Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.13

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 341-393).

chapitre xiii.


Situation au commencement de 1794. — Tentative infructueuse de Rigaud et de Marc Borno contre Léogane. — Les Anglais devant le Port-au-Prince, et lettre de J. Ford à Sonthonax. — Réponses et mesures diverses de Sonthonax. — Conduite de Martial Besse à Jacmel. — Proclamation de Smith, du 1er février. — Les Anglais prennent Tiburon. — Bauvais à la Croix-des-Bouquets. — Guyambois relaxé par Sonthonax. — Meurtre d’Halaou et explication de ce fait. — Prise de l’Acul-de-Léogane par les Anglais. — Ils reviennent devant le Port-au-Prince. — Proclamations de Sonthonax, du 27 février et du 1er mars. — Intrigues et jalousie de Martial Besse et de Desfourneaux contre Montbrun. — Dissensions et affaire du 17 au 18 mars, au Port-au-Prince. — Embarquement forcé de Desfourneaux et sa lettre à Laveaux. — Jugement sur Sonthonax et les hommes de couleur. — Meurtre de Bébé Coustard par Daguin. — Polvérel revient des Cayes au Port-au-Prince. — Bruno Blanchet, délégué civil aux Cayes. — Rigaud, gouverneur général du Sud. — Montbrun, gouverneur général de l’Ouest. — Laveaux, gouverneur général de Saint-Domingue. — Conduite de Polvérel au Port-au-Prince. — Défense de la mémoire de Pinchinat, contre divers auteurs.


Le sort de Saint-Domingue semblait devoir se décider dès le commencement de l’année 1794 ; car, à cette époque, la majeure partie de son territoire était au pouvoir des puissances ennemies de la France. Pour conserver le reste de cette colonie, il fallait toute l’énergie des commissaires civils et tout le dévouement des chefs militaires auxquels ils confièrent sa défense. La capitale elle-même a subi le joug de la Grande-Bretagne, et cependant les étrangers finirent par être chassés de tous les points qu’ils occupèrent ! Ils le furent, sans le concours matériel de la métropole : ses idées, ses principes, sa tardive justice envers la race opprimée opérèrent seuls ce prodige. Que ne peuvent, en effet, des idées et des principes sur l’esprit des hommes ! Que ne peut la justice sur leurs cœurs ! Il suffit d’une idée pour remuer le monde. Les forces humaines sont donc inertes ou actives, selon la volonté des gouvernemens ; presque toujours il dépend d’eux de leur donner une direction convenable au but que doit atteindre l’humanité, dans sa marche ascendante vers la civilisation. S’ils remplissent leurs devoirs envers les peuples qui leur obéissent, leur tâche devient facile ; ils les poussent alors à la réalisation de ce grand problème dont la solution est laissée à leur intelligence, et surtout à leur vertu. À Saint-Domingue, c’est la Liberté, c’est l’Égalité, bases de toute Justice, qui portèrent la race noire à triompher des ennemis qui vinrent pour lui imposer de nouvelles chaînes.


Polvérel, d’un côté, Sonthonax de l’autre, ne pouvaient pas rester spectateurs impassibles de tant de trahisons. Le premier ordonna à Rigaud de marcher contre Léogane, tandis que le second faisait marcher Marc Borno pour l’appuyer. Mais cette ville, bien gardée, repoussa leurs attaques : l’heure de sa délivrance n’avait pas encore sonné. En se retirant, Rigaud fît fortifier une position avantageuse située à l’Acul-de-Léogane, à peu de distance de cette ville ; il retourna ensuite aux Cayes. Marc Borno vint occuper le poste de Gressier, à deux lieues de Léogane : peu après, il reçut l’ordre de venir prendre le commandement du fort de Bizoton, à une petite lieue du Port-au-Prince.


Le 1er janvier 1794, le commodore J. Ford parut devant cette ville avec plusieurs bâtimens de guerre. Le 2, il adressa à Sonthonax une lettre qui fut portée par le capitaine Rowley, commandant de la frégate la Pénélope. Il lui disait :

« Monsieur, l’escadre dont il a plu à S. M. B. de me confier le commandement, est maintenant en partie devant votre port : nonobstant le défaut d’égards de la part des habitans du Port-au-Prince, à la proclamation de Jérémie, du 23 septembre dernier, par le colonel Whitelocke, commandant des forces britanniques dans ce district et ses dépendances ; néanmoins, afin d’éviter une plus grande effusion de sang, une fois encore, et par un pavillon parlementaire, je vous offre les mêmes termes accordés aux habitans de Saint-Marc, les navires dans le port exceptés, lesquels ne peuvent raisonnablement être compris dans la capitulation, puisqu’on m’a porté à employer la force, au lieu de la prière qui a été sans effet.

Je promets aussi de bonne foi de recommander au ministre de la Grande-Bretagne, tels autres privilèges et immunités aux hommes de couleur, qui peuvent être jugés convenables et expédiens, suivant l’exigence des cas, à la conclusion de la guerre, avec la conviction entière que toute concession raisonnable leur sera faite à cette période… »

Cette lettre se terminait par l’annonce de forces navales arrivées à la Barbade, et de la reddition de quelques postes importans en France.

Il ne négligeait pas, comme on voit, les intérêts matériels de son pays : la capture d’une cinquantaine de navires chargés de denrées souriait aux Léopards. Mais il était gauche, il faut le dire, en faisant de simples promesses de recommandation, pour ce qui concernait les droits à accorder aux hommes de couleur, à la conclusion de la paix. Ceux de cette classe qui étaient au Port-au-Prince étaient déjà assez fixés sur ce qui était de leur devoir en cette circonstance : la jouissance de la liberté politique et de l’égalité parfaite avec les blancs ne pouvait pas être mise en balance avec des promesses éventuelles. Nous entendons parler des sommités parmi les hommes de couleur, Pinchinat, Montbrun, Bauvais, Chanlatte, qui exerçaient de l’influence sur les autres. Egalement fixés sur la justice de la liberté générale en faveur des noirs, ils étaient inaccessibles à cette séduction.

Lorsque le capitaine Rowley se rendait au palais du gouvernement où était Sonthonax, le peuple agité cria : Vive la République ! Mort aux traîtres ! À bas les Anglais ! Arrivé auprès du commissaire, Rowley demanda à lui parler en particulier ; mais Sonthonax lui répondit : « Des Anglais ne peuvent avoir rien de secret à me dire : parlez en public, ou retirez-vous. — Je viens vous sommer de la part du roi de la Grande-Bretagne, de lui rendre cette ville qu’il prend sous sa protection. — Comme il veut y prendre, sans doute, les cinquante-deux bâtimens qui sont dans le port. — Nous sommes en guerre avec la France, ils sont de bonne prise. — Halte-là, Monsieur ; si nous étions jamais forcés d’abandonner la place, vous n’auriez de ces bâtimens que la fumée, car les cendres en appartiendraient à la mer. »

À cette fière réponse du républicain enthousiaste, les cris de Vive Sonthonax ! Vive la République ! enjoignirent à l’Anglais de se retirer : sa mission était finie.

Les autorités civiles et militaires s’étaient réunies d’elles-mêmes autour de Sonthonax ; il donna lecture en leur présence de la lettre du commodore Ford : toutes jurèrent de défendre le Port-au-Prince contre les Anglais. Sonthonax fît en son nom et au leur la réponse suivante :

« Commodore, j’ai communiqué aux commandans de la force armée et aux réprésentans du peuple du Port-Républicain, la dépêche et le projet de capitulation qui m’ont été transmis de votre part par le capitaine Rowley ; tous ont rejeté unanimement vos propositions ; ils veulent vivre et mourir Français ; ils ne s’écarteront pas de leur serment.

Les citoyens blancs sont invariablement attachés aux principes de la convention nationale ; ils ont vu dans l’article 4 des propositions du gouvernement britannique, un mépris formel de la loi du 4 avril 1792 ; ils ne souffriront jamais que leurs frères de couleur soient plongés une seconde fois dans l’ignominie et dans la barbarie d’un préjugé devenu intolérable chez un peuple éclairé. Les anciens libres, de toutes les couleurs sont réunis de cœur et d’esprit pour la liberté générale ; les Africains, de leur côté, ont juré de défendre les propriétés de leurs patrons[1].

Telles sont, commodore, nos dispositions. Je vous conseille d’épargner au Port-Républicain une attaque inutile ; les habitans ne connaissent point de capitulation devant l’ennemi… »

Il ajouta, en réponse à la partie de la dépêche de Ford concernant la prise de plusieurs postes de France par les Anglais, qu’il venait d’être informé de la reprise de Toulon. Il y avait, en effet, peu de jours que ce mémorable événement venait d’avoir lieu, le 19 décembre 1793 ; mais il était physiquement impossible qu’il le sût.

Le génie révolutionnaire avait deviné le génie militaire. Napoléon Bonaparte avait justifié l’assertion de Sonthonax.

Le Commodore Ford se retira à la réception de cette dépêche.

La sommation des Anglais poussa Sonthonax à des mesures extraordinaires pour défendre le Port-au-Prince.

Déjà, étant au Cap, il avait rendu une proclamation, le 28 août, pour défendre aux naturels du pays de quitter la colonie sans l’autorisation de la commission civile, à peine d’être mis hors la loi, et de la confiscation de leurs biens mobiliers et immobiliers ; il déclarait émigrés tous ceux qui en étaient partis sans un tel congé, et leur faisait défense de reparaître à Saint-Domingue.

Au Port-au-Prince, le 24 novembre, il avait émis une autre proclamation où « considérant qu’une multitude d’individus de tout âge et de tout sexe, sollicite des passeports pour la Nouvelle-Angleterre, et que le désir d’émigrer ne peut être attribué qu’à la peur, à l’état de maladie, ou même à l’opposition connue de quelques-uns aux progrès des principes français ; et considérant ensuite qu’il ne peut être que dangereux pour l’ordre public ou pour le succès de la révolution à Saint-Domingue, de retenir des hommes ennemis de leur pays ou impuissans pour le défendre ; — il enjoignait à tout homme au-dessus de douze ans de payer seize cent cinquante livres, et aux femmes mille livres, argent des colonies (deux cents piastres d’une part, cent vingt de l’autre), pour pouvoir sortir de la colonie : les déportés eux-mêmes ne pouvaient être ni embarqués ni élargis des prisons, sans justifier du même paiement effectué au trésor public ; et ce, pour être exclusivement employés à l’armement et à l’équipement des légions franches de l’Ouest ; » c’est-à-dire, des hommes de toutes couleurs qu’on y enrégimentait.

À cette dernière proclamation, déjà très-dure, il avait ajouté une autre, le 27 décembre, en 32 articles, sur la police à exercer dans le port, pour empêcher les évasions qui avaient lieu, dans le but de se rendre à Léogane, à Saint-Marc ou ailleurs, auprès des Anglais ou des Espagnols : en conséquence, « défense était faite à toutes personnes, de quelque sexe qu’elles soient, autres cependant que les officiers de la marine et les matelots, d’aller coucher en rade, d’y tenir leurs effets ou marchandises ; et ce, à peine de confiscation, d’être traitées comme émigrés, et livrées en conséquence à la cour martiale, pour être poursuivies à la requête de l’accusateur public. »

Des amendes de six mille livres, de douze mille livres étaient appliquées contre les capitaines des navires français ou étrangers, qui contreviendraient à diverses dispositions de cette proclamation ; la confiscation de la totalité de leurs cargaisons pouvait s’ensuivre.

Hâtons-nous de dire, toutefois, que ces mesures furent plutôt comminatoires que réelles ; qu’il y eut peu ou point de cas où elles furent appliquées, peut-être aussi parce que leur extrême sévérité contint les malintentionnés.

