siège que subit le Port-au-Prince. Cette dernière présenta 279,187 gourdes de recettes, et 306,287 gourdes de dépenses. En 1811, on avait eu recours à un expédient pour avoir une monnaie locale, et elle avait été contrefaite par le peuple : de là l’idée d’en fabriquer une autre qui ne devait être encore qu’un expédient. C’est toujours fâcheux quand une administration se livre à de telles mesures : elle ne peut guère s’arrêter dans cette voie.

Le sénat rendit la loi du 7 novembre qui établit un hôtel pour y fabriquer une monnaie nationale, que l’on appela bientôt monnaie à serpent, parce qu’elle avait d’un côté un serpent, comme emblème de la prudence. Elle était en rapport avec la piastre d’Espagne, et divisée comme elle en parties décimales. Cet hôtel fut placé sous la haute autorité du gouvernement, comme de droit, d’une commission de surveillance composée de quatre membres, les citoyens Pierre Michel, Laborde, Lespérance et Lieutaud, et d’un directeur, le citoyen Piny, orfèvre réputé que le président fit venir des Cayes où il s’était établi depuis quelque temps. Les règles de la comptabilité et de la fabrication furent placées sous le contrôle immédiat de l’administrateur général des finances, qui devait concourir avec le Président d’Haïti à prendre les précautions nécessaires à un pareil établissement.

Le 2 décembre, le sénat fît un acte dont la convenance fut hautement approuvée dans le public. Il décida que le général Lys continuerait ses fonctions sénatoriales, attendu qu’il avait été nommé pour les exercer durant neuf années, de même que ses cinq collègues composant ce corps à cette époque. Depuis la soumission du Sud, Mode était revenu à Jacmel ; et nommé pour six ans ainsi que Pélage Varein, le terme de leurs fonctions arrivait dans ce même mois de décembre. Comme ces deux sénateurs avaient été fort exaltés dans leur opposition à Pétion, il est présumable que le sénat sursit jusqu’alors à rappeler Lys, pour ne pas rappeler les deux autres en même temps.

Daumec était du nombre de ceux qui avaient été nommés pour trois ans. Revenu du Sud au Port-au-Prince, après le siège, il demanda et obtint une commission de défenseur public près les tribunaux de l’Ouest ; à ce titre, il exerçait comme avoué et avocat. On peut dire que c’est alors que commença la régularité dans les fonctions de la magistrature de la République, qu’il avait organisée par la loi du 24 août 1808 dont il fut l’auteur principal. Plus éclairé que qui que ce fût dans la science du droit, à cette époque, ses lumières aidèrent les magistrats dans l’accomplissement de leurs devoirs. Disert, éloquent, spirituel, il attirait au tribunal bien des hommes et surtout des jeunes gens, qui allaient l’entendre dans ses plaidoiries, et il fit naître le goût pour la noble profession d’avocat.

Réconcilié sincèrement avec Pétion, Daumec, en subissant l’ascendant de sa politique sage et bienveillante pour tous, qui avait ramené les cœurs à l’union, aidait le chef du gouvernement du concours de ses connaissances en matière de jurisprudence et de législation. C’est ainsi qu’il lui fit sentir la nécessité d’un tarif des frais judiciaires qui manquait aux tribunaux, dont le président provoqua la publication du sénat, par son message du 8 décembre : il ne fut rendu cependant que quelques mois après. Allié de Toulmé, secrétaire rédacteur du sénat ; ami intime du respectable sénateur Larose qui secondait dans ce corps les vues du président, Daumec était encore souvent consulté pour les actes qu’il avait à publier.


Depuis que les colonies espagnoles eurent proclamé leur indépendance de leur métropole, une foule d’aventuriers de toutes les nations s’étaient rendus dans la plupart des Antilles où s’armaient des corsaires, les uns sous pavillon mexicain, d’autres sous celui des États de la Côte-Ferme, pour faire la course contre les navires espagnols sortis des ports encore en possession de l’Espagne ou y venant d’Europe. Parmi ces corsaires, il y en avait qui étaient réellement pourvus de lettres de marque émanées des États indépendans ; mais il y en avait d’autres qui étaient de véritables forbans, des pirates qui infestaient la mer des Antilles, le golfe du Mexique, etc., pillant les navires de toutes les nations. La guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne occasionna encore l’armement d’une foule de corsaires dans l’Union. Il en résulta que les équipages de tous ces navires en course se recrutaient partout des hommes que l’appât du gain alléchait. Quelques Haïtiens se laissèrent persuader d’y prendre du service, sans autorisation du gouvernement qui, d’ailleurs, ne l’eût pas accordée, à cause de la neutralité qu’il voulait garder entre les parties belligérantes.

En conséquence, le 12 mars 1813, le Président d’Haïti émit un ordre du jour ou arrêté par lequel il défendit à tout citoyen de la République de s’engager ainsi, sous peine d’un emprisonnement de trois années en cas d’arrestation, et du séquestre de ses propriétés pendant son absence ; et les capitaines des corsaires, contrevenant à la défense faite de recevoir des Haïtiens à leur bord, subissaient aussi, le cas échéant, un emprisonnement d’une année, et leurs bâtimens seraient confisqués.

Par suite de cette mesure, le 27 du même mois, le président adressa aux commandans d’arrondissement, une circulaire pour défendre l’entrée des ports de la République à tous ces corsaires, ou à leurs prises qu’ils y introduisaient dans le but de vendre leurs chargemens : ce qui entraînait déjà une contrebande très-nuisible aux intérêts du fisc et compromettait la neutralité qu’il fallait observer. Tout en prévoyant cependant certains cas où l’humanité oblige à permettre la relâche forcée d’un navire quelconque, la même circulaire prescrivait l’arrestation de ceux qui la simuleraient pour trouver l’occasion de vendre des marchandises en fraude : dans ce dernier cas, les navires seraient confisqués ainsi que leurs chargemens. L’effet de ces dispositions fut de produire beaucoup de confiscations qui furent toutes prononcées par le tribunal d’amirauté du Port-au-Prince ; car, malgré la défense du gouvernement, les corsaires insistèrent souvent à entrer dans les ports de la République, ou à y envoyer leurs prises, même sur les côtes, pour débarquer en fraude les marchandises dont ils ne savaient que faire.

