Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.4

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 116-152).

chapitre iv.

Déportation d’André Rigaud. — Son sort en France. — Proclamation de Leclerc sur cette déportation. — Pensées de Pétion et de Lamour Dérance à cette occasion. — Arrêté de Leclerc sur le commerce français et étranger. — Correspondance entre les amiraux Villaret-Joyeuse et Duckworth. — Disposition de Toussaint Louverture à la soumission. — Il correspond avec Boudet. — Assassinat de Vollée. — Positions occupées par Toussaint Louverture et ses généraux. — Leclerc fait proposer à Christophe de se soumettre. — Correspondance à ce sujet. — Toussaint Louverture autorise Christophe à des entrevues avec les généraux français. — Soumission de Christophe et de ses troupes au Haut-du-Cap. — Correspondance entre Leclerc et Toussaint Louverture. — Ce dernier fait sa soumission au Cap. — Il porte Dessalines et Charles Bélair à se soumettre. — Réflexions à cette occasion.


Tandis que le général Boudet prenait au Port-au-Prince, dans les vues les plus sages, une mesure militaire pour produire un effet moral sur l’esprit de la population de couleur, — à Saint-Marc, le capitaine-général Leclerc prenait une mesure politique qui devait détruire cette impression favorable, et saper définitivement le crédit de la France dans son esprit. C’était, non son génie, mais le génie de la Liberté qui la lui inspirait : instrument aveugle, comme plusieurs de ses prédécesseurs, agens de son pays, il y obéissait à son insu.

Rigaud était retourné à Saint-Marc avec le capitaine-général. Dès son arrivée au Port-au-Prince, il avait écrit une lettre au général Laplume, par laquelle il réclamait de lui la restitution de sa maison, que Laplume occupait depuis son entrée aux Cayes, et des meubles qui la garnissaient. Il avait chargé un fondé de pouvoirs de poursuivre en même temps la réclamation de la main-levée du séquestre mis sur ses autres propriétés, par T. Louverture et son administration des domaines.

Or, selon les Mémoires de Boisrond Tonnerre, « Laplume n’avait jamais pu comprendre le mot de restitution.  » Maintenu par les Français dans son commandement supérieur du département du Sud, il voyait déjà avec dépit l’arrivée de Rigaud dans la colonie, et sa bonhomie le portait à croire que l’ancien général du Sud pourrait y être replacé : il le croyait d’autant plus, que noirs et mulâtres dans le Sud, aux Cayes surtout, avaient manifesté une vive joie du retour de Rigaud. Le commandement de la 13e demi-brigade donné à Pétion semblait, pour Laplume, un acheminement à cette mesure qui l’eût dépossédé de sa place. C’est la question vivace qui occasionne toujours les plaintes des hommes et leur animosité.

D’un autre côté, les colons des Cayes, qui avaient tant déblatéré contre Rigaud après sa fuite, en 1800, redoutaient sa vengeance s’il venait à être replacé dans le Sud. Entourant Laplume de leurs conseils intéressés, ils firent cause commune avec la sienne, et le portèrent à écrire à Leclerc, pour dénoncer Rigaud de violence envers un général noir, qui venait de donner à la France des preuves signalées de son dévouement par sa prompte soumission, et représenter le général mulâtre comme dangereux par l’influence qu’il exerçait sur les esprits[1]

Les colons du Port-au-Prince, qui avaient été témoins de l’enthousiasme excité dans la population indigène par l’arrivée de Rigaud en cette ville, se joignirent à ceux des Cayes. Enfin, le général Rochambeau paraît avoir contribué aussi, par ses conseils, à la mesure que prit Leclerc.

Pamphile de Lacroix, qui avance cette assertion en citant une ancienne lettre de Rochambeau au conseil exécutif provisoire de France, datée de Philadelphie le 26 novembre 1794, où il exprimait une opinion défavorable aux mulâtres, dit aussi : « En même temps, T. Louverture se plaignit amèrement de l’arrivée et de la présence, dans la colonie, d’un homme qu’il accusait d’avoir été injustement son antagoniste. Circonvenu de tous côtés, le général Leclerc prit un arrêté pour ordonner le rembarquement du général Rigaud. »

Nous admettons son assertion relative à Rochambeau, qui n’avait pas une meilleure opinion des noirs que des mulâtres : nous l’avons prouvé par sa lettre citée à la page 219 de notre 3e volume. Mais nous repoussons celle qui concerne T. Louverture, qui, en ce moment, était encore insoumis. À cet égard, les dates sont la meilleure preuve des faits. Or, la soumission de l’ex-gouverneur n’a eu lieu, comme on le verra bientôt, que dans les premiers jours de mai, et la déportation de Rigaud s’effectua dans les derniers jours de mars[2]. Mais il convenait à cet auteur d’arranger les choses ainsi.

Il est probable, au contraire, qu’aux considérations exposées à Leclerc par la tourbe des colons et Rochambeau, le désir qu’il avait de porter T. Louverture, Dessalines et les autres généraux qui résistaient, à se soumettre à son autorité, entra pour beaucoup dans sa résolution. Ce serait une excuse qu’on pourrait donner à la déportation de Rigaud, pour atténuer la faute politique commise par Leclerc, si d’ailleurs ses instructions secrètes n’avaient pas prescrit cette mesure, non-seulement par rapport à Rigaud, mais à l’égard de tous les autres officiers venus avec lui de France.

Quoi qu’il en soit, étant à Saint-Marc, Leclerc manda Rigaud, et lui dit, avec cette perfidie caractéristique de presque tous les actes de cette époque : « Général, je vais faire une tournée dans le Sud, vous viendrez avec moi. »

Plein de confiance et de joie, en pensant qu’il allait revoir son lieu natal, cette ville des Cayes, berceau de son enfance, ce département du Sud où il avait donné à la France tant de gages d’un dévouement inaltérable, Rigaud s’empressa d’expédier un de ses aides de camp au Cap pour en aviser sa femme, qu’il espérait y amener aussi avec ses enfans : car il devait croire que le but final de ce voyage était de l’employer dans le Sud.

Deux frégates se trouvaient sur la rade de Saint-Marc, la Guerrière et la Cornélie. Leclerc s’embarqua sur la première pour se rendre au Port-au-Prince. Rigaud passa sur l’autre, après avoir serré la main aux officiers du Sud qui se trouvaient à Saint-Marc, et qui l’accompagnèrent au rivage. Mais, à son grand étonnement, tandis que la Guerrière faisait voile pour le golfe de l’Ouest, la Cornélie mettait cap au Nord. Il demande au capitaine du navire l’explication de cette manœuvre, et celui-ci lui répond avec hauteur : « Vous êtes prisonnier : remettez-moi votre épée ! »

Cette vaillante épée qui avait repris Léogane et Tiburon sur les Anglais !… Indigné de cette insolence, Rigaud lance son épée à la mer, et un regard méprisant à cet officier.

Je reconnais mon sang à ce noble courroux.

Comment qualifier, en effet, cette parole de l’officier de marine, cet acte de Leclerc, empreint de tant de déloyauté ? Chef suprême de la colonie, devait-il descendre à une ruse aussi indigne de l’autorité ? Que n’appelât-il Rigaud pour lui dire avec sévérité : « Vous avez compromis le succès de l’expédition, par votre lettre au général Laplume. Mon devoir est de vous renvoyer en France. »

Lorsque l’autorité supérieure s’abaisse à employer la ruse de la faiblesse, elle se déconsidère aux yeux de tous, elle encourt leur mépris et même leur haine. Tels furent les sentimens qui se propagèrent, comme une étincelle électrique, dans le cœur de tous les hommes de bien, principalement dans celui de tous les mulâtres de Saint-Domingue. De ce jour, la puissance morale de la France s’évanouit à leurs yeux comme par enchantement. Il ne restait plus qu’à la faire évanouir aux yeux des noirs : la déportation de T. Louverture, non moins déloyale, vint bientôt après achever l’œuvre injuste commencée sur son ancien rival.

Arrivé dans la rade du Cap, Rigaud apprit là seulement le motif de sa déportation, par une lettre que lui écrivit le général Boyer. Il fut transbordé sur la flûte le Rhinocéros. On y envoya sa femme et ses enfans. Son fils aîné, Louis Rigaud, et deux aides de camp étaient avec lui, Dix autres officiers furent embarqués au Cap, sur le vaisseau le Jean-Bart, qui partit en même temps que le Rhinocéros : c’étaient F. Chevalier, M. Bienvenu, Birot, Geoffroi, Papilleau, E. Saubate, Brunache, J. B. Belley, Blanchet jeune, et Borno Déléard.