Nous avons déjà dit que celle du désarmement général ordonné par Sonthonax avait occasionné un profond mécontentement parmi les anciens libres, blancs et de couleur. Polvérel, qui en avait une fois donné l’exemple à Léogane, en l’apprenant, écrivit plusieurs lettres à des commandans militaires, en novembre et décembre 1793, où il condamna cette mesure : « Ces mesures générales, dit-il, ont le grand inconvénient de confondre l’innocent avec le coupable, et l’on ne répare pas le mal en réarmant ceux qu’on avait désarmés ; on ne les relève pas à la hauteur du courage républicain. Ce sera beaucoup, si la soif de la vengeance ne les rend pas criminels, s’ils ne tournent pas contre la république les armes qu’ils avaient auparavant consacrées à sa défense. Le désarmement du Port-Républicain n’a-t-il pas été le coup électrique qui a porté le feu de la révolte à Léogane, au Grand-Goave, au Fond-des-Nègrès, et qui l’aurait propagée dans tout l’Ouest et le Sud, sans l’active surveillance des commandans des places ?… »

Cette appréciation était judicieuse. Parmi ces commandans militaires, Martial Besse, que Sonthonax avait envoyé prendre le commandement de l’arrondissement de Jacmel, dès son arrivée au Port-au-Prince, Martial Besse fut celui qui mit le plus de sévérité et d’arbitraire dans l’exécution de la mesure. Garran cite de lui des passages de diverses lettres adressées à Sonthonax. Dans l’une, il lui disait : « Je vois avec la plus grande peine qu’il faut encore quelques corrections martiales[2]. Le temps de la clémence est passé… J’ai donne des ordres pour faire descendre un grand nombre d’Africains des diverses habitations des montagnes pour les travaux. Je les armerai comme je pourrai, et les ferai camper dans les environs de Jacmel, et je ferai main-basse, s’il le faut, sur tous ceux qui oseront chanceler. » Dans une autre, il disait : « Tout est tranquille ici, grâce à mes mesures. Après avoir fait arrêter deux espions que je fis expédier de suite, j’ai dit publiquement que si tout attroupement et toute correspondance avec Léogane ne cessaient dès l’instant, je jurais, sur ma foi de républicain, de marcher avec la légion dans la ville, et de faire une barbe nationale, à défaut de g…(guillotine), à tous les ennemis de la liberté. Craignant que ma menace fût effectuée, un tremblement s’en est suivi, et on eût dit qu’ils tremblaient tous la fièvre quarte. »

Ces lettres prouvent que Besse n’était pas Martial de nom seulement, mais de fait. Nous le retrouverons encore dans la suite de notre histoire nationale, servant de nouveau sous Sonthonax, et ensuite sous H. Christophe.

Mais ajoutons à l’honneur de Sonthonax, d’après Garran, « qu’il im prouva fortement plusieurs des actes de ce commandant, et surtout la multiplicité de ses arrestations et la légèreté avec laquelle il se les permettait. » Autorité suprême, dictatoriale, il avait fait le mal par des mesures peut-être trop révolutionnaires, où le sexe et l’âge n’étaient pas épargnés ; il se voyait contraint lui-même de reculer devant leur application. Saccadant le pouvoir, trop emporté, tantôt il ordonne à Laveaux de brûler, de ravager tout ; tantôt il avoue qu’il a pleuré de rage en signant ces ordres. Fier et énergique, audacieux même dans son exaltation pour la liberté, tantôt il est prêt à tout oser, à tout entreprendre, tantôt il recule devant les obstacles et veut abandonner la colonie, pour aller réclamer des secours incertains de la métropole.

Nous aurions désiré de ne pas trouver d’autre blâme à donner à la conduite de Sonthonax ; mais il nous reste à parler encore de quelques mesures qu’il prit.


Le 2 janvier, six jours après sa proclamation du 27 décembre, qui imposait aux capitaines des navires des conditions si dures dans la police du port, lorsque l’escadre anglaise parut, il chargea ces capitaines et leurs équipages de la défense du fort l’Ilet, qui est à son entrée, sous les ordres du capitaine Adelon qui commandait le Las Casas, repoussé du Môle, au mois de septembre. Cet officier avait organisé la défensede ce fort le mieux possible.

Le 1er février, parut une proclamation du capitaine Smith et de Campan, dont le but était de détruire l’influence des propos qui circulaient à Léogane, et qui attribuaient à l’officier anglais d’avoir reçu une somme considérable d’argent, pour le déterminer à devenir l’instrument du massacre des hommes de couleur. En repoussant ces propos avec énergie, Smith les imputait à des stipendiés de Polvérel et de Sonthonax. Dans les Débats, ce dernier avoua qu’il avait effectivement envoyé à Léogane, des émissaires, pour prévenir les hommes de couleur des dangers qu’ils couraient, en semant ainsi la division parmi les ennemis, afin de produire un retour favorable à la république.

Certes, Sonthonax n’usait là que d’un droit légitime, en retour de tant de moyens perfides qu’employaient les Anglais et les colons, pour séduire et corrompre ceux qui restaient dévoués à la liberté générale.


Le 2 février, les Anglais se portèrent une deuxième fois contre Tiburon, qu’ils réussirent à enlever des mains de Dartiguenave, après une résistance honorable. Cet officier, dont la bravoure fut un jour encore plus remarquée, perdit des hommes qui furent faits prisonniers par les Anglais.


Nous avons vu Polvérel faire arrêter dans l’Artibonite, les deux frères Guyambois qui étaient entrés dans le triumvirat royaliste du mois d’août. Ils étaient tous deux en prison au Port-au-Prince, avec leurs complices, ainsi que Hyacinthe. Dans ses défiances injustes contre la généralité des hommes de couleur, Sonthonax les fît mettre en liberté pour s’en faire des instrumens. Ecoutons Garran :

« Depuis les trahisons multipliées qui avaient eu lieu dans la province de l’Ouest, ses préventions pour les hommes de couleur s’étaient beaucoup affaiblies ; son affection qui, dans un caractère comme le sien, ne pouvait pas manquer d’avoir de l’influence sur ses déterminations politiques, se portait principalement du côté des nègres ; il est probable même que, dans ces derniers temps, il aurait donné plutôt sa confiance aux colons blancs qu’à ceux de couleur. Il fit mettre en liberté ce même Guyambois que Polvérel avait fait arrêter, comme chef de la conspiration qui tendait à soumettre la colonie à un triumvirat de nègres, en dépouillant tous les propriétaires. Sonthonax employa Guyambois avec quelques autres de ses coaccusés, pour gagner à la république plusieurs partis de nègres de la Croix-des-Bouquets et d’autres communes voisines, qui vivaient dans une sorte d’indépendance. Il fit recruter parmi ces nègres, ou parmi ceux qui avaient été mis en liberté par l’affranchissement général, pour compléter le bataillon du 48e régiment ci-devant d’Artois, qui était toujours au Port-Républicain… »

Notons ici que Garran se trompe, en disant que ce fut parmi les nègres affranchis que se fît le recrutement du 48e : ce recrutement eut lieu parmi les blancs de l’ancienne troupe de Praloto.

Or, en ce temps-là, Bauvais était à la Croix-des-Bouquets avec une partie de la légion de l’Ouest. Les noirs indisciplinés de la plaine du Cul-de-Sac avaient à leur tête l’un d’eux nommé Halaou, qui suivaient toutes les pratiques des sortilèges africains. Les superstitions barbares de son pays natal faisaient sa puissance sur les bandes qu’il dirigeait. Un coq blanc qu’il portait constamment, semblait à la foule lui transmettre les inspirations célestes. Des sorciers secondaires étaient attachés à ses pas et l’aidaient à faire mouvoir ces masses privées de lumières. Son physique même contribuait à sa toute-puissance sur ces imaginations toujours dominées par la crainte : il était d’une taille gigantesque, telle qu’on en trouve chez certaines peuplades de l’Afrique.

Gagné par Guyambois, Halaou voulut connaître ce Sonthonax, ce blanc qui avait le premier proclamé la liberté générale dans le Nord, tandis que son collègue marchait à pas lents dans cette voie. On conçoit bien tout ce que le ressentiment personnel de Guyambois contre Polvérel dut lui suggérer en faveur de Sonthonax, qui l’avait remis en liberté, et qui s’en faisait un agent. Halaou était préparé à l’admiration, et Sonthonax lui-même (car il était homme) à consentir volontiers à être une idole. Nous le disons avec conviction, parce que Sonthonax, dans la suite, nous apparaîtra faible sur le chapitre des caresses, des adulations des noirs ; nous le verrons en face d’un noir adroit et éclairé, et nous tâcherons d’esquisser ce tableau.

Halaou vint donc au Port-au-Prince, le 9 février : ses bandes formaient une armée. Ce pouvaient être des hôtes dangereux pour la ville où il y avait si peu de troupes. Sonthonax dut paraître devant elles et leur chef, avec tout l’appareil de la puissance nationale, tout le prestige de sa brillante renommée. Il fut au-devant d’Halaou, le félicita pour mieux le fasciner par son ascendant, le dominer avec les siens et leur donner à tous une bonne direction, pour défendre la colonie, pour défendre leur liberté ; car cette dernière cause surtout était menacée.

Nous n’ignorons pas que nos traditions rapportent, que Sonthonax parla mystérieusement à Halaou, à l’oreille, et qu’il l’exhorta à retourner à la Croix-des-Bouquets pour assassiner Bauvais, après un repas qu’il lui fît servir et auquel il assista lui-même, en se plaçant à table à côté de ce noir. Mais en étudiant notre histoire nationale, nous nous gardons de suivre toutes les traditions populaires si souvent erronées.

Après le repas donné au palais du gouvernement, Halaou et ses bandes vidèrent le Port-au-Prince, et se rendirent à la Croix-des-Bouquets.

Nous concevons que, durant leur présence en ville, Montbrun, essentiellement militaire, ait fait prendre une attitude martiale à la légion de l’Ouest ; mais nous n’ad-mettons pas qu’Halaou y soit venu, et encore moins y ait été appelé pour égorger les anciens libres. Que ceux-ci aient été émus de la présence de tels hôtes, cela est possible ; c’était même une chose toute naturelle : ne devaient-ils pas redouter le résultat d’un conflit au Port-au-Prince ? Les préventions de ces anciens libres contre Sonthonax étaient aussi bien naturelles, puisque lui-même en avait contre eux ; mais ses préventions, à lui, étaient qu’ils ne fussent disposés à trahir en faveur des Anglais, d’après l’exemple de tant d’autres. Celles des anciens libres étaient-elles justes, judicieuses, lorsqu’ils supposaient à Sonthonax le dessein de les faire égorger ? Elles étaient justes et fondées, lorsqu’ils voyaient avec douleur le commissaire civil leur retirer son ancienne confiance, se persuader qu’ils ne voulaient pas défendre la liberté générale, qu’ils étaient prêts à trahir, et que les noirs pouvaient seuls se dévouer à cette défense. Ce qui se passait alors dans le Nord et dans l’Artibonite, de la part des généraux noirs au service de l’Espagne, leur démontrait l’aveuglement de Sonthonax sur ce point, mais ne légitimait pas leurs suspicions, quant à ce qui concernait leur massacre par ses ordres. S’il avait pu concevoir un projet aussi affreux contre les hommes de couleur (ce que nous repoussons de toutes nos forces), aurait-il été certain que la population blanche du Port-au-Prince n’eût pas subi le même sort, une fois les bandes d’Halaou mises en fureur ? Et Sonthonax, blanc européen, aurait exposé ses semblables à regorgement !… Quoi ! dans le temps où il envoyait des émissaires à Léogane, pour éclairer les hommes de couleur de cette ville sur leurs vrais intérêts, il aurait fait égorger ceux du Port-au-Prince qui étaient encore fidèles, qui soutenaient son autorité !… Reprochons à Sonthonax ses défiances injustes contre la généralité de cette classe ; mais sachons nous défendre, nous qui essayons d’éclairer le passé de notre pays, de ces imputations non moins injustes qui tendent à dégrader le caractère d’un homme, qui fut sans doute trop emporté dans l’exercice du pouvoir, mais qui eut des droits à l’estime de nos devanciers, par sa fermeté à faire exécuter pleinement la loi du 4 avril, par sa résolution à proclamer la liberté générale.