Le succès obtenu aux États-Unis par l’admission du brig le Coureur, porta Pétion à essayer aussi une expédition maritime et commerciale à Londres. À cet effet, il engagea les négocians nationaux du Port-au-Prince à réunir leurs intérêts pour la faire, en chargeant de denrées pour leur compte le brig de l’État le Conquérant, afin d’opérer eu retour l’importation de marchandises anglaises. Goûtant son idée, ils formèrent la cargaison qu’ils confièrent à deux d’entre eux, les citoyens J.-F. Lespinasse et Pitre jeune. Le président les dispensa de payer les droits d’exportation, pour leur donner plus de facilité dans cette opération d’essai. Il fit composer l’équipage des meilleurs marins de la flotte, sous le commandement de Chéri Moisant, excellent officier, qui était le capitaine du Conquérant, mais en lui donnant pour aides deux hauturiers étrangers.

Ce navire fut parfaitement accueilli à Londres sous le pavillon de la République, et tout son équipage en maintint l’honneur par une conduite exemplaire. On venait en foule à son bord, attiré par la curiosité pour y voir des noirs et des mulâtres faisant le service de leur état. Il fut consigné à la maison Stanisford et Blund qui, elle-même, faisait le principal commerce de Londres avec la place du Port-au-Prince. Après un tel voyage, le Conquérant subit des réparations indispensables. Mais, soit que l’intérêt particulier de cette maison s’y mêlât pour dégoûter les Haïtiens de semblables spéculations, soit que ces réparations exigeassent beaucoup de temps, le long séjour du navire dans le port de Londres, les fortes commissions de toutes natures prélevées sur ses cargaisons d’arrivée et de sortie, et les dépenses occasionnées dans la métropole britannique aux représentans magnifiques du commerce national, alignèrent des chiffres qui absorbèrent le bénéfice qu’il se croyait en droit d’espérer de cette tentative. Le président dut venir encore en aide aux négocians haïtiens, en leur accordant des délais pour payer les droits d’importation sur les marchandises que le Conquérant rapporta à son retour. Toutefois, le but politique avait été atteint, et cela valait bien la peine de quelques déboursés onéreux pour la République.

Sous le rapport des intérêts privés, on doit cependant regretter cet échec qui fit renoncer à de pareilles spéculations ; car c’était le vrai moyen de mettre les commerçans haïtiens à même de commander la confiance des manufacturiers étrangers dans leurs relations avec le pays. Pour en établir entre eux, il était nécessaire qu’ils se rendissent sur les marchés des autres pays, qu’ils fissent connaître leur aptitude dans le négoce, indépendamment de leur bonne foi dans la gestion des marchandises qui leur seraient adressées. En s’abstenant de telles démarches, les commerçans haïtiens ne devaient pas s’étonner que les étrangers établis dans le pays leur fussent préférés pour la consignation des navires et de leurs cargaisons[14].

L’hôtel des monnaies fondé au Port-au-Prince fonctionnait déjà en mai. En conséquence, le sénat publia un décret et une loi à ce sujet, dans le même mois.

Par le décret, le trésor public fut autorisé à émettre des billets de caisse ou papier-monnaie, pour la valeur de 120 mille gourdes en coupons de 5, 50, 100 et 500 gourdes, afin de retirer de la circulation la petite monnaie appelée d’Haïti, mais en faisant subir aux détenteurs une perte de moitié des sommes qu’ils posséderaient. Les domaines nationaux furent hypothéqués en garantie du remboursement final de ces billets de caisse, qui seraient reçus dans les transactions entre particuliers. Au lieu de la somme de 120 mille gourdes, le trésor fut contraint d’émettre des billets pour celle de 300 mille gourdes, attendu qu’on lui fournit 600 mille gourdes de fausse monnaie fabriquée par tout le monde. Chacun ayant la conscience d’avoir agi en violation du droit souverain de l’État, en frappant monnaie plus ou moins publiquement, personne ne réclama contre la perte subie.

D’après la loi, les pièces de la nouvelle monnaie nationale, à serpent, furent fixées à 6 centimes un quart, 12 centimes et demi, et 25 centimes de la piastre d’Espagne : elles durent avoir cours dans toute l’étendue de la République, comme cette monnaie étrangère elle-même ; et tous ceux qui refuseraient ou tenteraient de discréditer la monnaie nationale, en élevant le prix de leurs marchandises, surtout les denrées alimentaires, seraient arrêtés et emprisonnés, et leurs marchandises seraient confisquées au profit de la police et des hôpitaux. Les fabricateurs de fausse monnaie et de faux billets de caisse devaient être condamnés à mort par les tribunaux compétens.

Le sénat avait bien le droit d’établir de semblables peines ; mais il oubliait une chose essentielle en matière de fabrication de monnaie : c’est qu’elle doit avoir une valeur intrinsèque réelle par les métaux employés, pour qu’elle ait cours facilement, et non une valeur purement nominale. Or, le papier-monnaie n’a que cette dernière valeur et ne peut être reçu dans le commerce, qu’à raison de la confiance inspirée par le gouvernement qui l’émet ; et plus il en émet, plus ce papier est sujet à dépréciation. Quant à la monnaie métallique à serpent, comme elle était alliée à beaucoup de cuivre (environ deux tiers pour un tiers d’argent), elle ne pouvait pas avoir dans les transactions la même valeur que la monnaie d’Espagne, frappée à un titre meilleur qui la fait accepter sur tout le globe. Acceptée cependant dans les premiers temps, selon le vœu de la loi, elle subit insensiblement une dépréciation inévitable qui augmenta, lorsqu’aux États-Unis des fripons imaginèrent de la contrefaire (et la chose était facile) et d’inonder Haïti de leurs faux produits. Dans la République même, on n’eut point à poursuivre des faux monnayeurs, mais bien des Haïtiens furent ensuite soupçonnés d’avoir fait venir des États-Unis de cette fausse monnaie qu’ils auraient mise en circulation ; il y en eut de poursuivis pour ce fait.

