Épîtres (Voltaire)/Épître 13

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 232-237).


ÉPÎTRE XIII.


À MONSIEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT.


(1716)


Prince chéri des dieux, toi qui sers aujourd’hui
De père à ton monarque, à son peuple d’appui ;

Toi qui, de tout l’État portant le poids immense,
Immoles ton repos à celui de la France ;
Philippe, ne crois point, dans ces jours ténébreux,
Plaire à tous les Français que tu veux rendre heureux :
Aux princes les plus grands, comme aux plus beaux ouvrages,
Dans leur gloire naissante il manque des suffrages[1].
Eh ! qui de sa vertu reçut toujours le prix ?
Il est chez les Français de ces sombres esprits,
Censeurs extravagants d’un sage ministère,
Incapables de tout, à qui rien ne peut plaire.
Dans leurs caprices vains tristement affermis,
Toujours du nouveau maître ils sont les ennemis ;
Et, n’ayant d’autre emploi que celui de médire,
L’objet le plus auguste irrite leur satire :
Ils voudraient de cet astre éteindre la clarté,
Et se venger sur lui de leur obscurité.
Ne crains point leur poison : quand tes soins politiques
Auront réglé le cours des affaires publiques,
Quand tu verras nos cœurs, justement enchantés,
Au-devant de tes pas volant de tous côtés,
Les cris de ces frondeurs, à leurs chagrins en proie,
Ne seront point ouïs parmi nos cris de joie.
Mais dédaigne ainsi qu’eux les serviles flatteurs,
De la gloire d’un prince infâmes corrupteurs ;
Que ta mâle vertu méprise et désavoue
Le méchant qui te blâme et le fat qui te loue[2].
Toujours indépendant du reste des humains,
Un prince tient sa gloire ou sa honte en ses mains ;
Et, quoiqu’on veuille enfin le servir ou lui nuire,

Lui seul peut s’élever, lui seul peut se détruire.
En vain contre Henri la France a vu longtemps
La calomnie affreuse exciter ses serpents ;
En vain de ses rivaux les fureurs catholiques
Armèrent contre lui des mains apostoliques ;
Et plus d’un monacal et servile écrivain
Vendit, pour l’outrager, sa haine et son venin[3] ;
La gloire de Henri par eux n’est point flétrie :
Leurs noms sont détestés, sa mémoire est chérie.
Nous admirons encor sa valeur, sa bonté ;
Et longtemps dans la France il sera regretté.
Cromwell, d’un joug terrible accablant sa patrie,
Vit bientôt à ses pieds ramper la flatterie ;
Ce monstre politique, au Parnasse adoré,
Teint du sang de son roi, fut aux dieux comparé :
Mais malgré les succès de sa prudente audace,
L’univers indigné démentait le Parnasse,
Et de Waller[4] enfin les écrits les plus beaux
D’un illustre tyran n’ont pu faire un héros.
Louis fit sur son trône asseoir la flatterie ;
Louis fut encensé jusqu’à l’idolâtrie.
En éloges enfin le Parnasse épuisé
Répète ses vertus sur un ton presque usé ;
Et, l’encens à la main, la docte Académie
L’endormit cinquante ans par sa monotonie.
Rien ne nous a séduits : en vain en plus d’un lieu
Cent auteurs indiscrets l’ont traité comme un dieu ;
De quelque nom sacré que l’opéra le nomme,
L’équitable Français ne voit en lui qu’un homme.
Pour élever sa gloire on ne nous verra plus
Dégrader les Césars, abaisser les Titus ;

Et, si d’un crayon vrai quelque main libre et sûre
Nous traçait de Louis la fidèle peinture,
Nos yeux trop dessillés pourraient dans ce héros
Avec bien des vertus trouver quelques défauts.
Prince, ne crois donc point que ces hommes vulgaires
Qui prodiguent aux grands des écrits mercenaires,
Imposant par leurs vers à la postérité,
Soient les dispensateurs de l’immortalité[5].
Tu peux, sans qu’un auteur te critique ou t’encense,
Jeter les fondements du bonheur de la France ;
Et nous verrons un jour l’équitable univers
Peser tes actions sans consulter nos vers.
Je dis plus : un grand prince, un héros, sans l’histoire,
Peut même à l’avenir transmettre sa mémoire.
Taisez-vous, s’il se peut, illustres écrivains,
Inutiles appuis de ces honneurs certains ;
Tombez, marbres vivants, que d’un ciseau fidèle
Anima sur ses traits la main d’un Praxitèle ;
Que tous ces monuments soient partout renversés.
Il est grand, il est juste, on l’aime : c’est assez.
Mieux que dans nos écrits, et mieux que sur le cuivre.
Ce héros dans nos cœurs à jamais doit revivre.
  L’heureux vieillard, en paix dans son lit expirant[6],
De ce prince à son fils fait l’éloge en pleurant ;
Le fils, encor tout plein de son règne adorable.
Le vante à ses neveux ; et ce nom respectable,