Ensuite, quant à ce qui concerne Bauvais en particulier, ce serait cet homme de bien que Sonthonax aurait choisi pour sa victime ! Bauvais qui, par son caractère honorable, sa modération, sa soumission constante à toutes les autorités envoyées par la métropole, obtint, seul entre tous, l’estime de tous les partis ! Bauvais que Page lui-même, ce colon profondément scélérat, a loué en France pour sa conduite toujours exempte d’excès !… Non, Sonthonax n’a pas conçu un projet aussi atroce à son égard, il n’a pas pu le concevoir.

Cependant, tel est l’effet des préventions qui surgissent dans les troubles civils contre les hommes qui exercent l’autorité, que l’on crut généralement au Port-au-Prince, qu’Halaou avait reçu mission de Sonthonax de tuer Bauvais. Bauvais était cher à ses frères ; c’était leur premier général, une de leurs espérances dans les conjonctures où se trouvait la colonie : de là l’exaspération universelle et l’idée de le garantir de la mort à quelque prix que ce fût. De nombreux citoyens de couleur partent immédiatement pour la Croix-des-Bouquets ; ils communiquent leurs craintes aux soldats de la légion de l’Ouest dont Bauvais est le lieutenant-colonel en ce moment.

Cette troupe était sous les armes, comme celles du Port-au-Prince, dès l’arrivée des bandes d’Halaou : son indignation fut à son comble, en apprenant ce bruit ; mais la discipline la contint dans ses rangs.

Sur ces entrefaites, il paraît que deux officiers de la légion avaient été expédiés par Pinchinat et Montbrun, avec mission de faire immoler Halaou.

De son côté, Marc Borno, chef d’escadron de la gendarmerie ou cavalerie de la légion de l’Ouest, commandant alors le fort de Bizoton, apprend là le bruit qui circulait en ville sur le projet de l’assassinat de Bauvais. Ami intime et dévoué de celui-ci, il quitte immédiatement son poste et se rend au Port-au-Prince. Il rencontre Drouillard, un de ses amis, qui lui confirme les appréhensions que l’on a. Marc Borno se porte naturellement, par devoir militaire, auprès de Montbrun, commandant de la province : il le trouve avec Pinchinat, et ces deux chefs, l’un politique, l’autre militaire, lui communiquent leur pensée, la résolution qu’ils ont prise de faire périr Halaou. Aussitôt, Marc Borno franchit à toute bride les trois lieues qui séparent la Croix-des-Bouquets du Port-au-Prince.

Que se passait-il dans ce bourg depuis l’arrivée d’Halaou et de ses gens ? Bauvais, qui ignorait les appréhensions de l’opinion générale ; incapable de tendre un piège à Halaou, par la droiture de ses sentimens, par la loyauté de son caractère ; trop brave, trop courageux, pour craindre cet homme et pour concevoir lui-même l’idée d’un meurtre ; Bauvais l’avait invité avec quelques-uns de ses sorciers à entrer chez lui pour leur faire servir des rafraîchissemens : ils étaient tous assis autour d’une table, Halaou tenant toujours son coq blanc.

Les deux officiers qui avaient précédé Marc Borno n’avaient encore rien ordonné ; mais celui-ci, aussitôt son arrivée, donne l’ordre à un sergent noir de la légion, nommé Phelippeaux, de pénétrer dans les appartemens avec quelques autres soldats, et de tuer Halaou. En entrant, le sergent trouve Bauvais assis à côté de lui ; il ne peut faire feu sans exposer les jours de son chef. Mais celui-ci, toujours rigide sur la discipline, s’étonnant de’l’entrée de ces militaires, leur demande ce qu’ils veulent, avec ce ton du commandement que lui seul savait prendre à l’égard de ses inférieurs. Phelippeaux lui répond : « Commandant, passez dans votre chambre ! » Le ton du sergent est impérieux, par la conviction où il est, que les jours de son chef sont en danger. Bauvais, qui n’en sait pas souffrir de semblable, demande ses pistolets et se lève pour mieux agir contre les soldats indisciplinés. Ce mouvement facilite l’action de Phelippeaux et des autres ; Halaou et deux de ses officiers, toujours assis et ne se doutant pas de leur but, tombent morts. Bauvais reste étonné de ce résultat ; il en demande l’explication. Phelippeaux, et en même temps Marc Borno et les deux autres officiers pénétrant dans les appartemens, lui disent le motif de ce meurtre.

Quelle que fût l’opinion de Bauvais sur l’intention attribuée à Sonthonax, il demeura affligé de douleur par ce meurtre, cet assassinat commis chez lui, à sa table. Pour lui, en ce moment, Halaou était un hôte placé sous la sauvegarde de son honneur, et il avait raison. Si on l’avait averti de la résolution prise contre cet homme, il n’eût jamais consenti à son exécution : tous ceux qui l’entouraient le savaient bien, et Marc Borno surtout.

Toutefois, le mal était fait, le crime était commis ! Les compagnons d’Halaou qui y ont échappé se précipitent hors des appartemens de Bauvais ; ils font un appel à leurs camarades pour venger la mort de leur chef. Alors survint une mêlée affreuse entre eux et les hommes de la légion. Le combat devint inégal entre cette troupe bien armée, bien exercée, pourvue d’artillerie et de cavalerie, et des hommes fanatisés par des superstitions grossières, qui, dans leur ignorance non moins grossière, agitaient en l’air des queues de bœuf pour rendre inefficaces la mitraille et les balles qui pleuvent sur eux. Ils sont forcés de fuir, en faisant autant de mal que possible à leurs ennemis. Ils sont poursuivis hors de la Croix-des-Bouquets, et se répandent dans les plaines et dans les montagnes voisines.

Dans ce combat, si Bauvais fut peiné, fâché du meurtre d’Halaou, il comprit néanmoins qu’il ne pouvait abandonner à eux-mêmes ses valeureux compagnons qui se dévouaient pour lui : aidé de Marc Borno, il dirigea leurs forces pour rester maître du champ de bataille. La Croix-des-Bouquets et toute la plaine du Cul-de-Sac restèrent dès ce jour plus soumises à son autorité ; il prit des mesures en conséquence.


Essayons maintenant de nous expliquer à nous-même le vrai motif, la vraie cause de la mort d’Halaou. Et d’abord posons-nous cette question : Pinchinat, Montbrun et Marc Borno, ont-ils pu croire réellement que Sonthonax avait donné l’ordre de l’assassinat de Bauvais ? Nous ne le pensons pas. S’ils le croyaient capable d’une action aussi noire, Montbrun surtout l’aurait redoutée pour lui-même ; car déjà il se montrait revêche à l’autorité du commissaire, en raison de ses défiances et de ses procédés. Il faut donc chercher cette cause, ce motif, dans une combinaison politique de leur part.

À leurs yeux, qu’étaient Halaou et ses sorciers ? Des hommes dangereux par la puissance des superstitions africaines sur les masses des noirs devenus libres tout à coup, habitués au pillage, aux dévastations qui accompagnèrent leur insurrection contre le régime colonial, bien que dans l’Ouest elle n’ait pas eu le caractère de gravité qu’elle eut dans le Nord. Nous venons de voir que Garran a constaté la vie indépendante qu’ils menaient, et que ce fut Guyambois que Sonthonax employa à les gagner. Quelle garantie de moralité, de sûreté politique, Guyambois lui-même présentait-il dans une telle mission ? Cet homme avait été arrêté par Polvérel, en flagrant délit de conspiration pour le triumvirat royaliste, formé entre les blancs contre-révolutionnaires de l’Artibonite et les Espagnols, qui devait avoir pour chefs Guyambois, Jean François et Biassou. On se rappelle que le vicomte de Fontanges et ses adhérens devaient être rappelés dans la colonie ; c’est-à-dire, toute la séquelle des agens de l’ancien régime et des émigrés. Guyambois et ses complices avaient été condamnés à la détention par la cour martiale du Port-au-Prince, et Sonthonax les avait fait mettre en liberté ; il s’appuyait sur eux et en faisait sa principale force pour défendre la colonie ! Or, en ce temps-là, ces mêmes agens de l’ancien régime, ces émigrés que le triumvirat devait favoriser, n’élaient-ils pas dans les rangs des Anglais et des Espagnols ? La coalition de Saint-Marc n’avait-elle pas arboré d’abord le pavillon blanc, juré fidélité à Louis XVII, avant de se donner aux Anglais ? Jean François, Biassou et Toussaint Louverture n’avaient-ils pas réuni, par la trahison, presque toutes les paroisses du Nord et de l’Artibonite au pavillon espagnol, agissant au nom de la royauté, pour le rétablissement de l’esclavage ? Et c’était Guyambois surtout que, dans son aveuglement passionné, Sonthonax appelait à exercer une influence sur les masses noires ! N’était-il pas à craindre qu’il en usât, pour soumettre le reste de la province de l’Ouest aux Espagnols ou aux Anglais ?

D’une autre part, Pinchinat, Montbrun, Bauvais, Marc Borno et leurs frères, dans l’Ouest, de même que Rigaud et ses lieutenans, dans le Sud, bien disposés à soutenir la cause de la France, bien convaincus de la justice, de l’opportunité et de la nécessité de la liberté générale des noirs, aussi bien disposés à la défendre comme à défendre leur propre liberté et leur égalité politiques ; tous ces hommes devaient envisager résolument la situation des choses. Laisser une libre carrière aux préventions, aux imprudences de Sonthonax, c’eût été mollir en présence d’un danger imminent, et compromettre le salut de Saint-Domingue. Ils ne pouvaient douter de la vérité du décret d’accusation lancé contre les commissaires civils, publié par les Anglais avec toutes les circonstances propres à y faire ajouter foi ; et alors, ils devaient prévoir que ce décret recevrait son exécution tôt ou tard. Ils le savaient provoqué par la tourbe coloniale en France, qui haïssait Polvérel et Sonthonax pour leur énergie, qui les avait dénoncés comme des agens, des complices de Brissot et de tous les autres Amis des noirs ; et au 9 février 1794, remarquons-le, ils ne pouvaient être informés du décret du 16 pluviôse (4 février) qui venait de légitimer la déclaration de la liberté gênérale prononcée par ces commissaires. Nous verrons bientôt que ce nouveau décret n’interrompit pas l’accusation portée contre eux. Donc, aux yeux de Pinchinat, cet athlète politique qui inspirait ses idées à toute sa classe, de Montbrun et de Marc Borno, ces hommes d’exécution, les commissaires étant retirés de la colonie, c’était à leur classe que reviendrait la mission de sauver Saint-Domingue, en dirigeant les noirs pour leur conservation à tous, pour défendre cette liberté générale à laquelle ils étaient parvenus et que peu d’entre eux appréciaient d’une manière généreuse ; car, nous le répétons, le plus éclairé parmi eux, Toussaint Louverture, travaillait alors à la restauration de l’ancien régime, et Laveaux, gouverneur général, était resserré dans les limites du Port-de-Paix : il pouvait y succomber à tout moment.