Si la lettre de Rigaud à Laplume était réellement la seule cause de sa déportation, cette faute, si c’en fut une, lui était personnelle : sa femme et ses enfans devaient seuls l’accompagner. Mais à quoi attribuer la déportation de ces officiers, sinon aux instructions secrètes du Premier Consul ?

Les effets de Rigaud, chargés sur une chaloupe, furent pillés par les matelots : ils chavirèrent ensuite cette barque pour avoir le prétexte de dire que ces effets s’étaient perdus dans la mer. Ainsi les effets de T. Louverture furent aussi pillés, après son arrestation. Quand l’autorité supérieure agissait avec déloyauté, il n’est pas étonnant que les agens secondaires se crussent autorisés à agir sans honte.

Des femmes indigènes du Cap, apprenant le dénuement de Rigaud et de sa famille, et celui des officiers embarqués là, s’empressèrent de leur porter de faibles secours en argent et en linge. Et ce n’est pas le seul trait de bonté que nous ayons à constater de leur part : bientôt, nous aurons à dire quelle sollicitude ces nobles cœurs montrèrent pour les Français atteints de la fièvre jaune.


Les deux navires de guerre arrivèrent à Brest le 2 prairial (22 mai). Rigaud s’empressa d’adresser une lettre au ministre de la marine, le jour même de son arrivée, pour lui exposer sa situation et celle des officiers venus avec lui. Il insista davantage sur celle de ses compagnons d’infortune, qui réclamait au moins la justice du gouvernement français ; et dans ce but, il demandait la faculté de venir à Paris. Mais, le 28 mai, le ministre lui répondit que le Premier Consul avait ordonné qu’il se rendrait à Poitiers avec sa famille et ses domestiques seulement ; qu’il jouirait de son traitement de réforme, et que le chef du gouvernement ne préjugeait rien sur les causes de son retour en France. L’ordre fut donné de le transférer à Poitiers, et on pourvut au sort des officiers. C’était adoucir celui de Rigaud.

À Poitiers, Rigaud était sous la surveillance du colonel Lacuée, de la 63e demi-brigade. Rendant compte au ministre de la marine de la conduite de Rigaud, Lacuée lui dit : « Il parle de Toussaint Louverture avec beaucoup de modération, vantant ses moyens naturels et l’extrême facilité de ses moyens physiques et intellectuels. Il paraît peu dissimulé ; il est néanmoins circonspect.  » Cette lettre est du 29 juin[3].

Telle fut la justice rendue aux qualités de T. Louverture par Rigaud, au moment où son ancien ennemi était prisonnier à bord du Héros, voguant vers les rives de la France, avant de s’être trouvé comme lui prisonnier au fort de Joux, pour lui donner personnellement des témoignages de sympathie dans leur commun malheur.

Nous ne pouvons que louer ici la mémoire de ce mulâtre, qui comprit ce que lui prescrivait le devoir moral envers son frère noir, après leur sanglante querelle allumée par une politique inintelligente.

Rendons justice aussi à la mémoire de Toussaint Louverture, à ce noir qui eut des torts envers Rigaud, envers ses frères mulâtres et noirs anciens libres, mais qui comprit, malheureusement trop tard pour sa gloire, qu’il devait s’abstenir de toute récrimination contre Rigaud et ses officiers venus avec l’expédition française. En effet, étant à la Petite-Rivière de l’Artibonite, il avait réfuté la proclamation de Leclerc, du 17 février, par une autre proclamation : on y remarque une louable abstention de toute aigreur contre Rigaud, Villatte, B, Léveillé, Pétion et leurs compagnons, en même temps qu’il se plaint du renvoi à Saint-Domingue de généraux blancs qui y avaient servi.

« Car enfin, y dit-il, comment se fier à un homme (Leclerc) qui emmenait avec lui une armée nombreuse… Quelle confiance les habitans de cette colonie pouvaient-ils et peuvent-ils encore avoir dans les chefs qui commandent cette armée ? Rochambeau, Kerverseau et Desfourneaux, n’ont-ils pas été dans le Nord, l’Ouest et le Sud, les tyrans les plus acharnés de la liberté des noirs et des hommes de couleur ? Aux îles du Vent, Rochambeau n’a-t-il pas été le destructeur des hommes de couleur et des noirs ? N’a-t-il pas prédit, il y a cinq ans (en 1796), qu’il fallait envoyer à Saint-Domingue des troupes pour désarmer les cultivateurs ?… »

Et dans son mémoire adressé au Premier Consul, on ne trouve pas un mot qui décèle la moindre animosité contre Rigaud ni contre les autres.

Le malheur, les persécutions politiques ont cet avantage, qu’ils produisent dans les hommes faits pour s’estimer, un retour aux nobles sentimens qu’ils devraient nourrir les uns pour les autres dans les temps de leur prospérité, alors que leur bonne entente pourrait contribuer à celle des peuples dont la destinée leur a été confiée par la Providence[4].

Rigaud passa quelque temps à Montpellier, où il fut transféré de Poitiers, avant d’avoir été arrêté et conduit par quatre gendarmes et un officier au fort de Joux, sur l’ordre donné au préfet Nogaret par le grand-juge Régnier. On apposa le scellé sur ses papiers ; et ce préfet, en rendant compte de cette opération, déclara qu’aucun de ces papiers n’avait rapport au délit dont il était prévenu, sans mentionner l’imputation qui lui avait été faite. Ce préfet s’honora en exposant au grand-juge la malheureuse situation de la famille de Rigaud, privée de tous moyens d’existence, en réclamant la sollicitude et l’humanité du gouvernement français pour lui accorder des secours[5].

Arrivé au Port-au-Prince, le capitaine-général Leclerc rendit une proclamation pour annoncer la déportation de Rigaud. Il y donna pour motif de cette mesure, que ce général voulait troubler l’ordre public en satisfaisant son ambition. Cet acte fut affiché, ainsi que la lettre écrite par Rigaud à son fondé de pouvoirs aux Cayes.

En relatant cette particularité, P. de Lacroix fait savoir que Pétion et les officiers de la 13e se trouvaient en visite chez lui, pendant qu’on affichait sur sa porte la proclamation de Leclerc ; qu’il leur annonça cette mesure, « qu’à l’instant, un voile sérieux éteignit sur leur physionomie l’air de confiance qui l’animait. Leurs yeux devinrent mornes, leurs bouches silencieuses. Ils prirent tous l’attitude froide du respect. » Après leur sortie de ses appartenons, il les observa à travers les jalousies qui ferment les fenêtres des maisons.

« Le chef de brigade Pétion, dit encore cet auteur, s’arrêta pour lire l’arrêté du général en chef. Il était en face de moi, entouré de ses officiers. Les gestes et les soupirs de quelques jeunes subalternes décelaient leur sombre douleur. Le chef de brigade Pétion lut l’arrêté sans que ses traits perdissent rien de leur impassibilité ; je l’entendis murmurer avec mépris : — Il valait bien la peine de le faire venir pour lui donner, ainsi qu’à nous, ce déboire[6], »

Cette impassibilité que montra Pétion en cette occasion, comme en tant d’autres, est le partage des hommes supérieurs par leur génie, fixes dans leurs opinions, capables de résolutions énergiques. À quoi bon eût-il montré les mêmes impressions que ses jeunes officiers ? Rigaud, chef des hommes de couleur, venait d’être sacrifié à la violente injustice du gouvernement consulaire, à sa politique : dans les révolutions des peuples, il faut qu’il y ait de semblables victimes, des martyrs voués d’avance à toutes les ignominies. Déceler sa sensibilité par l’altération de ses traits, n’est que de la faiblesse.

C’était la vengeance qu’il fallait concevoir en ce moment ; et la vengeance, pour être efficace, doit être calme et réfléchie ; il fallait surtout ennoblir ce sentiment. L’insurrection comme moyen, — l’indépendance de la colonie comme but à atteindre, voilà quelle était la seule vengeance digne de Pétion, de cet esprit méditatif qui ne sut toujours que remplir son devoir envers son pays, ses frères, la race noire tout entière.