Le 15 juillet, le président adressa aux commissaires du gouvernement, une circulaire fondée sur la loi du sénat, du 22 janvier 1808, qui avait renvoyé à la paix intérieure toutes réclamations des Haïtiens contre le domaine public, à propos de dettes antérieures contractées par les anciens propriétaires. Il lui parut équitable de renvoyer aussi à la paix intérieure, les réclamations de même nature que pourraient faire de semblables personnes résidant à l’étranger, contre des Haïtiens qui seraient leurs débiteurs. Cette décision dut être communiquée aux tribunaux et enregistrée à leurs greffes.

Le 7 août Pétion fut porté à publier un arrêté pour rendre justiciables de la commission militaire permanente, les voleurs d’animaux qui faisaient un tort considérable aux travaux de culture, en volant impunément ceux des habitans des campagnes : des plaintes nombreuses se faisaient entendre à ce sujet. Ces coupables durent être condamnés à 3 années de fer la première fois, à 5 années en cas de récidive, et à 10 années en cas de seconde récidive : des formalités minutieuses furent prescrites aux voyageurs à l’intérieur, afin de pouvoir atteindre les délinquans.

Ce fut toujours une plaie pour le pays, que cette espèce de vol ; nous avons signalé une ordonnance de Toussaint Louverture à ce sujet. L’objet de cet arrêté ne pouvait pas être prescrit par une loi du sénat ; car cet acte était contraire à la constitution, en distrayant les prévenus de leurs juges naturels. En cela, comme en établissant des peines, le président excéda ses pouvoirs. Mais, qui aurait réclamé contre un acte quelconque de Pétion ? On savait qu’il n’avait que de bonnes intentions, et tout était accepté de sa part. À l’égard cet arrêté, on voyait d’ailleurs que son but était, d’obtenir une prompte punition de ces vols, par la forme expéditive de la commission militaire[15].

Le 15 septembre parut la loi provoquée par le Président d’Haïti l’année précédente, portant tarif des frais divers dans tous les tribunaux civils de la République, à raison des actes judiciaires. Les frais à percevoir par leurs membres, les greffiers, défenseurs publics, notaires, huissiers, curateurs aux succesions vacantes, arpenteurs, etc., et ceux qui étaient relatifs aux droits curiaux, tout y fut compris afin de faire cesser bien des abus qui se commettaient. Ce tarif fut basé sur celui qui avait été rendu en 1775. La loi disposa que, vu l’impossibilité de salarier les magistrats, ils percevraient des frais pour leurs actes, et qu’ils seraient logés dans les maisons appartenantes au domaine de l’État.


Cette loi fut bientôt suivie de celle rendue le 4 novembre sur les Enfans naturels, ou nés hors mariage, selon l’expression de la constitution. Dès le 28 avril, Pétion avait adressé au sénat un message pour lui recommander de fixer leur sort, conformément à l’article 39 de ce pacte social. Le long délai mis par le sénat à publier cette loi, prouve que l’un et l’autre pouvoir, qui marchaient en harmonie, firent beaucoup de réflexions avant de trancher les questions qui s’y rattachaient. Et comme nous avons parlé des idées de Pétion sur le mariage et de son éloignement pour ce lien si moral entre l’homme et la femme, nous croyons devoir produire ici son message du 28 avril, afin de bien faire connaître ses motifs.

Citoyens sénateurs,

L’article 39 de la constitution de la République a laissé espérer aux enfans nés hors mariage, que des lois particulières fixeraient leurs droits de famille. Il paraît important que le corps législatif s’occupe le plus tôt possible d’établir ces droits ; car dans un pays qui a besoin de se consolider, chaque citoyen doit trouver dans les statuts organiques la garantie de son état privé, en même temps que des motifs d’émulation, pour se porter vers la sagesse et l’ordre public.

Il a été de tous les temps et de tous les pays, un système bien dangereux à la prospérité des nouveaux États : c’est celui de vouloir faire disparaître tout d’un coup de vieilles habitudes, pour en substituer de nouvelles. Si la loi constitutionnelle était, à l’égard des enfans naturels, prise au pied de la lettre, et que tout tendît à propager le mariage comme une vertu sociale, il en résulterait peut-être quelques motifs de relâchement qui pourraient n’être pas avantageux à la chose publique. Et comme en législation, il convient autant que possible d’éviter des pas rétrogrades, je m’autorise de la responsabilité qui pesé sur moi, pour soumettre à votre considération mes réflexions, et l’obligation de veiller à ce que l’intérêt des citoyens marche de pair avec les liens qui doivent les unir.

Je pense, citoyens sénateurs, que les enfans nés hors mariage, de père et mère haïtiens, ou reconnus comme tels, pourraient être déclarés habiles, à compter de la publication de la constitution du 27 décembre 1806, à hériter des biens de leurs dits père et mère, lorsqu’ils pourront prouver, d’une manière authentique, qu’ils ont été reconnus par eux pour leurs enfans naturels. Cette reconnaissance, pour être valable, doit être faite par-devant l’officier public chargé de constater l’état des citoyens de la commune, ou, à son défaut, par-devant le juge de paix de la paroisse des déclarans ; et l’aveu du père doit, dans tous les cas, être indispensable, parce que la recherche de la paternité non avouée ne peut avoir lieu, tandis que la maternité peut être constatée, en suivant à cet égard ce que prescriront les anciennes lois ou règlemens.

La justice commande de laisser aux pères des enfans naturels, nés avant la publication de la constitution, la faculté de reconnaître ces dits enfans, pour les rendre habiles à jouir du bénéfice de leur héritage. Cette reconnaissance devra se faire dans les formes prescrites ci-après[16] : — les enfans naturels reconnus par leurs père et mère doivent jouir des biens de leurs dits père et mère, dans l’ordre établi pour les successions, en suivant en tout point ce que prescrit la plus parfaite égalité.

Quant à ce qui concerne les droits des enfans naturels reconnus d’un homme ou d’une femme mariés, et qui auraient aussi, à l’époque de leur décès, des enfans légitimes, il conviendrait de déclarer que l’enfant naturel, né avant le mariage du père ou de la mère, pourrait amander dans la succession de son père ou de sa mère, pour un quart seulement de ce à quoi amandera l’enfant légitime (de la part afférente à l’enfant légitime).