De telles idées dominant l’esprit de Pinchinat, de Montbrun et de Marc Borno, ils devaient arriver subitement à une résolution, regrettable sans doute, mais dont l’énergie pouvait et devait frapper de stupeur tous ces sorciers africains, et soumettre à l’ascendant de leur intelligence, ces masses qui avaient besoin de directeurs capables, dans leur propre intérêt. La mort d’Halaou aura été alors décidée entre eux trois, par ces motifs, et non pas par haine pour les noirs. Ce sentiment n’entra jamais dans leur cœur, pas plus que lorsqu’un jour et successivement, Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe, devenus chefs du gouvernement, firent périr des sorciers africains semblables à Halaou, comme des êtres nuisibles à la tranquillité publique et capables d’entraver, par le fétichisme, la civilisation des masses. Dessalines a agi, en 1803, par les mêmes motifs, en faisant périr Lamour Dérance qui, par le fétichisme africain, lui opposait le plus grand obstacle dans la guerre de l’indépendance.

Car, il faut le dire une fois pour toutes, si à ces époques reculées, comme aujourd’hui encore, le mulâtre et le noir de ce pays ont dû et doivent toujours accepter avec fierté leur origine africaine, ne pas en rougir devant les préjugés coloniaux, ils ont dû et doivent encore réprimer vigoureusement toutes ces idées, toutes ces pratiques nées de la barbarie de l’Afrique et inconciliables avec la civilisation du peuple.

Nous concluons donc qu’Halaou sera tombé victime de sa grossière ignorance, du danger qu’elle présentait à nos devanciers pour la cause de ses frères eux-mêmes. Nous qualifions ce fait de crime, parce que, à notre avis, quelle que soit la situation, quels que soient les raisonnemens de la politique, lorsqu’un homme périt de mort violente, c’en est un. La morale ne saurait approuver un seul fait de cette nature, sans être contrainte d’approuver également toutes les énormités que la politique se permet. Nous savons bien que celle-ci réussit très-souvent dans ses procédés arbitraires, qu’elle éloigne un danger présent, quelquefois avec les meilleures intentions ; mais la légitimité du but n’autorise jamais la violation des lois de l’humanité. Cette violation entraîne souvent, ou des remords, ou des regrets, et toujours des reproches de la part de la postérité.

Si cette explication que nous avons essayé de donner au meurtre d’Halaou nous paraît fondée sur des probabilités, pour le vulgaire de cette époque, il n’a été que le résultat de l’intention supposée à Sonthonax contre Bauvais : de là la tradition populaire de notre pays. L’intention que nous supposons nous-même, peut-être à tort, à Pinchinat, Montbrun et Marc Borno, leur aura paru excusable, au premier surtout qui, au mois de décembre 1793, en adressant un écrit aux hommes de couleur de Saint-Marc et des paroisses voisines, leur avait dit ces paroles remarquables :

« Attendrez-vous, pour sortir de l’engourdissement dans lequel vous êtes ensevelis, que vous soyez placés entre la tyrannie et la liberté, au milieu des torches et des poignards ? Pouvez-vous rester en suspens ? Vous oubliez que vous êtes du sang africain ? Si la voix de la nature ne trouve pas d’accès dans vos cœurs endurcis, ne devez-vous pas, par reconnaissance, vous décider en faveur des noirs qui vous ont servi de remparts contre les blancs ? Sans les noirs, il ne serait plus question depuis longtemps de votre existence. »

Quant à Sonthonax, si l’effet du meurtre d’Halaou dut lui prouver de quelle énergie étaient capables les hommes de couleur placés sous son autorité, il nous est démontré qu’il ne considéra pas lui-même ce fait comme excessivement blâmable ; qu’il ne l’attribua pas du moins à Bauvais, et surtout qu’il n’eut jamais l’odieuse intention qu’on lui supposa à son égard ; car voici une lettre écrite par lui, un mois après cet événement, que nous avons trouvée dans les archives de Santo-Domingo. Il l’adressa à Blanc Cazenave, mulâtre, qui commandait alors un parti de nègres campés avec lui dans les montagnes des Cahos, et qui s’était livré à Toussaint Louverture : il le croyait disposé à revenir à la cause de la République française.


« Le commissaire civil de la république, à Blanc Cazenave, et aux officiers, sous-officiers et soldats campés aux Cahos pour le soutien de la liberté et la défense de la république.


» Frères et amis, depuis quinze jours j’ai appris que vous étiez enfin désabusés sur la sincérité de l’attachement que les Espagnols avaient l’air de vous porter. Vous avez ouvert les yeux sur la perfidie de leurs manœuvres. Vous reconnaissez actuellement que la République française et les commissaires civils sont les seuls qui veuillent sincèrement la liberté des nègres.

» Vous savez, frères et amis, ce que j’ai fait pour les Africains dans la province du Nord ; vous savez tous qu’au péril de ma vie, à travers les poignards et les poisons, j’ai osé prononcer la liberté : je suis encore prêt à soutenir pour vous la même cause. Réunissez-vous autour de moi contre les ennemis étrangers qui nous assiègent. Jurez tous de mourir plutôt que de retomber sous le couteau de vos anciens maîtres. Il faut absolument que la liberté triomphe ; il faut que les Africains soient payés de leur travail ; il n’y a que cette seule manière de restaurer la colonie. J’ai donné ordre au colonel Bauvais, votre ami, de vous fournir des munitions. Soyez vigilants et courageux, et tout ira bien.

« Sonthonax. »


Cette lettre est du 7 mars 1794 ; elle fut sans doute remise à Toussaint Louverture qui l’aura envoyée au gouverneur espagnol, pour lui prouver que Blanc Cazenave et ses gens étaient inaccessibles à la corruption du commissaire civil. Ne prouve-t-elle pas que, loin d’avoir insinué à Halaou et à ses sorciers, que Bauvais était l’ennemi des noirs et de leur liberté, Sonthonax le recommandait, même après la mort de cet homme, comme étant leur ami ? Dire aux noirs soumis à Blanc Cazenave, que Bauvais est leur ami, qu’il leur fera parvenir des munitions, n’était-ce pas vouloir augmenter l’influence de ce chef des hommes de couleur ?… Le 5 mars, deux jours avant sa lettre à Blanc Cazenave, il avait promu Bauvais au grade de colonel d’infanterie[3].

Oh ! combien les préventions contre les hommes politiques nuisent souvent aux peuples qui les conçoivent ! Comment ne pas regretter aussi celles de Sonthonax, ses défiances contre toute la classe des hommes de couleur, qui le portèrent alors, qui le portèrent encore plus, deux ans après, à des mesures imprudentes dont il fut lui-même la première victime !…


Le 19 février, les Anglais attaquèrent le poste de l’Acul-de-Léogane qu’ils enlevèrent après trois heures de combat. Ils étaient en force supérieure. Le baron de Montalembert, émigré, était dans leurs rangs ; brave et courageux, il a rempli un rôle fameux durant toute l’occupation anglaise. Là se borna la conquête de ces étrangers du côté du Sud, jusqu’à ce que Léogane même fût enlevé entre leurs mains.

Presque en même temps ils reparurent devant le Port-au-Prince. C’était encore le commodore J. Ford, qui ne put rien contre cette ville par les précédentes dispositions prises par Sonthonax. Son apparition se borna à un échange de lettres avec le commissaire, qui eut la générosité de lui renvoyer quinze prisonniers anglais.

Mais Sonthonax saisit cet instant pour rendre une proclamation, en date du 27 février, dont le but était d’exciter le dévouement de toutes les classes pour la défense du pays et du Port-au-Prince particulièrement.


Le 15 novembre dernier, dit-il, nous avons donné l’ordre du désarmement de la garde nationale du Port-Républicain : cet ordre contenait une autorisation donnée au commandant de la province pour

restituer les armes à tous ceux qui seraient reconnus dignes de s’en servir pour défendre la cause de la liberté et de l’égalité.

Un très-petit nombre de citoyens s’est présenté pour les réclamer, et les armes ont été distribuées, soit à la légion de l’Égalité, soit aux volontaires nationaux ; de manière que la partie la plus essentielle du peuple de Saint-Domingue, celle qui a plus d’intérêt au succès de la révolution, se trouve aujourd’hui former la force publique de Saint-Domingue, sous les ordres des commissaires civils.

Cet ordre a déplu d’abord, soit aux Européens transportés dans la colonie, soit aux créoles eux-mêmes, sans distinction de couleur. Mais l’arrivée des Anglais a changé entièrement la disposition des esprits : les habitans du Port-Républicain n’ont vu dans les armées du tyran de la Grande-Bretagne que nos ennemis naturels ; tous se sont réunis pour les repousser. La rade a donné l’exemple, et les braves marins de l’État et du commerce attendent dans nos forts l’instant de se signaler ; tous sont disposés à brûler les riches cargaisons dont la conduite en Europe leur est confiée, et à donner ainsi un grand exemple de patriotisme, plutôt que de livrer aux ennemis de la république des moyens puissans de lui faire la guerre.

Le moment est arrivé où tous les habitans de Saint-Domingue, sans distinction d’état ou de couleur, sont appelés à défendre, pour leur propre intérêt, la cause de l’humanité et de la liberté. Le voile épais du préjugé, qui fascinait les yeux des Africains dans la servitude, est enfin tombé ; l’esclave s’est mesuré avec ses maîtres, il a vu qu’ils étaient des hommes plus faibles que lui ; il ne retombera jamais dans son ancien avilissement. Malheur aux insensés qui s’opposeront au triomphe des principes philanthropiques et de liberté universelle qui germent et se propagent parmi les nations ! Les gouvernemens en délire auront beau vouloir conserver les abus atroces qui font des Antilles un repaire de tous les crimes de l’Europe, leur éclatante punition sera l’effroi des contemporains, et servira d’exemple à la postérité.

Déjà les calomnies que l’horrible soif de l’or enfantait contre nous touchent à leur fin ; déjà la métropole, instruite de nos succès, a proclamé la liberté générale des nègres dans toutes les possessions coloniales.

Déjà, peut-être, un Africain de la députation du Nord de Saint-Domingue, sans autre recommandation que son bon sens et ses vertus, a l’honneur de présider en ce moment la convention nationale de France.


Dans ces circonstances, nous avons ordonne et ordonnons ce qui suit :

Article 1er. Le colonel Desfourneaux est autorisé à recruter le 48e régiment parmi les citoyens de bonne volonté qui se présenteront avec un fusil pour servir la république contre ses ennemis, pendant l’espace d’un an.

2. La liste des recrues nous sera présentée avant leur prestation de serment, pour, ceux qui y seront inscrits, être admis ou rejetés, suivant les témoignages qui nous seront rendus par les chefs militaires.

3. Les officiers du 4e régiment, à défaut de ceux du 48e, commanderont les nouvelles compagnies qui, en aucun cas, ne pourront s’élever au-delà de 200 hommes.

4. Ces compagnies seront organisées dans le plus bref délai ; elles prêteront serment entre nos mains, et en présence de la légion de l’Égalité et des volontaires nationaux, de défendre jusqu’à la mort la liberté des Africains à Saint-Domingue.


Dans cette proclamation où Sonthonax faisait l’éloge des habitans du Port-au-Prince, disposés, selon lui, à repousser les Anglais, où il convient que la mesure du désarmement général leur avait déplu, on se serait attendu à le voir ordonner la restitution de leurs armes : point du tout. Qu’on juge alors si ce mécontentement ne devait pas continuer de leur part.

Ensuite, on reconnaît par cet acte qu’il annula l’autorité militaire de Montbrun, commandant de la province ; car ce n’est pas celui-ci qui est appelé à opérer le recrutement, c’est Desfourneaux, qu’il a nommé commandant de la place dès son arrivée au Port-au-Prince. Or, Polvérel avait d’abord fait mettre Desfourneaux en prison, pour un discours que ce dernier lui avait prêté et qui servit à ébranler la fidélité de Lapointe ; après cela, il avait dû le traduire par-devant la cour martiale, à raison des abus d’autorité et des malversations dont il était accusé. Montbrun était le président de cette cour, et Desfourneaux pensait que c’était lui qui avait excité Polvérel à ces mesures ; et quoiqu’il eût été acquitté, il avait conservé du ressentiment contre Montbrun. Affectant un grand zèle à obéir à Sonthonax, par opposition même à Polvérel dont il était mécontent, Desfourneaux excitait Sonthonax à son tour contre Montbrun, et il n’opéra le recrutement ordonné le 27 février, que parmi les anciens anarchistes qui avaient été de la troupe de Praloto, — les matelots, les bandits de toutes les nations qui avaient fait tant de mal aux hommes de couleur ; ils étaient tous des blancs[4]. De plus, le 48e régiment était ce corps d’Artois qui, comme celui de Normandie, avait toujours été des instrumens pour les factieux blancs du Port-au-Prince contre les hommes de couleur ; de là un nouveau mécontentement de la part de ces derniers et principalement de leurs chefs.