Excusons ensuite le général Pamphile de Lacroix d’avoir signalé Pétion à Leclerc « comme l’officier de couleur qui devait le plus fixer son attention, parce qu’il avait autant de moyens que de courage, et qu’il avait surtout la réserve étudiée des grands ambitieux [7]. »

Excusons-le, à raison de ce qu’il en a dit après : « Quant à Pétion, il avait été trop longtemps sous mes ordres pour que je ne le connusse pas à fond ; je prédis alors ses destinées ; il les a remplies[8].  » Et cet auteur a écrit ses pages après la mort de Pétion, sachant, peut-être imparfaitement, ce qu’il a exécuté.

Oui, Pétion fut un grand ambitieux ! Mais, quelle ambition noble et désintéressée !… N’anticipons pas sur les événemens : nous verrons ce mulâtre dans son œuvre politique.

Si Pétion et ses officiers conçurent ce qu’il y avait d’inique dans la déportation de Rigaud, — un autre homme, moins éclairé qu’eux par son esprit, mais éclairé par son cœur, sentit aussi ce qu’il y avait de coupable dans l’arrêté de Leclerc, Lamour Dérance, ce noir toujours attaché à Rigaud et aux mulâtres, qui n’avait fait sa soumission aux Français qu’à cause de lui, se trouvait alors au Port-au-Prince : en entendant publier cet arrêté, il dit au colonel Borno Déléard, à qui il parlait dans le moment : « Mon fils, les blancs sont des scélérats. Je vais dans mes montagnes ; ils sauront ce qu’est Lamour Dérange[9]. »

Ainsi, hommes éclairés et ignorans, mulâtres et noirs se comprenaient, et savaient quel était le parti qu’il leur convenait de prendre. En politique, il faut de ces faut es pour donner naissance aux nations. Mais il fallait attendre encore l’instant propice à l’explosion : la fièvre jaune n’avait pas commencé ses terribles ravages.

C’est sans doute une spéculation inhumaine, cruelle, que de calculer ainsi sur la mort de ses semblables ; mais lorsque des hommes civilisés abusaient de leurs lumières et de leur force contre des êtres qu’ils n’estimaient pas leurs égaux, même devant Dieu, tandis qu’ils eussent pu s’en faire les loyaux, les glorieux protecteurs, que restait-il à ces infortunés ?…

Le 31 mars, le capitaine-général rendit un autre arrêté, sur les représentations des négocians français. Le voici :

Le général en chef ordonne :

Art. 1er. Tous les bâtiments français arrivant directement de France, et chargés de marchandises françaises ne seront assujétis, pour les droits d’importation et d’exportation, qu’à payer la moitié de ceux qui sont exigés pour les navires étrangers.

2. Tous les bâtiments qui apporteront des marchandises sèches, fabriquées ailleurs qu’en France, paieront pour droit d’importation, vingt pour cent.

Cet acte prescrivait une disposition toute naturelle et bien légitime : le commerce national devait être privilégié dans une colonie française. Mais cet arrêté remédiait aux ordonnances rendues par T. Louverture, les 12 et 31 décembre 1800, que nous avons cité es dans les pages 282 à 285 de notre 4e volume : il n’avait fait aucune distinction entre les navires et les marchandises qui arrivaient dans les ports de la colonie, parce qu’il favorisait le commerce des États-Unis, et celui des Anglais qui empruntaient leur pavillon. Leclerc ne pouvait pas maintenir un tel état de choses. Le droit d’importation avait été réduit, de 20 à 10 pour cent, par l’ordonnance du 31 décembre 1800 ; il se trouvait alors maintenu à 10 pour cent, pour les marchandises françaises, d’après l’arrêté de Leclerc, puisque celles de toutes les autres nations payaient 20 pour cent.

Ainsi, les Américains et les Anglais perdaient les avantages qu’ils avaient obtenus sous T. Louverture. Ils en prirent bonne note, comme on le verra plus tard.

Un motif non avoué existait dans l’arrêté du capitaine-général. En même temps qu’il entrait en campagne contre T. Louverture, en le mettant hors la loi, l’amiral Villaret-Joyeuse écrivit, le 15 février, à sir J. T. Duckworth, commandant de la station navale à la Jamaïque, pour lui faire connaître que Saint-Domingue était en état de blocus, qu’aucun navire étranger ne pourrait entrer dans les ports occupés par les rebelles, et qu’enfin il était possible qu’il se trouvât dans la nécessité de lui demander des approvisionnemens de bouche pour les troupes françaises qui allaient agir ou pour les équipages des navires de guerre. Pareilles dépêches furent adressées aux divers gouverneurs des Antilles.

Pour mieux déterminer l’amiral anglais, Villaret-Joyeuse lui disait : — « que l’armée française venait protéger les principes conservateurs sur lesquels reposait l’intérêt commun de toutes les puissances européennes dans leurs établissemens des Antilles[10]. »

C’était un langage digne du législateur de 1797, siégeant au conseil des Cinq-Cents. Mais lisons la réponse de l’amiral anglais :

Monsieur,

J’ai reçu la lettre que Votre Excellence m’a fait l’honneur de m’écrire, pour me communiquer l’arrivée au Cap des forces françaises qui sont sous son commandement, et je suis flatté de la confiance dont V. E. m’honore, en me faisant connaître l’état de ces forces et leur destination. Ces informations sont parfaitement conformes à celles que j’ai reçues des ministres de S M. et qui me transmettent en même temps les ordres du Roi, mon maître, pour traiter la nation française avec tous les égards possibles.

Mais, quant à ce qui concerne les secours en vivres que V. E. paraît craindre d’être dans le cas de réclamer, je vois avec un véritable regret que notre situation présente, causée par l’arrivée inattendue de très-grandes forces de mer et de terre, me met dans l’impossibilité de vous présenter même aucun espoir d’assistance. Nos propres ressources sont tellement bornées, que j’ai été obligé de détacher des frégates sur différens points pour chercher les moyens de nous mettre à l’abri d’une détresse entière, et j’ai dû, ainsi que V. E., chercher à tirer ces secours du continent américain en attendant qu’il puisse nous en arriver d’Europe.

C’est avec un sentiment pénible que j’ai appris la réception hostile faite à V. E., et cette violation directe de tous les devoirs des colonies envers leur métropole.


Je suis parfaitement d’accord avec vous sur les conséquences d’une pareille conduite, et je pense qu’elle intéresse véritablement toutes les puissances de l’Europe ; mais, avec des forces aussi considérables que celles sous les ordres de V. E., cette révolte ne peut être de longue durée, et les dévastations commises par les rebelles, en incendiant les récoltes, ne pourront produire qu’un mal temporaire.

J’ai l’honneur d’être, avec une haute considération, de V. E., le très-humble et très-obéissant serviteur,

John-Thomas Duckworth.

À bord du vaisseau de S. M. B. le Leviathan, le 19 février 1802.

Il y a quelque chose d’admirable dans la courtoisie réciproque des hommes civilisés : cette lettre en est un exemple. Mais l’amiral anglais paraît avoir été pénétré de la convenance de ce proverbe : Charité bien ordonnée commence par soi-même. Que devenaient alors les belles promesses faites par les Anglais ? « de mettre toutes les ressources de la Jamaïque, en vivres et munitions, à la disposition de l’armée française, moyennant, bien entendu, le paiement de ce qui serait fourni. » Nous les avons déjà citées, d’après M. Thiers.

La lettre de l’amiral anglais n’est-elle pas la reproduction de la réponse que fît Lord Effingham, gouverneur de cette île, à l’assemblée générale du Cap, lorsqu’elle lui demanda des secours contre les noirs insurgés en 1791 ? Elle est encore empreinte, dans son dernier paragraphe, d’une fine ironie qui rappelle aussi celle de Pitt, lorsqu’il dit, en apprenant l’incendie des sucreries de la belle plaine du Nord par ces noirs : « Il paraît que les Français prendront leur café au caramel.  »

L’arrêté de Leclerc, en mettant un droit de 20 pour cent sur l’importation des marchandises anglaises, comme sur les autres, qui n’en payaient que 10, se vengeait de l’indifférence, du manque de parole des Anglais. C’est là le motif non avoué que nous y voyons. Nous verrons comment ils se vengèrent à leur tour.

Heureusement pour les Français, — « Les Espagnols nous en fournirent (des secours) avec une générosité chevaleresque, » dit P. de Lacroix. Le gouverneur de la Havane envoya, en effet, 500 mille piastres et des habillemens de troupes.