Pour ce qui est des enfans adultérins, ils ne doivent prétendre qu’à un quart de ce à quoi pourrait amander un enfant légitime (la part afférente), et ce seulement dans les propres (biens) de leur mère. Ces sortes d’enfans pourront être reconnus par le père qui voudra les adopter ; et, dans ce cas, si ce père est lié par le mariage, l’enfant reconnu pourra, sur les propres biens de ce père, amander pour un quart de ce à quoi amandera un enfant légitime. Et si le père n’est point marié, et qu’il eût des enfans naturels, l’enfant adultérin reconnu par lui, pourra, à sa mort, partager par égales portions avec ces enfans naturels[17].

Toutes ces dispositions ne doivent en aucune manière affecter les actes testamentaires, donations, etc., faits en faveur de qui que ce soit, et ne peuvent non plus porter aucun préjudice aux droits de ceux qui en auraient eu d’acquis ou d’établis par des lois antérieures à l’époque de la publication de la constitution, — mes présentes propositions n’étant qu’en faveur de ceux qui, depuis ladite publication de la constitution, se trouvent privés de la faculté de constater d’un manière positive leurs droits de famille.

J’ai l’honneur de vous saluer avec une haute considération,

Signé : Pétion.

Produisons également, tout entière, la loi rendue par le sénat, d’accord avec le président ; car il est intéressant de suivre les idées des législateurs du pays sur cette matière, lorsqu’il s’agit d’un peuple sorti d’un régime odieux qui établissait le concubinage comme un principe politique, où la plus grande partie des hommes, devenus esclaves, n’avaient aucun état civil, où ceux qui étaient libres de fait, possédant l’état civil, se trouvaient en majorité n’être que des enfans naturels, par l’effet de ce régime.

Le Sénat, considérant que par l’article 39 de la constitution, le sort des enfans nés hors mariage serait établi par une loi particulière qui fixerait leurs droits de famille ;

Considérant qu’il est urgent de fixer d’une manière équitable les droits auxquels peuvent prétendre les enfans dans la succession de leurs père et mère, afin d’entretenir l’harmonie entre eux et leurs parens légitimes ; et prenant en très-grande considération les représentations du pouvoir exécutif, contenus dans son message en date du 28 avril dernier, qui appelle l’attention du corps législatif sur ce point ;

Décrète ce qui suit :

1. La loi n’admet pas la vérification (la recherche) de la paternité non avouée devant l’officier public.

2. L’enfant d’une femme non mariée a pour père, celui qui le reconnaît dans les formes prescrites ci-après.


3. La reconnaissance doit être faite devant l’officier public chargé de constater la naissance des citoyens.

4. Cette reconnaissance doit être confirmée par l’aveu de la mère, dans le même acte ou un autre acte authentique. La reconnaissance du père ne peut valider sans cet aveu[18].

5. Si, toutefois, la mère vient à décéder des suites de l’accouchement, sans avoir pu confirmer la reconnaissance du père de son enfant, dans ce cas seulement la reconnaissance du père suffira.

6. L’acte de mariage peut contenir la reconnaissance des enfans que les deux époux ont eus, tandis qu’ils n’étaient pas engagés dans les liens du mariage.

7. La reconnaissance peut être faite pendant la grossesse, au moment de la naissance de l’enfant, ou à toute autre époque de la vie des père et mère, et sera valable lorsqu’elle réunira les caractères et conditions ci-dessus.

8. Le père qui a reconnu un enfant lui donne son nom et doit contribuer avec la mère, à la nourriture, à l’éducation et à l’entretien de cet enfant ; chacun d’eux y subvient en raison de ses facultés.

9. Lorsque l’enfant n’est pas reconnu par son père, la mère seule est chargée de remplir les devoirs de la nature envers lui ; alors l’enfant porte le nom de la mère.

10. S’il arrivait qu’une mère voulût se soustraire à l’accomplissement de ses devoirs envers l’enfant qu’elle a mis au monde, elle y serait contrainte : la loi appelle sur elle la vigilance du ministère public.

11. L’enfant mort dans le sein de sa mère ne recueille ni ne transmet aucun droit.

12. L’existence de l’enfant n’est reconnue que du moment de sa naissance.

13. Les enfans nés hors mariage, d’un père qui décéderait sans enfans ou descendans légitimes, entreront en possession de la totalité des biens de la succession du père, s’il n’a point fait de dispositions testamentaires qui, dans ce cas, ne peuvent excéder la moitié de ladite succession.


14. Si un père, qui a reconnu un enfant sans être engagé dans les liens du mariage, vient à se marier, l’enfant qui aura été reconnu jouira des mêmes droits sur les biens du père, que les enfans légitimes qui naîtraient de ce mariage.

15. L’enfant naturel, reconnu par un père déjà engagé dans les liens du mariage, aura par droit de succession le quart des biens provenant dudit père.

Mais si le père survit à son épouse, et qu’il décède sans enfans ou descendans légitimes, alors l’enfant naturel qui aura été reconnu recouvre tous ses droits fixés suivant l’article 13 ci-dessus[19].

16 L’enfant né hors mariage, succédera dans la totalité des biens propres de sa mère, conjointement avec les enfans ou descendans légitimes qui naîtraient avant ou après lui, et jouirait de la totalité des biens de sa dite mère, au défaut d’enfant ou descendant légitime.

17. L’enfant né hors mariage, après avoir recueilli la succession de ses père et mère, et venant à décéder sans laisser d’héritiers et sans avoir valablement disposé de ses biens, les dits biens retourneront à la souche et ligne dont ils sont provenus ; et s’il se trouvait des acquêts, alors ils seront partagés par égale portion entre les deux souches.

18. Les enfans nés hors mariage succéderont également à leurs frères et sœurs, à leurs oncles et tantes, et à leurs collatéraux, tous nés comme eux hors mariage et décédant sans enfans : ils succéderont aussi à leurs frères et sœurs légitimes, du côté de la mère, décédant sans enfans.

19. La déclaration, chez l’officier de l’état civil, du père ou de la mère d’un enfant naturel né avant la promulgation de la présente loi, et qui désireraient faire jouir leur dit enfant du bénéfice des articles 13, 14 et 15 précités suffira pour constater les droits successifs dudit enfant, dans les trois articles ci-dessus mentionnés.

C’est la quatrième loi rendue sur les enfans nés hors mariage ou naturels, depuis l’émancipation générale, civile et politique, prononcée en faveur de tous les hommes de la race noire dans le pays.