Remarquons encore que dans sa proclamation, Sonthonax signale les calomnies dont il est l’objet. Autorité suprême, il descend aux reproches, alors qu’il semble désirer le rapprochement de tous les citoyens pour défendre le pays. Il flatte ensuite les noirs, en admettant que J. B. Belley ou J. Georges, députés du Nord, a pu présider la convention nationale. Dans toute autre circonstance, une pareille idée eût paru imaginée pour les exciter en faveur de la France, par leur amour-propre ; alors, elle n’a paru que comme un moyen de les exciter contre ceux dont il se plaint, blancs et mulâtres.

Pour tout dire sur cette proclamation, Sonthonax devine) que le décret du 4 février (16 pluviôse an II) a été rendu par la convention nationale : — celui qui déclare, ou plutôt qui confirme la liberté générale des esclaves. Au 27 février, il était impossible qu’il le sût ; mais il avait dû prévoir que la convention en viendrait là, car nous avons cité, à son honneur, deux de ses lettres où il pressait la solution de cette grande question qu’il eut la gloire de résoudre le premier, et, en outre, il avait chargé Dufay et les autres députés du Nord de tout faire pour provoquer cette mesure. En affirmant ce qui sera reconnu vrai plus de trois mois après, il n’a toutefois pour objet que de faire taire les calomnies dont il se plaint, et de détruire l’influence du décret d’accusation de la convention nationale.

Notre impartialité nous oblige à blâmer Sonthonax bien souvent ; mais nous ne pouvons refuser à cet esprit vigoureux, l’estime qu’il mérite en bien des occasions. Les révolutionnaires sont ainsi faits ; ils présentent alternativement des sujets de blâme et d’éloges dans leur conduite, parce que dans leur œuvre de démolition de la société, pour sa reconstruction sur des bases nouvelles, ils subissent eux-mêmes l’influence des circonstances où ils se trouvent, et que souvent ils font naître par leurs fautes. Heureux ceux dont les principes les garantissent des excès que la morale réprouve, et dont le caractère modéré permet d’éviter ces excès, dans la lutte qu’ils soutiennent contre l’ordre de choses qu’ils détruisent !


Nous venons de voir Sonthonax s’efforcer de rallier à son autorité, par des flatteries, les noirs qu’il a fait enrôler. Lisons encore sa proclamation du 1er mars, où il parle de nouveau de ces hommes, afin de démêler ce qu’il y a de vrai au fond des éloges qu’il leur prodigue.


La propriété, dit-il, est la base sur laquelle les sociétés sont assises ; elle est le signe représentatif de l’existence civile. S’il n’y avait qu’un homme, il n’y aurait point de guerre de partage ; s’il n’y avait qu’une société, il n’y aurait point de guerre étrangère. Mais il y a des soldats aveugles, à combattre, des citoyens fidèles, à protéger. La force armée est destinée à veiller à la propriété de ceux-ci, et à consommer l’anéantissement de ceux-là.

Là, comme partout, le peuple africain déploiera cette humanité qui l’a distingué dans ses efforts pour rentrer dans l’ordre social. Avec quelle sensibilité n’a-t-il pas accueilli et protégé ses ennemis les plus ardents ! Son courage égalera ses autres vertus. Ceux qui combattent pour reconquérir le droit de l’opprimer, doivent la vie à sa clémence : ils devront bientôt leur défaite à sa valeur. Non, le peuple africain ne souillera point sa victoire ; il ne déshonorera point la plus sacrée, la plus auguste des prétentions, par le pillage et l’incendie. À l’abri de sa fermeté généreuse, la propriété et la liberté reposent tranquilles, sûr qu’il porte dans son cœur le jugement des lâches qui oseraient les violer.

Confians en tant de vertus, tous les citoyens s’uniront à lui pour prolonger sa ligue redoutable ; la colonne républicaine offrira la confusion importante des couleurs dans l’ordre impénétrable des rangs. Tous les citoyens armés et non soldés marcheront sous la bannière civique, et si un lâche est atteint désertant ses murs, il aura mérité la mort.

Dans des circonstances, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article 1er. Tous les citoyens armés et non enrôlés se joindront aux corps des volontaires nationaux commandés par Lafontant.

2. Tout citoyen qui sera trouvé sans passeport hors des murs, sera conduit par-devant le commandant de la place, et puni de mort.

3. Tous ceux qui seront trouvés à piller ou à incendier, seront également conduits par-devant le commandant de la place, et punis de mort.

4. Tout soldat convaincu d’avoir vendu ses armes sera puni de mort.


Ce qu’il y a de vrai dans cette proclamation, c’est la crainte qu’inspire aux blancs du Port-au-Prince, l’armement des nouveaux libres, qui sont nombreux, après leur propre désarmement ; c’est que Sonthonax lui-même n’est pas trop rassuré sur les dispositions de ces nouveaux soldats. Il redoute l’incendie et le pillage, il tâche de garantir la propriété par renonciation de principes conservateurs de la société civile ; il redoute les vengeances contre les anciens maîtres, et il s’efforce d’inculquer des principes, des sentimens d’humanité à cette force armée. Il fait plus, craignant la désertion, la fuite des habitans pour passer à l’ennemi, et toutes les conséquences qu’elle peut amener, il ordonne des dispositions qui constituent la loi martiale. On est entouré d’ennemis, la place est pour ainsi dire assiégée, il n’y a là rien que de fort naturel et qui ne soit nécessité par la situation. Mais, en présence de tant de dangers, les préventions antérieures contre le commissaire reçoivent une nouvelle impulsion. Quand on est dans une telle situation, il suffit du moindre incident pour amener une rixe, un choc, un combat entre tant d’hommes prévenus les uns contre les autres.


On a vu les diverses causes de défiance de Sonthonax contre Montbrun ; d’abord, au Cap, lors de l’embarquement de d’Esparbès dont il était l’aide de camp ; ensuite ; lors des arrestations des blancs au Port-au-Prince, en novembre 1793, par Montbrun. Celui-ci, comme ancien libre privé de l’égalité civile et politique, n’aimait pas les colons ; il se rappela, peut-être trop, que ceux du Port-au-Prince avaient été excessivement furieux contre les hommes de couleur, et Sonthonax, suivant le témoignage de Garran cité plus avant, tendait alors à se rapprocher plus des colons que des hommes de couleur. En outre, Montbrun était presque une créature de Polvérel qui l’avait comblé de faveurs, et Sonthonax, il faut le dire, était irrité de la désapprobation donnée à plusieurs de ses actes par son collègue, notamment au désarmement général. Desfourneaux, obséquieux envers Sonthonax, alimentait sa défiance. La proclamation du 27 février venait de lui donner la haute main dans l’armement et le recrutement du régiment d’Artois ; il se servit de cette circonstance pour s’opposer davantage à Montbrun, son chef hiérarchique. Montbrun, de son côté, n’était pas exempt de défauts dans le caractère ; ayant servi en Europe, il avait une haute idée de sa supériorité, et le juste orgueil de ses services dans la mère-patrie où il avait été promu au grade de chef de bataillon. Il était effectivement un militaire remarquable.

Déjà, le 16 février, Martial Besse était venu se mêler de la partie, en adressant à Sonthonax une lettre pleine de malignité, sinon calomnieuse, contre Montbrun, également son chef immédiat, en qualité de commandant de la province de l’Ouest ; M. Besse commandait l’arrondissement de Jacmel. Exécuteur outré de toutes les volontés de Sonthonax (nous l’avons prouvé par ses précédentes lettres à celui-ci), il n’était pas moins jaloux que Desfourneaux, de l’autorité dont Montbrun était investi. Il disait à Sonthonax : « Nous avons plus à craindre l’ennemi du dedans que celui du dehors ; mais sévissez sans ménagement, et tout ira bien. Vous avez pris de grandes mesures ; mais il en est d’autres indispensables pour votre sûrété et la tranquillité de la province. C’est au chef qu’il faut s’en prendre. L’Américain qui m’a apporté des nouvelles de Barné (Josuah Barney) avait bien raison de me dire de la part de Barné, qu’il fallait vous méfier de ceux qui sont tous les jours autour de vous, et auxquels vous paraissez accorder une grande confiance. »

Nous avons cette lettre de Martial Besse, qui nous permet de juger de ses sentimens jaloux ; mais nous ne pouvons savoir les discours incessans de Desfourneaux, les allégations journalières dont il faisait usage contre Montbrun auprès de Sonthonax. En 1796, nous le verrons de nouveau, agent d’exécution des passions de ce commissaire contre Rigaud, et alors nous dirons notre opinion à son égard, sans même recourir à ses discours de 1814, dans la chambre des députés de la Restauration.

Tous ces précédens posés, arrivons enfin à l’affaire qui eut lieu, le 17 mars, dans l’enceinte du Port-au-Prince. Mais remarquons auparavant ce que dit Garran, en parlant des dissensions qui existaient entre Montbrun et Desfourneaux : « Sonthonax, dit-il, ne sut pas les réprimer dans leur principe, ni peut-être même tenir assez exactement la balance de l’impartialité entre ces deux rivaux. « Nous avons établi en faveur de qui, des deux, étaient ses sympathies.

Il était impossible que les hommes du régiment d’Artois, réunis aux anciens satellites de Praloto, tous blancs ; connaissant les dissensions qui existaient entre Desfourneaux, leur chef immédiat, et Montbrun ; sachant la partialité de Sonthonax pour le premier ; se rappelant leurs anciennes luttes contre les mulâtres et les nègres ; excités de nouveau par le commandant de la place ; il était impossible, disons-nous, que tous ces hommes ne provoquassent pas la légion de l’Égalité, composée originairement de mulâtres et de nègres, recrutée récemment de ces derniers, en se considérant, eux les blancs, comme organisés dans le but d’opposer une force à celle de la légion. Leur insolence, éprouvée du temps de Praloto et des autres factieux, recevait une nouvelle impulsion dans ces circonstances.

De leur côté, les mulâtres et les nègres de la légion se rappelaient aussi les temps passés, la fureur de ces anciens ennemis ; et ils ne pouvaient abandonner la cause de Montbrun qui était la leur propre. Remarquons ici que, dans la légion, figuraient les anciens africains de Philibert, les hussards, 9 de Jacmel, jadis armés contre les mulâtres, mais aujourd’hui dans leurs rangs, incorporés avec eux, et devenus leurs amis, leurs soutiens, parce qu’ils sont leurs frères.