Il paraît que les Américains agirent en cette circonstance comme leurs pères, les Anglais ; car le même auteur l’affirme et dit en outre : « Les réticences politiques de ces gouvernemens auraient dû, de suite, nous rendre attentifs ; mais nous sommes si confians qu’on y prit à peine garde. » Cela prouverait encore que les Français avaient peu de mémoire, pour avoir compté sur l’assistance de leurs adversaires naturels. Les États-Unis sont aussi jaloux de leurs intérêts que la Grande-Bretagne des siens[11].


Quand T. Louverture se fut retiré aux Cahos, après l’évacuation de la Crête-à-Pierrot, il s’était décidé à se soumettre à Leclerc, en gardant envers lui tout ce qui pouvait maintenir la dignité de son ancienne position de gouverneur général. Dans ce but, il répondit à la lettre du Premier Consul :

« J’assurai le Premier Consul, dit-il dans son mémoire, de ma soumission et de mon entier dévouement à ses ordres, en lui annonçant que s’il n’envoyait pas un autre officier général prendre le commandement, j’aiderais le général Leclerc à faire tout le mal possible par la résistance que je lui opposerais. »

Telle est, en substance, la lettre qu’il écrivit. Plusieurs auteurs lui en ont attribué une autre qui n’est nullement en rapport avec les circonstances qui se passaient alors. Il est évident qu’en tenant ce langage au Premier Consul, il pensait bien que Leclerc n’enverrait pas sa lettre sans l’avoir lue ; il voulait le porter de son côté à se prêter à un arrangement qui lui eût permis de déposer les armes sans déshonneur. Car, pouvait-il donner l’assurance de sa soumission et de son dévouement, sans être disposé à reconnaître l’autorité de Leclerc ?

Il s’agissait de trouver un intermédiaire pour lui faire parvenir cette lettre, son juste orgueil ne lui permettant pas de la lui envoyer directement. Il s’y prit avec son tact ordinaire. Sachant la conduite modérée qu’avait tenue le général Boudet depuis son arrivée, ce fut à lui qu’il s’adressa pour être cet intermédiaire. Il lui écrivit aussi une lettre qui accompagnait celle au Premier Consul. Aux Cahos se trouvaient le chef de brigade Sabès, aide de camp de Boudet, et l’officier de marine Gémont ; ces deux hommes qui avaient été envoyés en parlementaire au Port-au-Prince, furent traînés jusque-là, après avoir couru mille fois le risque d’être tués par des forcenés, malgré les ordres spéciaux de T. Louverture à leur égard : ils convenaient fort bien pour être les porteurs des deux dépêches.

T. Louverture les fit amener par devant lui à cet effet. Il se plaignit à eux de la nécessité où le capitaine-général l’avait mis de résister par les armes ; mais Sabès eut le courage de lui répondre que le tort était de son côté, pour avoir méconnu l’autorité de la France. À ces mots hardis, T. Louverture, étonné et dédaigneux, s’adressa à Gémont :

« Vous êtes un officier de marine, Monsieur ; eh bien ! si vous commandiez un vaisseau de l’État, et que, sans vous en donner avis, un autre officier vînt vous remplacer en sautant à l’abordage par le gaillard d’avant, avec un équipage double du vôtre, pourriez-vous être blâmé de chercher à vous défendre sur le gaillard d’arrière ? Telle est ma situation vis-à-vis de la France. »

Il était impossible de trouver une comparaison plus propre que celle-là à peindre sa situation, à expliquer sa conduite, à réfuter les observations de Sabès, à condamner la conduite de Leclerc. Cet argument est une des mille preuves de la vivacité des reparties de T. Louverture, de la justesse de son esprit, de son génie enfin ; car il n’est donné qu’aux hommes supérieurs d’en employer de semblables.

Ces officiers partirent avec les dépêches et des dragons pour les escorter et les protéger dans leur route : ils se rendirent auprès du général Boudet, au Port-au-Prince, où était aussi le général Leclerc.[12] C’est ce qui peut expliquer l’assertion de P. de Lacroix, qui prétend que ce fut à ce dernier que les deux officiers furent renvoyés : c’est une erreur de sa part. Toutefois, il donne une idée du contenu de la lettre adressée à Boudet, en disant :

« T. Louverture laissait entrevoir que si l’on s’y prenait bien, il était encore possible d’entrer avec lui en pour parler. »

C’est après avoir expédié ces deux dépêches au général Boudet, qu’apprenant que, dans sa marche par la Coupe-à-l’Inde, la division du général Hardy avait ravagé ses propriétés, enlevé ses animaux, « et surtout, dit-il, un cheval nommé Bel-Argent, dont je faisais le plus grand cas, » T. Louverture se mit à la poursuite de cette division, qui se rendait au Cap, et qu’il atteignit au Dondon. « L’affaire s’engagea et dura, avec le plus grand acharnement, depuis 11 heures du matin jusqu’à 6 heures du soir[13]. » Après ce combat, il se retira à la Marmelade.

On voit, dans ces faits, qu’il a fallu les excès commis par Hardy sur ses propriétés, pour décider T. Louverture à rompre les avances de négociations qu’il venait de faire au général Boudet.

C’est alors aussi que, soit pour en tirer vengeance, soit pour ôter aux Français tous moyens de connaître à fond les particularités de son administration financière et celles de sa vie politique, au moment où il allait se soumettre, soit, enfin, qu’il fût guidé par cet instinct sanguinaire qui souilla trop souvent son pouvoir, il fit fusiller l’administrateur Voilée, à qui il avait paru jusque-là toujours si attaché, avec des circonstances qui doivent le ranger parmi les plus affreux tyrans. Il déclara à cet infortuné, qui l’avait servi avec fidélité, qui avait mis de l’ordre dans ses finances, qu’il était urgent qu’il mourût ; et comme Voilée se récriait avec douleur contre cette horrible sentence de mort, non méritée, puisque, loin de chercher à s’évader pour aller joindre ses compatriotes, il était resté auprès de lui, T. Louverture eut l’air de s’apitoyer sur cette cruelle nécessité, en promettant à sa victime innocente de lui faire rendre tous les honneurs militaires et funèbres compatibles dans la circonstance.[14] Voilée subit son malheureux sort ! Ce fut le dernier crime politique de T. Louverture, mais, sans contredit, le plus odieux, le plus infâme.


Leclerc s’était empressé de retourner au Cap, pour être plus à portée de suivre les négociations de la soumission de l’ex-gouverneur. On était dans les premiers jours d’avril.

À la Marmelade, T. Louverture reçut la réponse du général Boudet, qui la lui fît parvenir par son neveu Chancy, jeune homme de couleur, qui avait été arrêté dans les montagnes du Petit-Goave, lorsqu’il portait au colonel Dommage la lettre écrite de Saint-Marc par son oncle. Depuis lors, Chancy était resté prisonnier au Port-au-Prince. Le retour de Sabès et de Gémont permettait de le renvoyer auprès de l’ex-gouverneur, et, sans doute aussi, dans l’espoir de le décider à se soumettre[15]. Ce procédé du général Boudet lui occasionna de la satisfaction.

« Sur le rapport de mon neveu, et après la lecture de la lettre du général Boudet, je crus reconnaître en lui un caractère d’honnêteté et de franchise, digne d’un officier français fait pour commander. Je m’adressai, en conséquence, à lui avec confiance pour le prier d’engager le général Leclerc à entrer avec moi dans des moyens de conciliation[16]. »

Chancy fut renvoyé auprès de lui, porteur d’une seconde lettre de T. Louverture. Il fut retenu de nouveau au Port-au-Prince, probablement comme un otage de la soumission de son oncle. Une ordonnance fut expédiée avec la réplique de Boudet, qui lui disait que Leclerc était prêt à entrer en arrangement avec lui, et qu’il pouvait compter sur les bonnes intentions du gouvernement français à son égard.

Dans l’intervalle, rendu au Cap, Leclerc employait d’autres intermédiaires pour entraîner Christophe à la défection, et annihiler les ressources de T. Louverture. Christophe occupait le Grand-Boucan, et couvrait le quartier-général de la Marmelade de ce côté-là.

