Épîtres (Voltaire)/Épître 43

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 290-291).


ÉPÎTRE XLIII.


À MONSIEUR ***.


Du camp de Philisbourg, le 3 juillet 1734[1].


C’est ici que l’on dort sans lit,
Et qu’on prend ses repas par terre ;
Je vois et j’entends l’atmosphère
Qui s’embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre ;
Et dans ces horreurs de la guerre
Le Français chante, boit, et rit.
Bellone va réduire en cendres
Les courtines de Philisbourg,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour :
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,

Et pleins d’honneur et de folie.
Je vois briller au milieu d’eux
Ce fantôme nommé la Gloire,
À l’œil superbe, au front poudreux,
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire,
Dont ils répètent le refrain[2].
Ô nation brillante et vaine !
Illustres fous, peuple charmant,
Que la Gloire à son char enchaîne,
Il est beau d’affronter gaîment
Le trépas et le prince Eugène.
Mais, hélas ! quel sera le prix
De vos héroïques prouesses !
Vous serez cocus dans Paris
Par vos femmes et vos maîtresses[3].



  1. Apprenant que son ami le duc de Richelieu venait d’avoir un duel avec le prince de Lixin, qui était mécontent du mariage de sa cousine, Mlle de Guise, Voltaire partit pour l’armée du Rhin, où Richelieu se trouvait. Voyez la Correspondance à cette époque. (G. A.)
  2. Après ce vers, on lisait ceux-ci, qui étaient à la fin de la pièce :
    Déjà le maréchal de Noaille,
    Qui suit ce fantôme au grand trot,
    Croyant qu’on va donner bataille,
    En paraît un peu moins dévot ;
    Tous les saints au diable il envoie,
    Et vient de donner pour le mot :
    Vive l’honneur ! vive la joie !
  3. Dans une ancienne édition on ne trouve pas les quatre derniers vers. (B.)