Montbrun, convaincu des mauvaises intentions de Desfourneaux, eut assez d’intrépidité pour le prévenir au lieu de se laisser attaquer. Pouvons-nous l’en blâmer ? Lorsque la guerre est inévitable, c’est au général d’armée à juger du moment opportun pour la déclarer. Montbrun la déclara dans la nuit du 17 au 18 mars[5]

La relation de cet événement, consignée dans le Rapport de Garran, est d’un blanc, commissaire de la rade du Port-au-Prince, qui la fît en France un an après. Mais l’impartial rapporteur dit aussi : « On n’a d’ailleurs aucune lumière sûre sur la manière dont cet événement fut amené. Montbrun a imputé à Desfourneaux d’avoir voulu se défaire de lui, pour lui succéder dans le gouvernement de l’Ouest. Desfourneaux et Sonthonax ont dit que Montbrun voulait les embarquer ou les assassiner, pour livrer le Port-Républicain aux Anglais. » Cette relation porte que : « le 17 mars, vers onze heures de la nuit, Montbrun fît faire feu par la légion sur les soldats d’Artois ; que la fusillade était appuyée par l’artillerie. » Et tout à coup, elle ajoute « que ces soldats, qui ne savaient rien de ce qui se passait étaient couchés, et il n’y avait de levés que ceux qui avaient entendu du mouvement, et qui cherchaient inutilement à s’en instruire ; ils furent les premiers sacrirfiés, et ceux qui étaient dans l’intérieur (des casernes) réussirent en partie à se sauver par les fenêtres qui donnaient dans une savane dépendante du gouvernement, où ils se rendirent pour sauver le commissaire civil, qui était exposé dans ce moment à perdre la vie. La garde de sa porte était déjà tuée, et un feu roulant, dirigé dans son appartement, l’obligea de suivre es soldats d’Artois, qui le mirent en sûreté au fort Sainte-Claire. Les femmes, les enfans suivirent l’escorte, et se trouvèrent sous la même protection. »

Il faut que le lecteur sache que les casernes, où logeaient les soldats d’Artois et ceux de la légion, se trouvaient contiguës au palais du gouvernement, par une cour ou jardin placé entre les deux édifices. Si les uns et les autres logeaient ensemble dans ces casernes, où il y avait une vaste cour ou place, il est facile de concevoir que le combat aura commencé entre eux, dans cette enceinte même. Mais, pour donner une couleur de perfidie et de lâcheté à l’attaque ordonnée par Montbrun, le narrateur la fait commencer de nuit, alors que les soldats d’Artois sont couchés.

Malenfant, qui raconte le même fait, colore encore mieux la prétendue perfidie de Montbrun ; il dit « que celui-ci plaça trois de ses complices du côté de la caserne des blancs, et leur fît tirer à minuit trois coups de fusil sur celle des noirs. Ceux-ci qui étaient prévenus et presque tous sous les armes, parce qu’on leur avait insinué qu’on voulait les leur ôter, firent feu sur la caserne des blancs, dont ils se croyaient attaqués. Les soldats d’Artois tous endormis, réveillés par cette attaque imprévue, sautent sur leurs armes : les uns, quoique à demi nus, ripostent au feu avec vigueur ; les autres enfoncent les panneaux (très-solidement construits, car nous avons vu ces casernes de bout), et se sauvent dans la ville, où ils trouvent leur colonel qui venait à leur secours. » Précédemment, Malenfant, dans son livre, avait dit « que Montbrun ne fît entrer dans les casernes qu’une compagnie de mulâtres et de nègres à lui dévoués, et qu’il marcha à leur tête contre la caserne des blancs, et canonna les soldats d’Artois qui y étaient tranquillement couchés et endormis. » Contrairement au précédent narrateur, il se borne à dire : que le gouvernement fut cerné, et que, sans le courage et l’intrépidité de Desfourneaux, le commissaire aurait péri. Ce général vint le délivrer, à la tête de quelques soldats d’Artois qu’il rassembla des postes, de la caserne et dans les rues où ils se sauvaient en désordre, pour échapper à l’artillerie de Montbrun. »

Nous ne nions pas le courage, la bravoure et l’intrépidité de Desfourneaux ; nous avons déjà établi qu’il possédait ces vertus militaires. Mais à travers ces deux narrations décousues, faites, la première, une année après l’événement, la seconde, en 1814, vingt années après, nous découvrons la vérité historique du fait : c’est que les deux corps de troupes, le régiment d’Artois et la légion de l’Ouest, prévenus l’un contre l’autre, logeant dans les mêmes casernes, devaient incessamment être en querelle ; et que, pour en finir, Montbrun aura ordonné à la légion de commencer l’attaque, s’il n’est pas plus probable que les trois coups de fusil dont parle Malenfant sont partis des rangs des anciens flibustiers de Praloto, réunis aux vieux soldats d’Artois.

Nous n’admettons pas que ce combat nocturne ait eu lieu pendant que ces derniers étaient profondément endormis. C’est évidemment une fausseté des deux narrations, qui se contredisent sur d’autres circonstances accessoires ; car, la première avoue que tous n’étaient pas couchés, qu’il y en avait de levés : celle-ci prétend que la garde placée à la porte du gouvernement était déjà tuée et qu’un feu roulant dirigé dans l’appartement occupé par Sonthonax l’exposait à perdre la vie, tandis que l’autre dit que le palais fut seulement cerné.

Ce qu’il y a de vrai et de certain, c’est que les mulâtres et les nègres de la légion chassèrent les blancs de la caserne ; que ceux-ci se sauvèrent et se portèrent au palais respecté par les autres, parce que le commissaire civil s’y trouvait, el qu’eux et Montbrun n’en voulaient pas à la vie du représentant de la France, pas plus qu’à son embarquement. Ils voulaient l’embarquement du régiment d’Artois et de ses nouveaux auxiliaires, et celui de Desfourneaux, comme deux ans après, aux Cayes, ce général se verra contraint de s’embarquer lui-même[6]. Montbrun en voulait si peu à Sonthonax personnellement, que, vainqueur de Desfourneaux et de sa troupe, il les laissa descendre du palais pour se porter au fort Sainte-Claire, escortés de femmes et d’enfans blancs. Le fort Sainte-Claire, placé sur le rivage de la mer, ne leur offrait aucune défense du côté de la terre, ses canons de calibre formant une artillerie de place dirigée seulement contre les vaisseaux ; mais cette position indiquait parfaitement à Desfourneaux la route qu’il avait à suivre : l’instinct de sa conservation la lui avait indiquée.

Continuons l’examen de la première narration.

« La fusillade de la caserne, entendue par les citoyens nègres de la ville, les porta aux plus grands excès contre les blancs ; ils assassinèrent tous ceux qu’ils rencontrerent, principalement ceux trouvés en dehors de la ville. Plusieurs pères de famille furent égorgés dans leurs maisons, après en avoir défoncé les portes : notez qu’il n’y avait de blancs armés que ceux qui s’étaient incorporés (les anciens flibustiers). — La fusillade dura jusque vers cinq heures du matin, et recommença à huit heures par l’entrée de plusieurs nègres arrivés de la plaine ; nous perdîmes encore beaucoup de blancs dans cette matinée. Il fut formé quelques patrouilles pour la sûreté des blancs, de l’ordre du commissairee ; mais il s’en glissa d’étrangères qui, sous prétexte de conduire les blancs au quartier et dans les forts, les fusillaient avant d’y arriver. Néanmoins, il en fut accompagner quelques-uns au quartier qui, pendant un certain temps, n’étaient pas plus en sûreté — Montbrun écrivit une lettre à Sonthonax, à huit heures du matin, dans laquelle il lui prescrivait ce qu’il exigeait de lui ; l’embarquement du 48e régiment et son commandant, ainsi qu’un nombre de personnes qu’il lui désignait, l’assurant que, dans le cas contraire, il présumerait qu’on voudrait marcher contre lui et qu’il l’engageait de n’en rien faire, parce qu’il l’assurait de sacrifier tous les blancs qu’il tenait dans les casernes. »

Que ressort-il de cette partie de la narration ? C’est que les nègres de la ville comme ceux venus de la plaine, en se portant à ces excès, à ces assassinats, prirent parti pour les mulâtres et les nègres de la légion sous les ordres de Montbrun ; mais que ce ne fut pas le fait de celui-ci. Nous ne nions pas ces coupables abominations, dont le nombre a peut-être été exagéré ; mais comment Montbrun eût-il pu les empêcher, pendant la nuit, dans la vaste enceinte du Port-au-Prince et hors de ses murs, alors qu’il avait dû se tenir à la tête de la légion ? Nous voyons néanmoins qu’il fît conduire aux casernes, gardées par cette troupe, tous les blancs qu’il put arracher à la fureur de ceux qui les poursuivaient. S’il est vrai que Sonthonax donna, ordre de former des patrouilles pour les protéger, c’est une preuve de plus que son autorité ne fut pas méconnue de Montbrun, En souscrivant aux conditions imposées par celui-ci, quant à l’embarquement de Desfourneaux et de sa troupe, le commissaire fît un acte de prudence pour les sauver et sauver les autres blancs ; car il dut reconnaître que leurs jours étaient en danger, par le concours des nègres de la ville et de la plaine donné à la légion. Par sa proclamation du 1er mars, ne voit-on pas qu’il redoutait déjà de tels événemens ? En ce moment, il dut se convaincre que les nègres ne pouvaient pas épouser son ressentiment contre les mulâtres : au Cap, il les avait déjà vus se réunir pour chasser les blancs.

Comment donc admettre cette ridicule assertion de, Malenfant, qui prétend « que Hyacinthe, le chef des noirs de la plaine, arriva au Port-au-Prince avec plus de six mille nègres au secours du commissaire et des blancs, et que c’est à ce noir que les habitans de la ville durent leur salut ? » D’abord, nous remarquons que la première narration dit que les noirs venus de la plaine, vers huit heures du matin, continuèrent l’égorgement des blancs. Ensuite, où Hyacinthe eût-il pris ces six mille noirs, cette formidable armée ? Etaient-ils campés dans la plaine, pour accourir si promptement en ville ? D’ailleurs, avec le caractère ardent de Sonthonax, lui, commissaire civil, obligé de quitter son palais pour se réfugier dans un fort, ayant encore autour de lui Desfourneaux et le 48e régiment, il eût négligé ce secours de six mille noirs contre Montbrun et la légion ! Il n’en eût pas profité pour soumettre celui-ci à discrétion ! Il aurait préféré se soumettre aux dures conditions du commandant de la province de l’Ouest ! N’avait-il pas appelé les noirs contre Galbaud ?…

Le sens commun repousse une telle assertion de la part de Malenfant[7].

Il ne repousse pas moins cette autre où il avance que Pétion, commandant une compagnie de mulâtres canonniers réunis aux marins blancs et à la troupe de Desfourneaux, se joignit à celui-ci pour solliciter Sonthonax de marcher contre Montbrun. Pétion eût abandonné Montbrun, pour soutenir les flibustiers de Praloto et les soldats d’Artois qu’il avait foudroyés de son artillerie le 21 novembre 1791 ! Où donc Malenfant a-t-il rêvé ce fait absurde ? Avant la fin de 1794, nous verrons Pétion, à Jacmel, prendre parti pour Montbrun dans sa querelle avec Bauvais. Nous remarquons que le premier narrateur dit que la fusillade de la légion était appuyée par l’artillerie ; Malenfant dit aussi que Montbrun fît canonner les soldats d’Artois : cette artillerie était celle de la légion, commandée par Pétion.

D’après les mêmes narrations, par suite du consentement donné, forcément il est vrai, par Sonthonax à l’embarquement de Desfourneaux et de sa troupe, « le commissaire fut ramené au palais du gouvernement par Montbrun ; en y retournant, il déclara qu’il n’était plus commissaire, puisqu’on avait méconnu son autorité ; Montbrun exigea encore la remise des forts à la légion de l’Égalité ; enfin, l’abandon du fort l’Ilet causa les plus grandes alarmes dans la marine du commerce qui l’avait gardé jusqu’alors… » Ce fort, en effet, fut aussitôt confié par Montbrun, au commandement de Pétion : nouvelle preuve que ce dernier marchait avec lui.

Sonthonax s’empressa de conseiller les blancs et leurs familles, de se retirer du Port-au-Prince où il ne pensait pas pouvoir les protéger. Il paraît que ceux qui étaient en prison furent élargis par ses ordres, au moment où il se rendait au fort Sainte-Claire. On ne peut que l’approuver pour de telles dispositions : il devait craindre qu’ils seraient égorgés dans cette prison.