À Saint-Michel était le général Vernet qui, placé d’abord à Ennery, avait cédé ce poste au général Charles Bélair, que l’ex-gouverneur y fit venir des Cahos, en envoyant à sa place le colonel Montauban, La mésintelligence avait éclaté entre Charles Bélair et Dessalines, qui occupait la position de Marchand, située au pied de la chaîne des Cahos ; ou plutôt, la jalousie que Dessalines nourrissait depuis assez longtemps contre ce jeune général, l’ayant porté à le dénoncer à T. Louverture, comme entretenant des intelligences avec les Français, en menaçant même de se porter dans son camp et de le faire fusiller, l’ex-gouverneur avait dû le rapprocher de son quartier-général. Charles Bélair avait de l’instruction et des manières polies : jeune officier favori de T. Louverture, il avait toute la fatuité de son âge et d’une telle faveur ; depuis la fin de Moïse, on pensait que T. Louverture le destinait au gouvernement, après sa mort[17]. C’étaient là les causes de la jalousie de Dessalines contre lui : on verra comment il le fit mourir.

Dans les montagnes du Dondon se tenait Petit-Noël ; dans celles du Limbe, Macaya ; dans celles de Plaisance, Sylla et Comices ; et Sans-Souci occupait la Montagne-Noire. Tous ces hommes étaient des chefs de partisans, qui exerçaient une grande influence sur les cultivateurs.

Ainsi, T. Louverture, placé à la Marmelade, était au centre des opérations qu’il eût pu ordonner, s’il y avait lieu de continuer la guerre.

Dans une pareille situation, obtenir la défection de Christophe, c’était une mesure décisive pour entraîner la soumission de T. Louverture. Leclerc ne négligea rien pour réussir dans ce plan ; car il était temps qu’il arrivât à ce résultat : déjà, au dire de P. de Lacroix, l’armée française avait perdu 5000 hommes, et il était à craindre que la guerre fût interminable, si T. Louverture voulait la continuer. Mais, d’un autre côté, l’arrivée récente de troupes fraîches au Cap par les escadres de Brest, du Havre et de Flessingue, avait permis quelques attaques contre les points occupés par les forces de Christophe, et elles avaient eu du succès.

Ces succès agirent sur l’esprit de Christophe, en même temps que des propositions lui furent faites. Ce général, qui aimait le luxe et toutes ses douceurs, était fatigué de cette lutte, dans laquelle il ne trouvait pas ses anciennes jouissances. Il savait que Maurepas, Clervaux et Laplume avaient été conservés dans leurs commandemens, que Paul Louverture lui-même n’avait pas été maltraité ; leurs troupes, réunies aux troupes françaises, étaient jusque-là bien entretenues. Toutes ces considérations étaient faites pour ébranler sa foi dans la résistance de l’ex-gouverneur ; et ses soldats eux-mêmes, sachant ces choses, désertaient leurs drapeaux.

Dans cette situation, il reçut une lettre, datée de la Petite-Anse le 16 avril, qui lui fut adressée par son ami Vilton, homme de couleur, qui y commandait. Vilton avait fait sa soumission dès les premiers momens de l’arrivée de l’expédition, et avait été conservé dans sa place. Il rappelait à Christophe les anciens sentimens qu’il lui avait toujours manifestés en faveur de la France, et lui donnait l’assurance d’être bien traité par Leclerc, ainsi que ses officiers et ses soldats ; il lui disait que le capitaine-général avait déclaré qu’il ne l’aurait pas mis hors la loi, s’il avait pu l’apprécier, mais que cet acte serait annulé dès qu’il voudrait se soumettre. « Voilà, mon cher compère, ce que ma tendre amitié pour vous et votre famille m’engage à vous écrire. Je jouirai de votre bonheur, si je puis contribuer à le faire. Il ne dépend que de vous de me donner cette satisfaction, en suivant les avis de votre ancien ami. Répondez-moi, et faites-moi savoir vos intentions, pour les faire réussir de la manière qui vous paraîtra le plus convenable. »

Ce passage suffit pour prouver que les ouvertures de propositions, pour la soumission de Christophe, furent faites du camp français, et non par lui, comme l’avancent P. de Lacroix et M. Madiou ; et il n’est nullement à présumer que Vilton fut contraint de signer cette lettre, comme le dit ce dernier auteur. Étant soumis lui-même aux Français, rien n’était plus naturel qu’il désirât la soumission de son ami.

Trois jours après, le 19 avril, ne voyant arriver aucune réponse de sa part, Leclerc sentit la nécessité d’inspirer de la confiance à Christophe ; il lui adressa la courte lettre qui suit :

« Le général en chef au général Christophe.

Vous pouvez ajouter foi, citoyen général, à tout ce que le citoyen Vilton vous a écrit de la part du général Hardy. Je tiendrai les promesses qui vous ont été faites ; mais, si vous avez intention de vous soumettre à la République, songez qu’un grand service, que vous pouvez lui rendre, serait de nous fournir les moyens de nous assurer de la personne du général Toussaint.

Leclerc. »

Il ne pouvait terminer cette lettre d’une manière plus honteuse. On conçoit que Leclerc ait voulu obtenir la défection de Christophe, pour annuler T. Louverture et le contraindre à la soumission ; mais on s’indigne contre cette proposition de livrer son chef à ses ennemis. Le général Leclerc eût-il été capable d’une action aussi basse ? Non, sans doute ; mais alors, pourquoi supposait-il Christophe susceptible d’un tel déshonneur ?

Le 20 avril, ce dernier répondit à la lettre de Vilton : il expliquait sa conduite depuis l’arrivée de l’expédition, fondée sur les craintes qu’il avait qu’elle ne fût venue que pour rétablir l’esclavage des noirs. « Sentinelle placée par mes concitoyens au poste où je dois veiller à la sûreté de leur liberté, plus chère pour eux que leur existence, j’ai dû les réveiller à l’approche du coup qui allait l’anéantir. » Sa lettre se terminait en demandant des garanties à ce sujet : « Il n’est point de sacrifices que je ne fasse pour la paix et pour le bonheur de mes concitoyens, si j’obtiens la conviction qu’ils seront tous libres et heureux.  »

On voit, par cette lettre, que Christophe séparait déjà la cause de T. Louverture personnellement de celle de la population noire : il se considère comme une sentinelle, non placée par l’ex-gouverneur, mais par cette population aux intérêts de laquelle il doit veiller. Il a dès-lors, et probablement depuis longtemps, la conviction que T. Louverture est un homme usé, qu’il n’est plus le drapeau de ses frères.

Le même jour, 20 avril, Vilton adressa une nouvelle lettre à Christophe, en lui renouvelant l’assurance qu’il serait bien accueilli, bien traité par Leclerc ; il lui disait qu’il avait communiqué sa réponse à ce dernier et au général Hardy. Hardy lui écrivit aussi ce jour-là, et lui dit : « qu’après avoir combattu pendant douze ans pour la liberté, les Français ne seraient pas assez vils, à leurs propres yeux, pour ternir leur gloire en rétablissant l’esclavage.  » Il finissait sa lettre en proposant un rendez-vous à Christophe sur l’habitation Vaudreuil, près du Haut-du-Cap.

Christophe envoya ces lettres en communication à T. Louverture qui l’autorisa à avoir cette entrevue, en lui recommandant d’être très-circonspect [18]. Le colonel Barada, qui était auprès de Christophe, le voyant disposé à traiter de sa soumission, séparément de celle de l’ex-gouverneur, et voulant sans doute ménager à celui-ci des conditions honorables, lui avait fait tout savoir en l’engageant à mander son général près de lui[19]. Mais T. Louverture lui-même désirait en finir : ce fut le motif de son autorisation pour l’entrevue.

Le 22 avril, Christophe répondit à Hardy, qu’il ne pouvait consentir à s’y rendre, parce que le général Leclerc excitait sa défiance, par la proposition qu’il lui avait faite de livrer T. Louverture : ce qui, du reste, eût été une lâche perfidie de sa part, s’il pouvait s’y résoudre. Il proposa au contraire à Hardy de se rendre sur l’habitation Montalibon, située au centre des positions occupées par ses troupes et les troupes françaises.

Le même jour, il répondit à la lettre de Leclerc, du 19 :

J’ai reçu votre lettre du 29 du mois expiré (germinal). Désirant ajouter foi à ce que m’a écrit le citoyen Villon, je n’attends que la preuve qui doit me convaincre du maintien de la liberté et de l’égalité, en faveur de la population de cette colonie. Les lois qui consacrent ces principes, et que la mère-patrie a sans doute rendues, porteraient dans mon cœur cette conviction, et je vous proteste qu’en obtenant cette preuve désirée, je m’y soumettrai immédiatement.