Déjà, nous avons parlé de la loi du 18 juillet 1801, par l’assemblée centrale sous Toussaint Louverture, en disant que : « toutes ses dispositions étaient favorables a aux bonnes mœurs, à la préférence qui doit être toujours donnée au mariage légitime dans la société ; » et que, « pour cette époque, où les mœurs coloniales n’avaient fait qu’une masse d’enfans naturels, cette loi était un bienfait pour eux et la colonie[20]. »

Nous avons parlé aussi de la loi du 28 mai 1805, rendue par Dessalines, en démontrant tout ce qu’elle contenait de contraire aux bonnes mœurs et au mariage, dont elle tendait à dissoudre les liens pour favoriser la continuation du libertinage colonial[21].

Enfin, nous avons mentionné celle du 25 mars 1807, publiée par Christophe et son conseil d’État, en disant qu’elle était basée sur le code Napoléon. Nous avons cité son dernier article, qui réservait aux enfans naturels reconnus avant sa promulgation, les droits qu’ils avaient à exercer d’après les lois antérieures ; mais aussi un autre article qui était très-injuste envers ceux qui seraient reconnus après cette loi, parce que ses dispositions devaient souvent profiter à l’État au détriment de tels enfans, et que Christophe avait la prétention de réformer tout d’un coup les mœurs de son pays[22]. Cinq années plus tard, en 1812, son code Henry adoptait à l’égard des enfans naturels toutes les dispositions du code français.

Maintenant, nous avons à juger l’œuvre de Pétion et du sénat.

Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe étaient des hommes unis à de vertueuses femmes par les liens du mariage. Mais on connaît déjà, sur cette matière délicate, la conduite sournoise du premier, le scandale public de celle du second, et l’omnipotence seigneuriale que s’attribuait le dernier de ces chefs. Pétion, avons-nous dit, n’était pas marié à la femme qu’il avait ; mais, tout en regrettant qu’il fût éloigné de ce lien légitime, nous avons rendu justice à la pureté de sa conduite privée, quant à lui personnellement.

La manière d’agir et les idées de chacun de ces chefs de gouvernement, ont dû inévitablement influer sur leur œuvre respective, dans la législation qu’ils firent décréter pour les enfans naturels. Entre eux, Toussaint Louverture nous semble être celui qui comprit mieux ce que réclamait la situation du pays, à l’époque où il statua sur cette grave question ; mais il est à remarquer que la loi de 1813 fut en grande partie basée sur celle de 1801, quant aux droits de successibilité. Afin de les comparer, nous donnons ici les articles de 1801 qui diffèrent avec ceux de 1813 : 12 articles de la loi de 1813 sont identiquement les mêmes que ceux de 1801.

Art. 9 de 1801 : Nul enfant né hors mariage ne peut être reconnu par un père engagé dans les liens du mariage. (Voyez l’art. 15 de la loi de 1813).

14. Les enfans nés hors mariage n’ont d’autres parens ascendans, que leurs père et mère, et collatéraux, que leurs frères et sœurs, leurs oncles et tantes, nés comme eux hors mariage, et les descendans de leurs frères et sœurs, oncles et tantes.


15. Celui qui ne connaît pas ses parens est appelé orphelin, comme celui qui les a perdus.

16. Les enfans nés hors mariage, d’un père qui décédera sans avoir été marié, ou veuf sans laisser d’enfant ou descendant légitime, auront la moitié des biens de la succession, dans laquelle moitié seront compris les avantages qu’ils auraient pu recevoir de leur père, de son vivant, autre que leur nourriture, entretien et éducation. — À l’égard de l’autre moitié, elle sera dévolue aux parens légitimes du père, sauf par eux à rapporter à la masse les sommes qui leur auraient été données par leur parent, de son vivant. (Voyez l’article 13 de la loi de 1813).

17. Si un père, ayant des enfans nés hors mariage, fait des dispositions testamentaires, le montant en sera pris sur la moitié revenante à ses parens légitimes, et non sur la moitié afférente aux dits enfans, et sauf les réserves coutumières.

18. Si les héritiers légitimes d’un défunt, laissant des enfans nés hors mariage, ne se trouvent pas présens, soit par eux-mêmes, soit par des fondés de pouvoir, pour recueillir la part qui leur revient, les enfans nés hors mariage pourront se faire mettre en possession de cette part, sauf à rendre compte en temps et lieu ; et il leur sera fait raison des apportemens ou commissions d’usage. Ils seront tenus de fournir bonne et suffisante caution, jusqu’à concurrence de la valeur du mobilier de la succession, pour ce qu’ils n’en pourraient pas représenter et dont la perte pourraient leur être imputée.

19. Si, au bout de dix ans, les héritiers légitimes ne se sont pas représentés, alors la part qui devait leur revenir sera bien et valablement échue aux enfans nés hors mariage, et leur appartiendra en toute propriété.

20. Si un père, qui a reconnu un enfant né hors mariage vient à se marier avec une autre femme que la mère de l’enfant, ce père sera tenu, avant son mariage, d’assurer une pension alimentaire à cet enfant jusqu’à l’âge de 18 ans, et proportionnée à ses biens, et de lui donner en outre un métier. Là se borneront les prétentions de l’enfant et les obligations du père, s’il lui survient de son mariage des enfans, ou si son épouse lui survit et appréhende sa succession en qualité de donataire en propriété. — Mais si la veuve n’est que donataire usufruitière, ou que son mari survive à son épouse et qu’il décède ensuite sans avoir eu d’enfans ou descendans légitimes, alors l’enfant né hors mariage, qui aura été reconnu, recouvre tous ses droits fixés suivant l’article 6 ci-dessus. (Voyez l’article 14 de la loi de 1813.)

21. L’enfant né hors mariage, reconnu par sa mère, lui succédera dans la totalité de ses biens, si elle meurt sans enfans ou descendans légitimes ; mais au contraire, si elle meurt laissant des enfans ou descendant légitimes, l’enfant né hors mariage ne pourra prétendre qu’à la moitié de la portion d’un enfant né dans le mariage ; et ce, sur les seuls biens de la mère. (Voyez l’art. 16 de 1813.)

22. (Identique à l’article 17 de cette loi.)