La plupart de ces malheureux se rendirent à Léogane où ils subirent des outrages de la part des habitans de cette ville : conduite infâme, s’il en fut jamais ! Les Anglais exigèrent que les hommes s’enrôlassent sous leurs drapeaux ; et ceux qui s’y refusèrent, furent envoyés sur les pontons de la Jamaïque. Comment peindre un tel oubli de tous les droits qu’avaient ces réfugiés, à leur considération et à leur pitié ?

Ils furent plus généreux, à Léogane même et au Môle, envers Desfourneaux et sa troupe, faits prisonniers en sortant du Port-au-Prince : ils les envoyèrent aux États-Unis. En s’embarquant, son dessein était d’aller au Port-de-Paix où était Laveaux. Etant au Môle, Desfourneaux écrivit à Laveaux une lettre dont celui-ci a publié un extrait, dans son compte-rendu. Desfourneaux lui disait :

« Vous n’apprendrez pas sans frémir les scènes d’horreur qui viennent de se passer au Port-Républicain, le 17 mars. Le complot fut fait par Pinchinat et Montbrun, d’égorger le commissaire et tous tes blancs : les hommes de couleur et les noirs arrivèrent en foule de la plaine et des différens postes où ils étaient placés, et attaquèrent les casernes et la commission civile (le palais du gouvernement). J’ai rallié le plus d’hommes que j’ai pu pour le défendre : trois fois, j’ai repoussé les scélérats qui voulaient nous faire tomber sous leurs couteaux assassins ; cent vingt de mes malheureux hommes furent tués : un homme de couleur voulant frapper Sonthonax d’un coup de baïonnette, un de mes sergens se mit devant et reçut le coup. La commission (le palais) et la chambre du commissaire furent criblées de coups de canon et de balles[8] ; heureusement, il ne fut point blessé. Il ne me restait plus que trente-trois hommes pour ressource ; avec eux, j’ai eu le bonheur d’amener le commissaire au fort Sainte-Claire, et on n’a pas osé nous y attaquer. Montbrun écrivit au commissaire que s’il ne rentrait pas à la commission (au palais) et si le 48e régiment n’était pas désarmé, il allait égorger les femmes et les enfans. Le commissaire fît alors partir tous les blancs, les femmes et les enfans, et je fis ma retraite avec soixante-dix hommes armés de fusils. Il est d’autres horreurs que ma plume ne peut vous tracer[9]. »

Si l’on pouvait attendre l’exacte vérité dans un récit dé cette affaire, de la part de Desfourneaux, irrité de sa défaite et encore plus de ce qu’il appelle sa retraite, ce serait sans doute quelques jours après qu’elle venait d’avoir lieu. Mais on voit qu’il est loin de satisfaire aux exigences de l’histoire. C’est encore de l’égorgement de Sonthonax et de tous les blancs qu’il s’agit, tandis qu’il eût été si facile à Montbrun de commettre une telle scélératesse, s’il en avait eu le dessein, comme d’embarquer le commissaire, s’il l’avait voulu. Mais alors, quel compte eût-il rendu à Polvérel, appuyé de tous les autres hommes de couleur ?…

Le fait cité par Desfourneaux, de la part d’un homme de couleur qui aurait voulu frapper Sonthonax de sa baïonnette, n’est encore qu’une fable de son imagination. Sonthonax lui-même en eût parlé, s’il avait été vrai ; et l’on voit, d’après Garran, qu’il a seulement imputé à Montbrun de vouloir l’assassiner ou l’embarquer. Or ce dernier n’a fait ni l’une ni l’autre chose ; il n’a pas non plus égorgé les femmes et les enfans, quoiqu’il aurait mis cette conséquence à la condition du désarmement du 48e ; car Desfourneaux dit qu’il est parti avec soixante-dix hommes de ce corps, armés de fusils. Le chiffre restreint de trente-trois hommes qui escortent Sonthonax au fort Sainte-Claire, prouvé encore le ménagement gardé envers ce commissaire ; car Desfourneaux déclare que tous les mulâtres et les nègres agissaient pour Montbrun.

Nous entrevoyons déjà, dans son récit fait à Laveaux, le germe des préventions injustes qu’éprouva ce gouverneur général contre toute la classe des hommes de couleur. Nous arriverons un jour à l’examen de son compterendu, et alors nous ferons ressortir l’influence qu’a exercée sur son esprit et ses sentimens, cette affaire du 17 mars ainsi racontée.

Cette affaire déplorable produisit d’autres événemens encore plus désastreux. Elle coûta des larmes de sang à Saint-Domingue ; car, de ce jour, Sonthonax, humilié d’avoir été contraint de céder aux exigences de Montbrun, en éloignant Desfourneaux ; irrité plus que jamais contre les hommes de couleur qu’il considéra dès lors comme des ingrats, en raison de sa conduite envers eux jusqu’à la perfidie de Savary, de Lapointe et des autres traîtres ; Sonthonax passa des préventions, de la défiance, à la rancune. Son ressentiment trouva l’occasion de se manifester à une autre époque, et alors il ne négligea rien pour détruire la juste influence qu’ils exerçaient. Il leur suscita des compétiteurs qu’il excita contre eux, en oubliant que cette affaire du 17 mars fut occasionnée par son imprudence à faire armer des hommes pervers, qui avaient été des ennemis ardents pour les mulâtres et nègres libres, avant son arrivée dans la colonie. Il n’ignorait pas cependant l’histoire de ces luttes passées[10] ! Et en annulant l’autorité de Montbrun, en confiant à l’envieux Desfourneaux le recrutement du 48e fut-il plus excusable ?… Toutefois, en attendant l’époque de ses vengeances, il est allé peu après en France où il défendit chaleureusement les hommes de couleur contre les colons, parce que c’était se défendre lui-même, pour les avoir si puissamment aidés à jouir des bénéfices de la loi du 4 avril.

S’il faut lui rendre justice à cet égard, ne doit-on pas rendre justice également aux hommes de couleur pour leur conduite au Cap, lorsque les Daugy, les Raboteau, les Larchevesque Thibaud et consorts tramaient contre lui afin de le déporter ? Ne fut-ce pas à Pinchinat, à Louis Boisrond et aux autres membres de la commission intermédiaire, qu’il dut le concours de ceux de cette classe ? Ne rendit-il pas justice à Pinchinat, en cette occasion, en écrivant à la convention nationale ? Leur intérêt politique était sans doute de soutenir le commissaire civil contre les colons ; mais l’intérêt de la position de celui-ci était aussi de s’appuyer sur eux, de les soutenir pour ne pas être renversé lui-même. Au 20 juin, dans cette même ville du Cap, ces hommes le défendirent courageusement contre Galbaud et ses hordes de forcenés. Sans eux, les noirs insurgés, indisciplinés, appelés alors, n’eussent pas seuls suffi à repousser Galbaud. Si, à son passage à Saint-Marc, Savary et tant d’autres se montrèrent perfides envers lui, ce n’était pas une raison pour se méfier de ceux du Port-au-Prince, au point de vouloir se créer une force contre eux, par l’imprudent enrôlement des anciens sicaires de Praloto dans le régiment d’Artois, qu’il avait signalés et flétris par sa proclamation, datée de Saint-Marc le 21 mars 1793. De ce que les officiers blancs, dans le Nord, trahirent la cause de la France, il ne se montra pas méfiant envers Laveaux, Pageot, Desfourneaux et tant d’autres qui honorèrent, par leur fidélité, le glorieux drapeau de leur pays. Pourquoi cette distinction entre les blancs et les mulâtres ? Sonthonax ne devait-il pas tenir, entre Montbrun et Desfourneaux, l’un chef, l’autre subalterne, la balance de l’impartialité ? N’eut-il pas un grave tort en écoutant trop Desfourneaux et les calomnies de Martial Besse contre Montbrun ?

Les défauts de son caractère ardent, son emportement quelquefois trop violent, sa facilité à s’irriter, une trop grande présomption de sa capacité incontestable, l’habitude qu’il s’était faite d’être aveuglément obéi, les obstacles qu’il rencontra dans ces derniers temps, la désapprobation de plusieurs de ses mesures par Polvérel qui continuait d’avoir confiance dans les hommes d’élite de la classe de couleur : tout concourut, selon nos appréciations, à aigrir Sonthonax contre cette classe, et cette aigreur le porta à commettre des fautes capitales. En temps et lieu, nous les jugerons, peut-être sévèrement ; mais alors même, comme à présent, nous ne lui refuserons pas les titres qu’il eut à la juste considération de ses contemporains, et que nous devons lui conserver. Attendre la perfection dans les hommes politiques qui agissent en des temps révolutionnaires, c’est une chimère : il faut les juger par les grands résultats qu’ils produisent en faveur de l’humanité et de la liberté. Or, sous ce rapport, Sonthonax a un très-grand mérite à nos yeux. Il avait sollicité plusieurs fois de la convention nationale, de prononcer la liberté générale des noirs, et il a su ne pas hésiter de la prononcer lui-même, quand des circonstances impérieuses lui en ont fait une loi de salut pour Saint-Domingue. Nous ne saurions trop le louer pour sa courageuse détermination. Détruire l’esclavage, c’est détruire les préjugés conçus contre tous les hommes de la race noire ; de même qu’abolir la traite des noirs, c’est préparer leur émancipation sinon abolir leur esclavage. Les blancs qui concourent à ces résultats, qui acceptent franchement cette mission providentielle, ont droit à toute notre gratitude, à tout notre amour. Sonthonax n’est-il pas dans cette catégorie respectable, malgré ses erreurs, ses fautes, ses torts incontestables envers les hommes de couleur ? Nous le croyons.


Nos traditions rapportent que quelques jours après le 18 mars, des bandes de noirs de la plaine du Cul-de-Sac, sous la conduite de l’un d’eux nommé Bébé Coustard, se portèrent de nouveau dans le bourg de la Croix-des-Bouquets, menaçant sérieusement cette fois l’existence de Bauvais et de toute la portion de la légion de l’Ouest qui était sous ses ordres : ces derniers durent se retrancher dans l’église, décidés à se défendre courageusement. Mais, pendant qu’ils s’y préparaient, le fougueux Daguin, que nous avons vu autrefois dégaîner son épée, sur la place du même bourg, pour ordonner aux tambours de battre la générale, parce que les blancs du Port-au-Prince voulaient que les nègres suisses rentrassent sur les habitations de leurs maîtres ; Daguin s’arme d’un fusil, va au-devant des noirs étonnés et demande à parler à Bébé Coustard. Celui-ci paraît, et Daguin le tue immédiatement. Cette témérité, après la mort si récente d’Halaou, jeta l’épouvante parmi ces bandes qui se dispersèrent aussitôt. Bauvais resta de nouveau maître de la Croix-des-Bouquets.

Ici, nous n’avons pas les mêmes raisons, pour blâmer l’action audacieuse de Daguin, que nous avions pour condamner le meurtre d’Halaou. Si Bauvais et la légion se voyaient exposés à une attaque de ces masses, mises encore en mouvement par le fétichisme africain qui leur donnait toujours l’impulsion, et probablement cette fois dans le dessein de venger la mort d’Halaou, Daguin avait autant de droit à les prévenir, que Montbrun en avait eu pour terrasser le 48e régiment. L’énergie, l’intrépidité sont toujours convenables en présence d’un danger imminent.


Le fâcheux événement qui venait de se passer au Port-au-Prince, fit sentir à Polvérel la nécessité de son retour dans cette ville. Il nomma Bruno Blanchet, son délégué civil pour la province du Sud. Il quitta les Cayes aux ordres de Rigaud dont il ranima le patriotique dévouement ; et communiquant ses propres sentimens à tous les chefs militaires qu’il rencontra sur sa route, il arriva auprès de son collègue mécontent, le 9 avril. Il fut accueilli avec une respectueuse déférence, un chaleureux enthousiasme par Montbrun, Pinchinat et les autres hommes de couleur. Desfourneaux et le 48e régiment étant déjà partis, il n’y avait plus de cause de troubles au Port-au-Prince. Cette ville continua de jouir du calme qui succède aux orages politiques.