Vous me proposez, citoyen général, de vous fournir les moyens de vous assurer de la personne du général Toussaint Louverture. Ce serait de ma part une perfidie, une trahison, et cette proposition, dégradante pour moi, est à mes yeux une marque de l’invincible répugnance que vous éprouvez à me croire susceptible des moindres sentimens de délicatesse et d’honneur. Il est mon chef et mon ami. L’amitié, citoyen général, est-elle compatible avec une aussi monstrueuse lâcheté ?

Les lois dont je viens de vous parler nous ont été promises par la mère-patrie, par la proclamation que ses Consuls nous ont adressée, en nous faisant l’envoi de la constitution de l’an 8. Remplissez, citoyen général, remplissez cette promesse maternelle, en ouvrant à nos yeux le code qui les renferme, et vous verrez accourir près de cette mère bienfaisante tous ses enfans, et avec eux le général Toussaint Louverture qui, alors éclairé comme eux, reviendra de l’erreur où il peut être. Ce ne sera qu’alors que cette erreur aura été ainsi détruite, qu’il pourra, s’il persiste, malgré l’évidence, être considéré comme criminel et encourir justement l’anathème que vous lancez contre lui, et dont vous me proposez l’exécution.

Considérez, citoyen général, les heureux effets qui résulteront de la plus simple exposition de ces lois aux yeux d’un peuple jadis écrasé sous le poids des fers, déchiré par le fouet d’un barbare esclavage, excusable sans doute d’appréhender les horreurs d’un pareil sort ; d’un peuple enfin qui, après avoir goûté les douceurs de la liberté et de l’égalité, n’ambitionne d’être heureux que par elles, et par l’assurance de n’avoir plus à redouter les chaînes qu’il a brisées. L’exhibition de ces lois à ses yeux arrêtera l’effusion du sang français versé par des Français, rendra à la République des enfans qui peuvent la servir encore, et fera succéder aux horreurs de la guerre civile la tranquillité, la paix et la prospérité au sein de cette malheureuse colonie. Ce but est digne sans doute de la grandeur de la mère-patrie ; et l’atteindre, citoyen général, ce serait vous couvrir de gloire et mériter les bénédictions d’un peuple qui se complairait à oublier les maux que lui a déjà fait éprouver le retard de leur promulgation.

Songez que ce serait perpétuer ces maux jusqu’à la destruction entière de ce peuple, que de lui refuser la participation de ces lois nécessaires au salut de ces contrées. Au nom de mon pays, au nom de la mère-patrie, je les réclame, ces lois salutaires, et Saint-Domingue est sauvé.

J’ai l’honneur de vous saluer,

Christophe[20].

Cette lettre pleine de raison, d’honorables sentimens et de dignité, occasionna une réponse de Leclerc, du 24 avril, où il disait à Christophe « de ne pas douter des vues bienveillantes du gouvernement français à l’égard des habitans de Saint-Domingue ; que ce gouvernement travaillait, en ce moment, à un code qui assurerait pour toujours la liberté aux noirs. Il l’exhorta à se fier à sa parole, s’il ne voulait pas être considéré comme l’ennemi du nom français, et à se rendre à une entrevue qu’il lui offrait au Haut-du-Cap. Il lui donnait sa parole d’honneur, que s’ils ne parvenaient pas à s’entendre a définitivement, il aurait la liberté d’aller se mettre de nouveau à la tête de ses troupes ; il terminait sa lettre en lui disant, que le refus qu’il lui avait fait de lui livrer Toussaint Louverture, ajoutait encore à la haute idée qu’il s’était formée de son caractère[21]. »

Avant de souscrire à l’entrevue proposée par Leclerc, Christophe envoya à T. Louverture copie de sa propre lettre et de celle du général français, en lui demandant l’autorisation de se rendre au Haut-du-Cap. L’ex-gouverneur la lui accorda ; il y fut le 26 avril. Dans cette entrevue, il fit sa soumission, et Leclerc rendit un arrêté qui rapporta sa mise hors la loi. Christophe obtint alors de Leclerc qu’il écrivît à T. Louverture. Sa lettre disait à ce dernier « que ce serait pour lui une belle journée, s’il pouvait l’engager à se concerter avec lui et à se soumettre aux ordres de la République. » Christophe l’apporta au quartier-général où T. Louverture le blâma de s’être soumis sans ordre de sa part[22] ; et il le renvoya à son poste.

Il fit réponse à la lettre de Leclerc, en lui témoignant le mécontentement qu’il éprouvait de la soumission de Christophe, et lui disant en outre : « qu’il avait toujours été soumis (lui-même) au gouvernement français, puisqu’il avait constamment porté les armes pour lui ; que si, dès le principe, on s’était comporté avec lui comme on devait le faire, il n’y eût pas eu un seul coup de fusil de tiré ; que la paix n’eût pas même été troublée dans l’île, et que l’intention du gouvernement eût été remplie. »

Telle est la version que nous trouvons dans le mémoire adressé au Premier Consul ; mais une lettre de Leclerc au ministre de la marine, en date du 18 floréal (8 mai), lui dit : « La soumission de Christophe acheva de consterner Toussaint… Il m’écrivit que des circonstances très-malheureuses avaient déjà causé bien des maux ; mais que, quelle que fût la force de l’armée française, il serait toujours assez fort et assez puissant pour brûler, ravager et vendre chèrement une vie qui avait été quel-fois utile à la mère-patrie. »

En retournant à son poste, Christophe, qui avait encouru le blâme de T. Louverture, fit arrêter le colonel Barada dont il avait su les rapports à l’ex-gouverneur, et s’empressa de réunir sa troupe pour la conduire au Haut-du-Cap. En cet instant, arriva auprès de lui l’aide de camp César, que T. Louverture envoya lui dire de se rendre à la Marmelade : il s’était sans doute ravisé. Mais Christophe se garda d’obéir ; il chargea César de dire à l’ex-gouverneur : « qu’il était las de vivre comme un misérable, et qu’il se rendait au Haut-du-Cap. » Il partit immédiatement avec les débris des 1re, 2me, 3me et 5me demi-brigades, s’élevant à environ 1200 hommes, et des pièces d’artillerie, après avoir congédié les cultivateurs armés qui étaient dans son camp.

T. Louverture se trouvait ainsi presque sans défense de ce côté-là : les Français firent occuper le Morne-Boispin, à 3 lieues de la Marmelade, par la 10e coloniale venue de Santo-Domingo avec Paul Louverture. La proximité de cette position facilitait une sorte d’embauchage parmi les troupes qui étaient avec T. Louverture.

Avisé par son aide de camp César, que Christophe s’était rendu avec ses troupes, il écrivit une seconde lettre à Leclerc qu’il lui fît porter par l’adjudant-général Fontaine : elle avait pour but de demander au capitaine-général une entrevue à l’habitation D’Héricourt. Leclerc accueillit Fontaine avec beaucoup de bienveillance, mais il refusa l’entrevue. Ce que voyant, T. Louverture lui écrivit une troisième lettre qu’il envoya par Marc Coupé et son secrétaire Nathan, pour lui donner l’assurance qu’il était prêt à lui rendre le commandement.

Le 3 mai, le capitaine-général répondit à T. Louverture :

Au nom du gouvernement français.

Je vois avec plaisir, citoyen général, Je parti que vous prenez de vous soumettre aux armes de la République. Ceux qui ont cherché à vous tromper sur les véritables intentions du gouvernement français sont bien coupables. Aujourd’hui, il ne faut plus nous occuper à rechercher les maux passés : je ne dois plus m’occuper que des moyens de rendre, le plus promptement possible, la colonie à son ancienne splendeur. Vous, les généraux et les troupes sous vos ordres, ainsi que les habitans de cette colonie qui sont avec vous, ne craignez point que je recherche personne sur sa conduite passée : je jette le voile de l’oubli sur tout ce qui a eu lieu à Saint-Domingue avant mon arrivée. J’imite en cela l’exemple que le Premier Consul a donné à la France, après le 18 brumaire.

Tous ceux qui sont ici ont une nouvelle carrière à parcourir, et à l’avenir je ne connaîtrai plus que de bons ou de mauvais citoyens. Vos généraux et vos troupes seront employés et traités comme le reste de mon armée. Quant à vous, vous désirez du repos ? Le repos vous est dû : quand on a supporté pendant plusieurs années le gouvernement de Saint-Domingue, je conçois qu’on en ait besoin. Je vous laisse le maître de vous retirer sur celle de vos habitations qui vous conviendra le mieux. Je compte assez sur l’attachement que vous portez à la colonie de Saint-Domingue, pour croire que vous emploierez les momens de loisir que vous aurez dans votre retraite, à me communiquer vos vues sur les moyens propres à faire refleurir dans ce pays l’agriculture et le commerce.