23. Les enfans nés hors mariage succéderont également à leurs frères et sœurs, à leurs oncles et tantes, et à leurs collatéraux, tous nés comme eux hors mariage et décédant sans enfans. (Voyez l’art. 18 de 1813, et de plus son second membre.)

24. Les enfans nés hors mariage, actuellement existans dans la colonie, dont les pères sont décédés depuis et à compter seulement du 23 août 1791[23], jusqu’au jour de la promulgation de la présente loi, sans avoir été mariés, ou veufs sans enfans ou descendans légitimes, seront admis à prouver leur filiation devant les tribunaux.

25. La filiation sera prouvée par la possession d’état résultant, savoir : ou d’un acte public dans lequel le père aura parlé, — ou de la cohabitation du père avec la mère au moins pendant un an dans la même maison, avant la naissance de l’enfant, et des soins donnés par le père à la nourriture, entretien et éducation de l’enfant, — ou du testament olographe du père.

26. Les enfans nés hors mariage dont la filiation sera prouvée par l’un des trois moyens ci-dessus, auront et exerceront les mêmes droits que les enfans nés hors mariage reconnus par leur père, et ne pourront les faire valoir que dans le cas et aux mêmes conditions prévues aux articles 16 à 23.

(Au fait, les trois derniers articles étaient une protestation contre le régime colonial qui empêchait les blancs de reconnaître leurs enfans et de les doter directement d’un bien quelconque ; car ils étaient forcés de recourir à des fidéi-commis. Ils protestaient encore, par rapport à l’absence de tout état civil en faveur des noirs anciens esclaves, d’après ce régime.)

En comparant les dispositions de ces deux lois, on reconnaît que si Toussaint Louverture et l’assemblée centrale donnèrent la préférence aux liens légitimes du mariage, d’après les idées religieuses de ce chef surtout, ils satisfirent néanmoins aux exigences de l’époque où ils agissaient, — tandis que Pétion et le sénat prirent en grande considération l’état des mœurs générales de leur époque, pour laisser au temps son action inévitable sur elles par la modification successive des idées, et qu’ils ne voulurent pas brusquer cet état de choses, n’ayant pas la prétention de réformer les mœurs tout d’un coup, comme pensait Christophe en 1807. L’expression de ces vues est même formelle dans le 2e paragraphe du message de Pétion au sénat, et il déclara en prendre la responsabilité sur lui-même.

Sans doute, ses idées personnelles sur le mariage, plus que ses mœurs privées, influèrent sur la loi ; mais on voit aussi prédominer dans ce message, outre les vues du législateur prudent, patient, qui attend beaucoup du temps, un sentiment de justice envers un grand nombre, le plus grand nombre de ses concitoyens qui se trouvaient, comme lui, enfans naturels et pères de tels enfans.

Cependant, n’était-ce pas faire trop de concessions aux mœurs nées du régime colonial, que d’autoriser un homme marié à reconnaître un enfant adultérin, selon le message ? Si cette expression n’est pas dans la loi elle-même, son article 15 ne consacre pas moins cette faculté ; car « un enfant naturel, reconnu par un père déjà engagé dans les liens du mariage, » est bien ce qui constitue l’enfant adultérin [24].

On conçoit la convenance des avantages faits aux enfans naturels nés et reconnus avant le mariage, parce que c’était le cas où se trouvaient un grand nombre de pères et d’enfans, mais non pas ceux qui furent faits à de tels enfans nés pendant le mariage. C’était reproduire la disposition de la loi de Dessalines, que nous avons considérée comme immorale et injuste envers la femme mariée. Mieux eût valu, à notre avis, que Pétion et le sénat eussent reproduit celle de la loi de Toussaint Louverture.

Peut-être faut-il chercher leur excuse dans la situation née de la loi même de Dessalines qui, ayant donné le droit à un homme marié « de reconnaître des enfans naturels nés pendant le cours de son mariage,  » avait produit de ces enfans adultérins dont ils voulaient assurer le sort. Mais alors, la loi de 1813 aurait dû s’expliquer mieux à cet égard, disposer pour ce passé défectueux et en interdire le renouvellement à l’avenir : ce qui n’est pas dans ses termes, ni dans le message qui l’a provoquée. L’un et l’autre pouvoir ont encore laissé subsister la loi de 1805 sur le divorce, laquelle a produit des faits déplorables dans la République : elle pouvait, être améliorée.

Il faut regretter, il faut blâmer même ces transactions faites avec l’ancien régime colonial ; car, ainsi que l’a dit le célèbre Montesquieu : « La première condition, la condition essentielle des bonnes lois, est qu’elles répondent aux vrais besoins du pays pour lequel elles sont faites. » Or, le pays avait besoin que la réforme des mœurs coloniales le plaçât dans la voie d’une civilisation progressive, ce qui dépendait de bonnes lois à cet égard et de l’exemple de ses chefs. Il en avait d’autant plus besoin, que la grande majorité du peuple vivant dans une polygamie traditionnelle, on était encore privé du concours toujours efficace de la Religion dont les saines croyances moralisent les hommes, en leur inspirant l’idée féconde, le sentiment délicat de l’union légitime avec leur femme. Il y avait des prêtres catholiques ; mais la plupart d’entre eux donnaient aussi le fâcheux exemple de la dissolution des mœurs, ce qui les faisait influer en sens contraire à leurs devoirs religieux.


Quelques semaines avant la promulgation de cette loi, le 22 septembre, le digne général Wagnac était mort aux Cayes d’une maladie de langueur : son corps fut inhumé dans l’église de la paroisse. Universellement regretté pour sa conduite toujours honorable, il le fut surtout par Pétion qui avait su apprécier ses services et ses vertus privées.

Le président voulait le remplacer au chef-lieu du Sud, par le général Borgella qui vint au Port-au-Prince dans cette circonstance. Mais ce dernier déclina cette offre que le général Boyer fut chargé de lui faire, en exposant qu’il craindrait que les hommes qui l’avaient abandonné en 1812, ne crussent à un esprit de rancune de sa part dans les moindres mesures d’ordre qu’il prendrait. Il avait raison de penser ainsi, car il y avait encore trop peu de temps écoulé depuis les événemens de la scission du Sud.

Sur son refus, le général Marion, qu’il était dans sa destinée d’y remplacer longtemps après, fut nommé commandant de cet important arrondissement où il donna des preuves multipliées de sa bonne administration[25].