Toutefois, on ne peut admettre que Polvérel ne s’enquît pas des causes de la querelle entre Desfourneaux et Montbrun. S’il avait reconnu alors que les torts étaient du côté de ce dernier, ne l’aurait-il pas remplacé dans ses fonctions ? Loin de là, il l’y maintint.

Dès le mois de novembre 1793, en apprenant que Sonthonax, sans le consulter, avait nommé Laveaux, gouverneur général de Saint-Domingue, par la fuite de Lasalle, il avait désapprouvé cette mesure et nommé Rigaud, gouverneur général du Sud, et Montbrun, ' gouverneur général de l’Ouest. Jacmel et le Petit-Goave étaient compris dans le commandement de Rigaud, suivant une ancienne division des provinces, et encore parce que Léogane étant au pouvoir des Anglais, Rigaud pouvait mieux surveiller et défendre ces deux communes. Mais Sonthonax, à son tour, retrancha Jacmel du commandement de Rigaud, pour en former un arrondissement qu’il confia à Martial Besse.

À son arrivée au Port-au-Prince, Polvérel confirma le commandement de Montbrun, comme celui de Rigaud, moins Jacmel, en se fondant sur ce que, les communications avec le Nord étant interrompues, ces deux officiers supérieurs ne pouvaient pas obéir à Laveaux[11].

Si de telles décisions en sens contraire, de la part des deux commissaires, présentaient un véritable décousu, une confusion de pouvoirs, toujours est-il que le maintien de Montbrun à son poste, prouve que Polvérel ne le trouva pas coupable dans l’affaire du 18 mars. Etait-ce la crainte de déplaire aux hommes de couleur, en présence des Anglais ? Nous ne le pensons pas ; car il pouvait fort bien remplacer Montbrun par Bauvais, généralement estimé d’eux tous. Nous voyons cependant dans Garran, que : « Il est certain enfin que Polvérel, malgré ses préventions originaires en faveur de Montbrun, a fini par condamner sa conduite dans cette affaire. » Nous regrettons donc avec lui que la mort ait empêché Polvérel de donner des renseignemens à ce sujet.

Nous croyons devoir, pour l’honneur de Polvérel, repousser l’assertion de Malenfant qui prétend, qu’il reçut froidement Sonthonax à qui il aurait fait des reproches, en embrassant Montbrun. Polvérel avait une trop haute idée des convenances et trop de magnanimité dans le caractère, pour se conduire ainsi.


Il nous serait impossible de ne pas réfuter également ce que nous considérons comme une injure faite à la mémoire de Pinchinat, par Pamphile de Lacroix. Le mérite de son ouvrage sur la Révolution de Saint-Domingue, l’a recommandé au public : il faut détruire ce qu’il y a de calomnieux pour un de nos premiers révolutionnaires.

En parlant du retour de Polvérel au Port-au-Prince, cet auteur prétend que « ce commissaire civil y accourut pour user de son influence sur le commandant Montbrun et sur le président Pinchinat, dont le crédit moral semblait s’être volontairement affaissé au milieu des dernières dissensions. » Ce qui revient à dire que Pinchinat, par son influence, eût pu empêcher Montbrun, plein de méfiance, d’amour-propre et d’orgueil, comme tous ceux de sa caste[12], d’agir comme il a fait au 18 mars.

Au contraire, Pinchinat devait y pousser Montbrun, et c’est probablement ce qu’il aura fait. On vient de voir que Desfourneaux l’en a accusé. Pourquoi aurait-il conseillé Montbrun de se laisser supplanter par son rival, de supporter ses arrogances ? Desfourneaux avait-il plus de mérite que Montbrun ? Et Pinchinat, mulâtre, n’avait-il pas aussi sa méfiance, son amour-propre, et son orgueil, comme Montbrun, comme tous ceux de sa caste ? Pourquoi n’aurait-il pas voulu que Montbrun humiliât ' l’orgueil de Desfourneaux, en exigeant qu’il fûl embarqué ? Est-ce que les blancs n’ont point d’orgueil ? Suffit-il d’avoir une peau jaune pour en être saturé ? Si la caste des mulâtres a ce vice, elle ne peut l’avoir reçu que de la race des blancs[13].

Misérables préjugés, nés de toutes les injustices des Européens contre la race noire, à quelles aberrations n’exposez-vous pas les esprits les plus judicieux !…


Nous défendrons encore la mémoire de Pinchinat, et c’est maintenant contre un autre mulâtre, contre l’astuce du perfide Savary, qui en écrivant sa lettre du 24 novembre 1793 à Bauvais, pour l’engager à se joindre à la coalition de Saint-Marc, jeta dans l’esprit prévenu de Sonthonax des doutes sur les sentimens de ce révolutionnaire, au point « de le persuader que Pinchinat avait été l’un des auteurs de cette coalition et qu’il avait trempé dans le complot de son assassinat[14] »

Mécontent de Pinchinat qui, dans l’un des écrits dont nous avons parlé, adressé aux hommes de couleur de Saint-Marc, condamnait leur infâme trahison, Savary dit à Bauvais « que l’état de gêne où se trouvait Pinchinat, le portait à croire que son cœur n’avait aucune part dans cet écrit… » De là, les soupçons injustes de Sonthonax, à cette époque et quelque temps après. Mais, disons avec Garran « que rien n’annonce d’ailleurs que Pinchinat ait mérité ces soupçons. »

En effet, si Pinchinat resta pauvre dans tout le cours de la révolution de Saint-Domingue à laquelle il prit une si grande part, était-ce une raison pour Savary de supposer que la gêne où il se trouvait, influençait ses opinions politiques, et d’insinuer contre lui cette accusation calomnieuse ? Dans son écrit que nous avons déjà cité, publié à Paris le 20 avril 1798, en réponse à Sonthonax, etc., Pinchinat nous donne le bilan de sa fortune. « Je déclare, dit-il, que je ne possède ni sucreries, ni caféteries, ni habitations eu plaine ou en mornes, ni maisons en ville, ni contrats, ni meubles, ni fortune pécuniaire. Ma solide fortune, celle que je ne puis jamais perdre, celle qui est au-dessus des atteintes de mes persécuteurs, c’est l’estime de tous les amis de l’humanité. »

Combien, parmi tous les hommes qui ont figuré avec quelque éclat à Saint-Domingue, en ont pu dire autant ? Cependant, Pinchinat a exercé une grande influence dans les affaires de ce pays ; il aurait pu la faire servir à se créer une fortune comme tant d’autres, et il n’en a rien fait.

Il aimait le jeu avec passion, il était de mœurs peu sévères, dit un auteur moderne que nous regrettons de contredire en ce moment[15]

S’il aimait le jeu avec passion, c’était une habitude dans le régime colonial et chez tous les hommes de cette époque ; et s’il était vrai qu’il fût de mœurs peu sévères, ce relâchement dans ses mœurs et sa passion pour le jeu en eussent fait un homme insatiable sous le rapport des richesses ; il les eût extorquées par les moyens les plus coupables et les plus vils ; et ses nombreux ennemis, n’ignorant pas ses méfaits, n’eussent pas manqué de les dévoiler dans leurs libelles. Nous avons sous les yeux presque tous ces libelles, et nous ne trouvons pas un seul fait qui lui soit imputé à cet égard. Tout ce qu’on lui reproche n’est relatif qu’à sa conduite politique, à ses opinions qu’on essaya de dénigrer, parce que sous ce rapport il était un adversaire redoutable, par la vigueur de son esprit, par sa dextérité à manier les affaires.

Ce n’est pas la seule tâche que nous ayons à remplir pour défendre la mémoire de Pinchinat. Nous trouverons d’autres occasions de parler de lui.

En attendant, passons dans le Nord pour louer la belle défense militaire de Laveaux et de Villatte, pour féliciter Toussaint Louverture de sa soumission à la République française, tout en faisant nos réserves quant à la conduite politique de ces trois hommes.

  1. À cette époque, on désignait les noirs par le terme d’africains, comme on désignait les hommes de couleur par l’expression de citoyens du 4 avril.
  2. C’est dans une de ces corrections martiales, que M. Besse fît fusiller le brave Obran qui avait voulu s’opposer à ses actes arbitraires.
  3. « Je viens de recevoir le brevet de colonel d’infanterie que vous m’annoncez par voire dépêche de ce jour. Ma reconnaissance est sans bornes, et la satisfaction de voir que mes services sont agréables an délégué de la république me comble de joie, et ne me laisse que le désir de mériter toujours ses bontés pour lesquelles je n’épargnerai rien » — Lettre de Bauvais à Sonthonax, du 5 mars 1794.
  4. Par sa lettre du 5 mars, citée plus avant, Bauvais fît des observations à Sonthonax sur le recrutement parmi ces blancs. Ceci corrobore ce que nous avons dit sur l’erreur commise par Garran, erreur répétée par Pamphile de Lacroix.
  5. Un écrit de Gatereau, publié en 1797, prétend que Sonthonax donna à Desfourneaux l’ordre d’arrêter Pinchinat et Montbrun ; ce qui obligea Montbrun de se sauver et de se rendre au milieu de la légion : de là le combat contre le 48e régiment.
  6. En 1797, Sonthonax lui-même ne sera-t-il pas porté à anéler et à détenir ce même Desfourneaux, à cause de ses vues sur Toussaint Louverture, ou des exigences de celui-ci ? Nous raconterons ce fait singulier.
  7. Malenfant, colon du Cul-de-Sac, était l’un de ceux que Sonthonax favorisait alors.
  8. Il n’y en a jamais eu une seule trace : c’est une fausseté de la part dé Desfourneaux.
  9. L’accusation portée dans cette lettre contre Pinchinat et Montbrun justifie l’assertion de Gatereau, sur l’ordre donné de les arrêter.
  10. Voyez ce qu’il raconte lui-même de l’affaire du 21 novembre 1791, aux Débats, t, 3, p. 117. Il n’omet rien pour faire savoir que les hommes de couleur ont été attaqués par toute la garde nationale blanche, par les deux bataillons réunis, d’Artois et de Normandie.
  11. Lettre de Montbrun à Laveaux, du 4e jour complémentaire de l’an II (20 sept. 1794). Voyez aussi le rapport de Garran, t. 4, p. 248.
  12. Tome 1er, p. 283 et 285.
  13. « Les descendans des premiers habitans de l’île joignaient à beaucoup de richesses, l’orgueil de l’ancienneté de leur origine. » (Rap. de Garran, t. 1er p. 20.) El cette origine remontait aux flibustiers, aux boucaniers, gens de la plus basse extraction, auxquels on envoya bien des filles de joie pour épouses, suivant Sir J. Barskett.

    « Vous avez sans doute vu, et vous avez bien remarqué que les factieux de Saint-Domingue et les meneurs des assemblées coloniales et des corps populaires, ont toujours été les agresseurs dans cette guerre (celle entre les blancs et les mulâtres), qu’ils ont été les violateurs audacieux des traités les plus sacrés, enfin qu’ils ont été victimes de leur propre orgueil et de leur propre injustice. » (Paroles de Sonthonax aux Débats, t. 5, p. 30.)

    Ainsi il en a été de Desfourneaux, par la faiblesse et l’injustice de Sonthonax lui-même. Quand nous arriverons aux événemens de 1797, nous examinerons si Sonthonax ne punit pas l’orgueil de Desfourneaux, en le faisant arrêter et détenir dans un fort.

  14. Rap. de Garran, t. 4, p. 229.
  15. M. Madiou, Histoire d’Haïti, t. 1er p. 107.