Aussitôt que l’état de situation des troupes aux ordres du général Dessalines me sera parvenue, je ferai connaître mes intentions sur la position qu’elles doivent occuper.

Vous trouverez à la suite de cette lettre, l’arrêté que j’ai pris pour détruire les dispositions de celui du 28 pluviôse (17 février) qui vous était personnel.

Leclerc.
Arrêté du 11 floréal an X (1er mai).

Le général en chef ordonne :

Les dispositions de l’article 1er de l’arrêté du 28 pluviôse dernier, qui mettent le général Toussaint Louverture hors la loi, sont rapportées. En conséquence, il est ordonné à tous les citoyens et militaires de regarder comme nul et non avenu cet article.

Leclerc.

Cette lettre du capitaine-général ayant satisfait l’honneur et la dignité de T. Louverture, l’arrêté lui faisant recouvrer sa qualité de citoyen et de général, il n’avait plus de motifs de retarder une démarche pour prouver à Leclerc que sa soumission était sincère, ou du moins pour paraître soumis ; car, en lui-même, il nourrissait probablement l’espoir de reprendre un jour les armes, si les circonstances le favorisaient. En cela il pensait du reste comme pensait Leclerc à son égard : sa déportation était résolue ; il n’était pas possible que le gouvernement consulaire voulût qu’il continuât de résider à Saint-Domingue. Il en était de même des généraux et autres officiers supérieurs qui avaient combattu avec lui, même de ceux qui s’étaient soumis les premiers. Les précédentes publications que nous avons faites à ce sujet établissent clairement ces dispositions.

Le 6 mai, T. Louverture partit donc de la Marmelade et se rendit aux avant-postes où était le général Fressinet, jadis employé dans la colonie sous le gouvernement de Laveaux : ils s’étaient connus et avaient même été liés, d’amitié. Il en fut accueilli avec joie[23]. T. Louverture était accompagné du colonel Gabart, de Morisset, avec un escadron des dragons de la garde d’honneur, de Fontaine, M. Coupé, César et autres aides de camp, de Placide, et d’Isaac qui avait enfin rejoint son père. Ce dernier passa quelques heures et déjeuna avec le général Fressinet. Là, il apprit des officiers de la 10e coloniale les circonstances de la soumission de Paul Louverture : il reçut de ces officiers et de leurs soldats des témoignages, de respect et de sympathie.

Il en fut de même au Haut-du-Cap, où il rencontra le général Clervaux et la 6e coloniale, et des habitans du Cap, où il entra dans l’après-midi.

Arrivé à la maison qu’occupait le capitaine-général, il fut reçu avec distinction par les généraux Debelle et Hardy. Leclerc dînait et se trouvait à bord du vaisseau du contre-amiral Magon. Ces généraux donnèrent l’ordre de faire tirer une salve d’artillerie par les forts, que répétèrent les vaisseaux dans la rade, pour célébrer l’entrée et la soumission de celui qui fut le chef de la colonie durant cinq années : ces honneurs lui étaient dus, car il avait rendu d’immenses services à la France et à la politique machiavélique de ses gouvernemens.

Avisé de son arrivée, le capitaine-général revint chez lui, alors que l’ex-gouverneur y avait déjà pris un léger repas. Il l’embrassa, en lui témoignant toute sa joie de l’issue de la lutte qui durait depuis trois mois. Le faisant passer dans une pièce particulière, ils eurent une conférence entre eux seuls, dans laquelle ils expliquèrent leur conduite mutuelle, avant d’admettre dans cette pièce la foule des généraux, des autres officiers et des citoyens accourus pour voir le Premier des Noirs.

« Je fis au général Leclerc ma soumission, dit T. Louverture, conformément à l’intention du Premier Consul ; je lui parlai ensuite avec toute la franchise et la cordialité d’un militaire qui aime et estime son camarade. Il me promit l’oubli du passé et la protection du gouvernement français. Il convint avec moi que nous avions tous deux nos torts. — Vous pouvez, général, me dit-il, vous retirer chez vous en toute sûreté. Mais, dites-moi si le général Dessalines obéira à mes ordres, et si je peux compter sur lui. » — Je lui répondis que oui, que le général Dessalines peut avoir des défauts comme tout homme, mais qu’il connaît la subordination militaire. Je lui observai cependant que pour le bien public et pour rétablir les cultivateurs dans leurs travaux, comme à « son arrivée dans l’île, il était nécessaire que le général Dessalines fût rappelé à son commandement à Saint-Marc, et le général Charles Bélair à l’Arcahaie : ce qu’il me promit[24]. »


T. Louverture prit congé de Leclerc et quitta le Cap à onze heures de la nuit : il fut se coucher sur l’habitation D’Héricourt, dans la Plaine-du-Nord, en compagnie du général Fressinet, et le lendemain il retourna à la Marmelade. Le 8 mai, il reçut l’ordre de Leclerc d’envoyer au Cap sa garde à pied et à cheval.

Une scène attendrissante eut lieu à cette occasion : passant cette garde en revue pour la dernière fois, il exprima en termes touchans aux officiers et aux soldats qui avaient si bien défendu sa cause, la reconnaissance dont il était pénétré pour leur dévouement ; et en leur rappelant qu’ils avaient toujours eu une discipline exemplaire, un respect parfait pour son gouvernement, il leur recommanda d’avoir la même conduite à l’égard de l’autorité nouvelle à laquelle ils allaient obéir désormais. Magny, au cœur si noble, Morisset et Monpoint, d’un attachement si constant, versèrent des larmes comme tous leurs officiers inférieurs et leurs soldats. Cette expression de leurs regrets émut profondément T. Louverture.

Cette scène militaire n’est-elle pas comparable à celle dont le château de Fontainebleau fut le théâtre douze années plus tard ? Entre les deux Héros qui figurèrent dans l’une et l’autre, quelle différence y eut-il quant à la circonstance que nous relatons ? Que de rapprochemens d’ailleurs n’a-t-il pas existé entre ces deux destinées supérieures, relativement aux lieux qu’elles remplirent de leur renommée, qu’elles gouvernèrent, et encore par certains actes d’administration, par l’adversité de leur fortune !…

Le capitaine-général avait envoyé en même temps à T. Louverture, un ordre pour le général Dessalines. Il s’agissait de le lui faire agréer, de le porter à y obéir, pour réunir ses troupes et les conduire à Saint-Marc. Ce général ne s’était pas prononcé, et Leclerc avait douté, d’après la relation que nous avons citée plus haut, de sa volonté à se soumettre. T. Louverture ayant traité à cet égard pour lui, pour les généraux Charles Bélair et Vernet, ayant d’ailleurs répondu spécialement de la soumission de Dessalines, c’était à lui que revenait cette mission envers ce caractère farouche. Après avoir pris lecture de l’ordre dont s’agit, il le lui envoya en rengageant à s’y conformer. Mais, sachant à quel homme il avait affaire, il jugea convenable de l’inviter à venir à sa rencontre à mi-chemin de la Marmelade. « Je le persuadai de se soumettre, ainsi que moi, dit-il ; je lui dis que l’intérêt public exigeait que je fisse de grands sacrifices, que je voulais les faire bien : mais que pour lui, il conserverait son commandement. J’en dis autant au général Charles, ainsi qu’à tous les officiers qui étaient avec eux ; et je vins à bout de les persuader, malgré toute la répugnance, les regrets qu’ils me témoignèrent de me quitter et de se séparer de moi. Ils versèrent même des larmes. Après cette entrevue, chacun se rendit à sa demeure respective. — L’adjudant-général Perrin, que le général Leclerc avait envoyé à Dessalines pour lui porter ses ordres (en second lieu sans doute) le trouva très-bien disposé à les remplir, puisque je l’y avais engagé précédemment par mon entrevue. »

Tel est le narré simple, naturel, que nous trouvons dans le mémoire de T. Louverture adressé au Premier Consul. Nous avons préféré le suivre plutôt que toutes autres relations, quant à ce qui concerne la soumission de H. Christophe, celle de Dessalines et la sienne propre, sauf quelques circonstances accessoires qui nous ont paru avérées, d’après les actes et les documens.