Celle des finances, régie par le citoyen Imbert, reçut l’approbation du sénat pour l’année 1810, par la décharge que ce corps lui donna en termes élogieux, d’après son décret du 5 novembre. Ensuite, une loi additionnelle à celle des douanes prescrivit la confiscation de tout navire, haïtien ou étranger, et de sa cargaison, dont le capitaine aurait fait de fausses déclarations dans le but de soustraire les droits revenant au fisc.


C’est dans le cours de cette année qu’un agent secret du gouvernement français arriva au Port-au-Prince. M. Liot y vint des États-Unis et parut d’abord comme citoyen américain ; mais il ne put soutenir ce rôle en face de Pétion, de son secrétaire Garbage et d’autres citoyens qui l’avaient connu, quand il était employé à l’administration de cette ville. Convaincu qu’il n’avait rien à craindre pour sa vie, encore moins pour sa liberté, il avoua au président qu’il avait été envoyé par le ministre de la marine, d’après l’ordre de l’Empereur Napoléon, afin de voir l’état des choses en Haïti, de connaître les causes de la mort de Rigaud, etc. Logé près de Garbage, il le voyait souvent, et ce fut par son secrétaire que Pétion en eut les premières informations[26].

Le président s’attacha à convaincre M. Liot, que la France ne devait plus espérer la soumission de son ancienne colonie dont la résolution d’être indépendante était irrévocable, et qu’il n’y avait plus qu’à prendre des arrangemens avec elle. Et d’ailleurs, ce Français, d’un caractère honorable et dégagé de préjugés dans les temps antérieurs, n’avait qu’à ouvrir les yeux pour se persuader que Saint-Domingue n’existait plus. Après un court séjour au Port-au-Prince, il repartit pour les États Unis afin de se rendre en France[27]. En 1823, il revint, mais envoyé cette fois par le gouvernement de la Restauration.

  1. Le fait est, que Christophe avait, un extrême besoin de bien des mulâtres pour la rédaction de ses actes, pour son administration intérieure, pour augmenter le lustre de sa royauté, pour en faire parade, enfin, aux yeux des étrangers, commerçans ou visiteurs dans son royaume.
  2. Dans une Notice sur H. Christophe, publiée sur la Feuille de commerce du 13 mars 1842, n° 11, le citoyen Jean-Baptiste Francisque, qui devint ministre de la justice, etc., parlant du siège du Port-au-Prince, a dit de Christophe :

    «… Il y renouvela de terribles exemples de sévérité ; et a la veille de l’emporter, il vit ses efforts échouer par une nouvelle défection de ses troupes qui passèrent du côté de l’ennemi avec Marc Servant et quelques autres chefs, d’intelligence avec Pétion. Craignant avec raison les conséquences de cet événement, il lève le siège avec précipitation et repasse dans le Nord, frémissant de colère et de rage. Imputant aux hommes de couleur, qu’il se représente, dans le délire de son imagination, comme autant de conjurés qui avaient résolu sa ruine, cette dernière défection, celle de sa flotte, les guerres précédentes qu’il avait soutenues, et croyant des conseillers pervers, il proscrit, il ordonne…, rien ne fut épargné… Et d’épouvantables scènes ont ensanglanté la fin de cette année 1812 et 1813. Ainsi dévoua-t-il, le Tyran, sa mémoire à l’exécration  !… »

  3. « Il n’y a pas de plus grand malheur pour un pays, que les idées fausses répandues dans les masses. C’est souvent la source des plus grandes calamités publiques ; c’est au moins une des causes qui arrêtent le plus tout essor et tout progrès. »
    Le comte Siméon, sénateur français.
  4. Étant à Santo-Domingo, en 1828, j’entendis le général Riché dire à une dame qu’il appelait sa commère : « En m’envoyant ici pour être sous les ordres du général Borgella, le Président d’Haïti m’a recommandé de lui obéir en tout ce qu’il m’ordonnera pour le bien du service. Je suis militaire, je sais que je dois obéir aveuglément à mon chef. Donc, ma commère, si le général Borgella m’ordonnait de vous arrêter et de vous tuer, j’exécuterais cet ordre sans hésitation. Je n’ai point à discuter ses motifs ; c’est à lui d’en rendre compte au président. C’est ainsi que, dans le Nord, j’ai exécuté les ordres du Roi, en faisant tuer hommes, femmes et enfans de couleur. Mais, l’on m’a accusé injustement d’avoir fait périr une femme et les enfans qu’elle avait eus de ma cohabitation avec elle : c’est faux (a).

    Voila a quoi aboutit un faux raisonnement, le préjugé fondé sur l'obéissance passive à laquelle le militaire est tenu envers son chef. Riché a sans doute cru que c’était un devoir dans tous les cas possibles, tandis que cette obéissance passive n’est due que pour faits militaires et légaux, jamais pour des actes de cruauté.

    Devenu à son tour Chef de l’Etat, RICHÉ s’est distingué et a honoré son pays par une conduite digne des éloges de la postérité et en suivant les vrais principes de gouvernement envers tous ses concitoyens. L’historien qui écrira sa courte administration devra lui consacrer de belles pages.

    (a) On a su, en effet, d’une manière certaine, que ce fut Charles Charlot qui commit cette atrocité.