Ce nom dont l’univers aime à s’entretenir,
Passe de bouche en bouche aux siècles à venir.
C’est ainsi qu’on dira chez la race future :
Pliilippe eut un cœur noble ; ami de la droiture,
Politique et sincère, habile et généreux,
Constant quand il fallait rendre un mortel heureux ;
Irrésolu, changeant, quand le bien de l’empire
Au malheur d’un sujet le forçait à souscrire ;
Affable avec noblesse, et grand avec bonté,
Il sépara l’orgueil d’avec la majesté ;
Et le dieu des combats, et la docte Minerve,
De leurs présents divins le comblaient sans réserve ;
Capable également d’être avec dignité
Et dans l’éclat du trône et dans l’obscurité :
Voilà ce que de toi mon esprit se présage.
Ô toi de qui ma plume a crayonné l’image,
Toi de qui j’attendais ma gloire et mon appui,
Ne chanterai-je donc que le bonheur d’autrui ?
En peignant ta vertu, plaindrai-je ma misère ?
Bienfaisant envers tous, envers moi seul sévère,
D’un exil rigoureux tu m’imposes la loi ;
Mais j’ose de toi-même en appeler à toi.
Devant toi je ne veux d’appui que l’innocence ;
J’implore ta justice, et non point ta clémence.
Lis seulement ces vers, et juge de leur prix ;
Vois ce que l’on m’impute, et vois ce que j’écris.
La libre vérité qui règne en mon ouvrage
D’une âme sans reproche est le noble partage ;
Et de tes grands talents le sage estimateur
N’est point de ces couplets l’infâme et vil auteur[7].
Philippe, quelquefois sur une toile antique
Si ton œil pénétrant jette un regard critique,
Par l’injure du temps le portrait effacé
Ne cachera jamais la main qui l’a tracé ;
D’un choix judicieux dispensant la louange,
Tu ne confondras point Vignon et Michel-Ange.
Prince, il en est ainsi chez nous autres rimeurs ;
Et si tu connaissais mon esprit et mes mœurs.
D’un peuple de rivaux l’adroite calomnie

Me chargerait en vain de leur ignominie ;
Tu les démentirais, et je ne verrais plus
Dans leurs crayons grossiers mes pinceaux confondus ;
Tu plaindrais par leurs cris ma jeunesse opprimée ;
À verser les bienfaits ta main accoutumée
Peut-être de mes maux voudrait me consoler,
Et me protégerait au lieu de m’accabler[8].



  1. Le commencement de l’épître se trouve ainsi dans plusieurs copies :
    Philippe, ami des dieux, toi qui sers aujourd’hui
    De père à ton monarque, à son peuple d’appui,
    Quoique avec équité ton active prudence
    D’un empire ébranlé porte le poids immense,
    Ne crois pas que d’abord, des critiques vainqueurs,
    Tes soins, tes sages soins entraînent tous les cœurs.
    Aux plus fameux héros, comme aux plus grands ouvrages,
    Dans leur gloire naissante, etc.
  2. Variante :
    Le méchant qui te blâme et le fat qui te loue.
    D’olive ou de lauriers tu peux seul te couvrir :
    Rien ne peut les donner, rien ne peut les flétrir.
    Les bons rois, en marchant à la gloire suprême,
    N’ont jamais eu d’appui ni d’obstacle qu’eux-même.
    Contre le grand Henri la France a vu longtemps, etc.
  3. Variante :
    Vendit pour l’outrager sa haine et son venin.
    Qu’ont produit tous leurs cris ? Sa mémoire sacrée
    Parmi les nations n’est pas moins révérée.
    Nous admirons encor sa valeur, sa bonté ;
    Et sans toi dans la France il serait regretté.
    Louis fit sur son trône, etc.
  4. Waller, poëte anglais, est auteur d’un éloge funèbre de Cromwell, qui passe pour un chef-d’œuvre. Un jour Charles II, à qui Waller venait, suivant l’usage des rois et des poëtes, de présenter une pièce farcie de louanges, lui reprocha qu’il avait fait mieux pour Cromwell. Waller lui répondit : « Sire, nous autres poëtes, nous réussissons mieux dans les fictions que dans les vérités. » (B.)
  5. Variante :
    Soient les dispensateurs de l’immortalité.
    Je ris de cet auteur dont la frivole audace,
    Dans les dizains pompeux d’une ode qui nous glace,
    Présente à son héros les séduisants appas
    D’un éternel laurier que tous deux n’auront pas.
    Oui, Philippe, tu peux, sans qu’un rimeur t’encense.
    Jeter les fondements du bonheur de la France ;
    Et, sans tous les écrits de Pellegrin, de Roy,
    Le sévère avenir saura juger de toi.
    Je dis plus : un grand prince, artisan de sa gloire,
    Dans la postérité peut vivre sans l’histoire.
    Taisez-vous, s’il se peut, etc.
  6. Ce vers et les cinq suivants ont été reproduits presque textuellement par Voltaire dans son poëme Sur les Événements de l’année 1744 (voyez tome IX, page 431). Laharpe a remarque que les idées en étaient prises dans le Petit Carême de Massillon. (Voyez le Cours de littérature, IIe partie, livre II, ch. Ier, section 4.)

    Le chevalier Croft (dans ses Commentaires sur les meilleurs ouvrages de la langue française, tome Ier et unique, 1815, in-8o), a cité ces vers comme étant de la Henriade. (B.)
  7. Voyez, aux Poésies mêlées, ces couplets dont Voltaire est assurément l’auteur. (G. A.)
  8. Il avait été accusé d’être l’auteur de couplets satiriques contre le Régent et sa fille. On prétend que, présenté à M. le Régent, après en avoir obtenu justice, et le prince paraissant persuadé qu’il lui avait fait grâce, M. de Voltaire lui adressa ces vers :
    Non, monseigneur, en vérité,
    Ma muse n’a jamais chanté
    Ammonites ni Moabites ;
    Brancas vous répondra de moi :
    Un rimeur sorti des jésuites,
    Des peuples de l’ancienne loi
    Ne connaît que les Sodomites. (K.)

    — Voyez les Poésies mêlées, année 1716.