Ainsi, nous trouvons erronée l’assertion de Pamphile de Lacroix disant : « La soumission de Christophe entraîna celle de Dessalines, qui, à son tour, amena celle de Toussaint Louverture[25]. »

Nous croyons également inexacte la relation donnée par Boisrond Tonnerre, de la soumission personnelle de Dessalines[26]. Cet auteur national, secrétaire de Dessalines, est trop suspect de partialité pour son chef, pour qu’on doive donner créance à toutes ses assertions. Il a évidemment rabaissé le caractère de T. Louverture dans toute cette lutte de trois mois, afin de mieux faire ressortir le mérite de Dessalines ; et en cela, il a eu d’autant plus tort, que son héros, lieutenant principal de l’ex-gouverneur, n’avait pas besoin qu’on fût injuste envers un chef qu’il n’osait pas regarder en face, pour briller dans le rôle militaire qu’il a rempli dans ces circonstances. Si Dessalines s’est conduit avec courage, bravoure et intrépidité ; s’il a fait preuve d’une activité peu commune pour se multiplier et faire face aux événement, — T. Louverture n’a pas moins montré une activité prodigieuse, une grande résolution, une rare énergie, et sa sagacité habituelle pour combiner les moyens de résister plus longtemps.

On peut dire aussi qu’il est tombé de sa position suprême avec honneur et dignité, tant sous le rapport militaire que sous le rapport politique : il se le devait à lui-même et à la race noire. Sans doute, on doit regretter pour sa propre gloire, qu’il ait ordonné le massacré de tant de blancs dans divers lieux indiqués, qu’il ait immolé Vollée, son ami, avec non moins d’injustice. Mais quand on considère, d’un autre côté, la boucherie également injuste et odieuse commise par Rochambeau sur les soldats et officiers du Fort-Liberté, celle de Hardy sur les soldats et officiers de la Rivière-Salée, et les massacres des noirs relatés par Pamphile de Lacroix lui-même, l’esprit de tout narrateur de cette époque désastreuse resterait en suspens, pour décider entre les auteurs de toutes ces atrocités, si son cœur ne l’avertissait qu’il doit les condamner, les flétrir de part et d’autre.


La carrière politique et militaire de T. Louverture fut terminée, par sa soumission au capitaine-général envoyé par la France pour gouverner Saint-Domingue. Il se retira sur l’une des quatre propriétés qu’il possédait dans la commune d’Ennery, pour y vivre en citoyen, livré à ses travaux champêtres. Mais là a commencé son rôle de martyr, pour aller finir ses jours dans un cachot, situé sur une haute montagne d’un pays éloigné du sien. Notre tâche alors sera d’examiner si, frappé par la main des hommes, il n’a pas été l’une de ces grandes victimes réservées par la Providence, pour sceller par leur mort la liberté d’un peuple, pour manifester surtout sa justice divine.

  1. À cette époque, Leclerc excepta du blocus le port des Cayes, sur la mande de Laplume, et pour lui donner un nouveau témoignage de considération.
  2. B. Tonnerre dit aussi que Rigaud fut déporté après la soumission de T. Louverture. On pourrait s’étonner d’une telle erreur dans ses Mémoires écrits peu de temps après tous ces événement, si cet auteur national n’avait pas été encore plus inexact sur une foule de faits relatés par lui.
  3. Nous avons puisé tous ces renseignemens, relatifs à Rigaud, dans un carton du ministère de la marine, qu’il nous a été permis de consulter.
  4. Dans ses Mémoires, Isaac Louverture raconte qu’un officier supérieur, ayant appris à Toussaint Louverture, de la part de Leclerc, que Rigaud avait été embarqué, reçut cette réponse qui honore sa mémoire : « C’était contre moi qu’on avait amené ici ce général, ce n’est pas pour moi qu’on l’a embarque : je plains son sort.  » Cette réponse est d’autant plus digne, que dans sa proclamation et dans son Mémoire, il ne dit rien de Rigaud. Ah ! s’il savaient pu s’entendre sur cette terre de Saint-Domingue !…
  5. Augustin Rigaud avait rejoint son frère à Montpellier : prisonnier à la Jamaïque, la paix lui donna la liberté ; arrivé au Cap en juillet 1803, il fut déporté en France, et arriva à Brest le 22 août. Il était dans le dénuement le plus complet.
  6. Mémoires, etc. t. 2, p. 191. Nous sommes étonné qu’après ce récit, M. Madiou ait pu dire que — « Pétion ne put contenir son émotion, et dit avec humeur à ses compagnons d’armes qui l’entouraient… » Histoire d’Haïti, t. 2, p. 233. Cela prouverait que M. Madiou n’a pas bien étudié le caractère politique de Pétion.
  7. Mémoires, etc, t. 2, p. 234.
  8. Ibid., t. 2, p. 265.
  9. Il est entendu que c’est le sens des paroles prononcées par Lamour Dérance, en langage créole. Il était Africain. — Peu de jours après, Borno Délard fut envoyé au Cap, et embarqué sur le Jean-Barc avec les autres officiers.
  10. Thibaudeau, histoire du consulat et de l’empire. Cet auteur fait la réflexion suivante, à propos de cette phrase : C’était annoncer le retour de l’esclavage. Il dit ainsi, par opposition à la proclamation de Leclerc, qui promettait le maintien de la liberté… aux habitans.
  11. Il est entendu que nous parlons d’une époque déjà fort éloignée.
  12. Ils furent d’abord à la Crête-à-Pierrot, où se trouvait une garnison française.
  13. Mémoire au Premier Consul.
  14. J’ai entendu raconter cet assassinat ainsi que je le relate, En supposant qu’il n’ait pas eu lieu de cette manière, la mort de Voilée, toujours l’ami de T. Louverture, n’en est pas moins un crime affreux de sa part.
  15. Dans ses Mémoires, Isaac dit que son père réclama Chancy, de Boudet, en lui renvoyant les deux officiers.
  16. Mémoire au Premier Consul.
  17. On a dit qu’il était neveu de T. Louverture ; mais les Mémoires d’Isaac ne le disent pas ; il en parle seulement comme d’un jeune militaire dévoué à son père, dont il avait été l’aide de camp.
  18. Mémoire au Premier Consul.
  19. Barada était Français ; il servait dans la colonie depuis longtemps, et il avait apprécié les services rendus à la France et à ses colons par T. Louverture : de là son attachement à celui-ci. Nous le verrons maltraité à Brest, où il fut déporté.
  20. Cette lettre et toutes les autres furent écrites encore par Braquehais. Si elles font honneur à H. Christophe, elles ne font pas moins honneur à ce mulâtre, qui consacra sa plume à plaider éloquemment la cause des noirs, jadis esclaves. Il en découle cette vérité incontestable : — que l’union du noir et du mulâtre peut seule garantir à l’un et à l’autre une existence honorable dans le monde.

    La Liberté réconcilia ainsi le Sud avec le Nord, tandis que le Despotisme les avait armés l’un contre l’autre. Le secrétaire représentait le Sud, — le général personnifiait le Nord.

  21. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 245.
  22. Mémoire au Premier Consul. Mais en autorisant Christophe à avoir deux entrevues avec les généraux français, c’était préparer sa soumission ; c’était presque l’y inviter, peut-être pour se ménager de dire qu’il avait été forcé lui-même de se soumettre. T. Louverture était adroit et plein de tact.
  23. Fressinet lui avait écrit aussi pour rengager à se soumettre. Il arriva avec l’escadre de Flessingue. L’entrée de T. Louverture au Cap, le 6 mai, est constate par une lettre de Benezech, du 7, adressée au ministre de la marine.
  24. Mémoire au Premier Consul. — En entrant au Cap, il éprouva une vive indignation en voyant le colonel noir, Louis Labelinais, monté sur son beau cheval, nommé Bel-Argent. Le général Hardy le lui avait donné, pour le récompenser de sa prompte défection à Limonade, où Labelinais commandait à l’arrivée de l’armée française. Il ne fut pas moins déporté en France, d’où il revint à Haïti, en 1816 ; mais il se garda d’aller auprès de H. Christophe. Pétion l’accueillit.
  25. Mémoires, etc., t. 2, p. 180.
  26. Mémoires de B, Tonnerre, édités par M. Saint-Rémy, en 1851, p. 40 à 44.