  5. Etienne Obas était le descendant du vénérable centenaire, portant le même nom, dont il a été parlé a la page 97 du 1er vol. de cet ouvrage. Il fut toujours digne de son aïeul, par une conduite honorable. Il avait abandonné ses propriétés et son bien-être pour suivre l’impulsion de son cœur ; mais Pétion lui en procura d’autres, et il devint sénateur de la République en 1815, général de brigade en 1820.
  6. « La couleuvre qui se cache devient grosse : » traduction littérale. C’est-à-dire, que pour éviter un danger, il ne faut pas se laisser voir.
  7. B. Noël était officier de ce corps, lorsque Pétion l’entraîna a l’insurrection avec la 13e demi-brigade, au Haut-du-Cap, en 1802. Le souvenir de sa conduite dans la guerre de l’indépendance, devint en 1812 aussi puissant sur l’âme de B. Noël que sur celle de Mars Servant.
  8. L’histoire a honoré avec raison la mémoire des gouverneurs de provinces qui résistèrent aux ordres de Charles IX, a l’occasion des massacres de la Saint-Barthélémy : la conduite de Benjamin Noël et d’Obas ne fut-elle pas aussi louable ?
  9. Par une lettre du 3 juillet, Manigat, directeur de douanes aux Cayes, provoqua du président la mesure de l’exportation des grains, vu leur abondance, moyennant un impôt quelconque. Ce digne fonctionnaire se ressouvenait qu’il avait été sénateur, législateur de son pays.
  10. On sait que les colons de la Jamaïque nourrissaient leurs esclaves, surtout avec les denrées alimentaires venant des États-Unis, parce qu’ils appropriaient leurs terres a produire celles qu’ils exportaient en Europe. Ils agissaient ainsi par mesure politique également : l’existence des noirs indépendans des montagnes Bleues de cette île, leur lit toujours craindre que la plantation des vivres pourrait exciter leurs esclaves a l’insurrection, parce qu’ils seraient assurés de leur subsistance. Par ce moyen, les colons les tenaient mieux sous le joug, Que d’horreurs dans cet affreux régime colonial !
  11. Par autorisation du gouvernement, Carter avait bâti au Port-au-Prince une maison sur un emplacement vide, pour servir de magasin à son commerce : il voulait avoir le droit d’acquérir cette propriété de l’État.
  12. Je dis New-York, sans être bien assuré si ce ne fut pas plutôt à Boston : peu importe d’ailleurs, le navire fut bien reçu dans le port où il se présenta.
  13. Ce fut l’ancienne sucrerie Laval, près de l’Anse-à-Veau, la même que Gérin avait eue à ferme.
  14. À l’époque où nous écrivons ces lignes, les commerçans haïtiens paraissent convaincus qu’il est de leur intérêt et de celui du pays, d’aller à l’étranger et principalement en Europe, afin d’établir des relations fructueuses avec les manufacturiers : c’est une tendance que le gouvernement national doit favoriser par tous les moyens possibles.
  15. Cette espèce de délit était de la compétence des tribunaux civils. Au point de vue constitutionnel comme à celui des principes qu’il faut suivre en législation, les bonnes intentions de Pétion ne le justifient pas. Mais il est vrai aussi de dire, que lorsqu’un peuple a une confiance illimitée en son chef, celui-ci se croit autorisé à tout faire dans l’intérêt de la société ; et dans la situation du pays à cette époque, il était difficile que le président s’abstînt de ces actes irréguliers. L’arrêté relatif aux Haïtiens qui prenaient service à bord des corsaires était aussi irrégulier.
  16. Cette phrase voulait dire plutôt : « Cette reconnaissance produira les effets suivans ; » car ce qui la suit ne contient aucune forme, mais le droit qui écherrait aux enfans naturels reconnus, dans le partage égal des successions de leurs père et mère : il est question plus haut de la forme de la reconnaissance, par-devant l’officier public ou le juge de paix.
  17. Il faut remarquer que, suivant tout ce paragraphe, dans la pensée de Pétion l’enfant adultérin ne devrait avoir, dans la succession de sa mère ou du père qui l’aurait reconnu, que le quart de la portion afférente à un enfant légitime, et une part égale à celle d’un enfant naturel simple.
  18. Dans un exemplaire imprimé de cette loi, que nous avons, il y a : « La reconnaissance du père peut valider sans cet aveu. » Mais c’est une faute typographique, car il y aurait contradiction, et l’art. 5º explique cela.
  19. En France, la jurisprudence appelle enfans naturels, ceux qui sont conçus et nés hors mariage. Elle en distingue deux classes : les enfans naturels simples, qui peuvent être reconnus et légitimés par mariage successif, — et les enfans adultérins ou incestueux, qui ne peuvent être ni reconnus ni légitimés. En Haïti, il en est nécessairement de même, depuis la publication de son code civil dont les dispositions, relatives a ces enfans, ont été empruntées au code français. Mais, dans cet art. 15, le sénat dissimula l’état d’enfant adultérin par l’expression enfant naturel  ; car dans les autres articles, la loi dit enfant ne hors mariage. Et « ce quart des biens provenant du père qui l’aura reconnu, » ne doit s’entendre que selon la proposition de Pétion, dans le paragraphe relatif a l’enfant adultérin : c’est-à-dire, le quart de l’héritage revenant à un enfant légitime sur les biens de son père.
  20. Voyez tome 4 de cet ouvrage, page 388.
  21. Voyez tome 6 ibid, page 161.
  22. Voyez tome 7 ibid, pages 58 et 59.
  23. Jour de la révolte simultanée des deux classes de la race noire, dans le Nord et dans l’Ouest.
  24. À moins cependant que cette reconnaissance n’eût eu lieu au profit d’un enfant naturel, non adultérin, que le mari aurait eu précédemment d’une autre femme que son conjoint, c’est-à-dire avant son mariage : ce qui n’est pas dit dans la loi, mais ce que la jurisprudence des tribunaux eût pu consacrer peut-être, afin de corriger cette énormité d’une législation nécessairement transitoire, puisque la publication d’un code civil devait avoir lieu tôt ou tard.
  25. À la fin de 1812, Poisson Paris, chef de bataillon des grenadiers à pied de la garde, avait été promu colonel pour être le commandant de la place des Caves : durant la longue maladie de Wagnac, il en commanda l’arrondissement. Ce ne fut qu’a sa promotion, qu’Eveillard devint colonel du régiment de la garde ; et par erreur, j’ai dit qu’il l’était dans le siège du Port-au-Prince.
  26. M. Lepelletier de Saint-Rémy s’est trompe en disant : « L’Empire ne s’était que peu occupé de Saint-Domingue… De l’expédition du général Leclerc aux événemens de 1814, la colonie révoltée était restée dans l’oubli. » — Tome 2, p. 10. Au contraire, Napoléon s’occupa trop de cette ancienne possession de la France…, par rapport aux Haïtiens.
  27. Christophe fut informé de cette mission secrète qui lui fournit un texte de calomnies contre Pétion, qu’il accusa de vouloir livrer la République à la France. Il paraît qu’il en fut question sur le Journal des Débats, du 18 août 1814 ; car le général Prévost cita ce journal dans un écrit qu’il publia en 1815, à propos de cette mission.