Épîtres (Voltaire)/Épître 30

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 265-266).


ÉPÎTRE XXX.


AUX MÂNES DE M. DE GENONVILLE.


(1729)


Toi que le ciel jaloux ravit dans son printemps ;
Toi de qui je conserve un souvenir fidèle,
Vainqueur de la mort et du temps ;
Toi dont la perte, après dix ans[1],
M’est encore affreuse et nouvelle ;
Si tout n’est pas détruit ; si, sur les sombres bords,
Ce souffle si caché, cette faible étincelle,
Cet esprit, le moteur et l’esclave du corps,
Ce je ne sais quel sens qu’on nomme âme immortelle,
Reste inconnu de nous, est vivant chez les morts ;
S’il est vrai que tu sois, et si tu peux m’entendre,
Ô mon cher Genonville ! avec plaisir reçoi
Ces vers et ces soupirs que je donne à ta cendre,
Monument d’un amour immortel comme toi.
Il te souvient du temps où l’aimable Égérie[2],
Dans les beaux jours de notre vie,
Écoutait nos chansons, partageait nos ardeurs.
Nous nous aimions tous trois. La raison, la folie,
L’amour, l’enchantement des plus tendres erreurs,
Tout réunissait nos trois cœurs.
Que nous étions heureux ! même cette indigence,
Triste compagne des beaux jours,
Ne put de notre joie empoisonner le cours.
Jeunes, gais, satisfaits, sans soins, sans prévoyance,
Aux douceurs du présent bornant tous nos désirs,
Quel besoin avions-nous d’une vaine abondance ?
Nous possédions bien mieux, nous avions les plaisirs !
Ces plaisirs, ces beaux jours coulés dans la mollesse,
Ces ris, enfants de l’allégresse,

Sont passés avec toi dans la nuit du trépas.
Le ciel, en récompense, accorde à ta maîtresse
Des grandeurs et de la richesse,
Appuis de l’âge mûr, éclatant embarras,
Faible soulagement quand on perd sa jeunesse.
La fortune est chez elle, où fut jadis l’amour.
Les plaisirs ont leur temps, la sagesse a son tour.
L’amour s’est envolé sur l’aile du bel âge ;
Mais jamais l’amitié ne fuit du cœur du sage[3],
Nous chantons quelquefois et tes vers et les miens ;
De ton aimable esprit nous célébrons les charmes ;
Ton nom se mêle encore à tous nos entretiens ;
Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes.
Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,
Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux-même.
Au monde, à l’inconstance ardents à se livrer,
Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer !



  1. Il faudrait peut-être mettre « six ans », puisque Genonville était mort en 1723. Voyez, page 256, l’épître à Gervasi.
  2. Mlle de Livry. Voyez la note 1 de l’épître xxxiii.
  3. Variante :
    Ce dernier à mon cœur aurait plu davantage :
    Mais qui peut tout avoir ? Les soirs, le vieux Saurin
    Qu’on ne peut définir, ce critique, ce sage,
    Qui des vains préjugés foule aux pieds l’esclavage,
    Qui m’apprend à penser, qui rit du genre humain,
    Réchauffe entre nous deux les glaces de son âge.
    De son esprit perçant la sublime vigueur
    Se joint à nos chansons, aux grâces du Permesse ;
    Des nymphes d’Apollon le commerce enchanteur
    Déride sur son front les traits de la sagesse.
    Nous chantons quelquefois, etc.