Épître à Bismarck, aux mânes des victimes de la guerre et du bombardement de Paris

Épître à Bismarck, aux mânes des victimes de la guerre et du bombardement de Paris
Pendant l’orage, poèmes nationaux et historiquesAlphonse Lemerre (p. 29-35).


ÉPÎTRE À BISMARK


AUX MÂNES DES VICTIMES DE LA GUERRE
et du bombardement de paris


Conseiller d’un roi fou, serviteur de Guillaume,
Toi que Mars favorise à son grand jeu de paume,
Bismarck, toi qui t’es fait le valet d’un bourreau
Pour mieux tirer la corde où pend l’affreux couteau,
Je m’empresse en ce jour de t’offrir une épître ;
Car cet honneur t’est dû, Bismarck, à plus d’un titre :
N’es-tu pas l’échanson de Guillaume ? Au festin,
Dans sa coupe tu sais mêler le sang au vin.
N’est-il pas l’écolier, toi le maître d’école ?
Professer à la cour fut de tout temps ton rôle,
Et j’aime à t’applaudir dans l’un ou l’autre emploi ;
Car tu grises Guillaume, et le bourreau, c’est toi !

Oui, c’est toi, vil serpent qui sus, par ton astuce,
Sur la France attirer la haine de la Prusse.
Tu peux être assuré, sans entrer à Paris,
Qu’on te rend dent pour dent et mépris pour mépris.
Du mépris, c’est trop peu pour l’homme sanguinaire
Qui veut de mon pays faire un vaste ossuaire,
Qui veut anéantir la cité des beaux-arts
En lançant des obus par-dessus nos remparts.
Voilà plus de six mois, misérable vampire,
Que le sang coule, hélas ! que ta bouche l’aspire.
Pour te complaire au crime et dormir sans remord,
Tu dus faire en secret un pacte avec la mort :
N’est-ce pas toi, Satan, qui transportas Guillaume
Sur un mont élevé, non loin de son royaume ?
Tu lui disais : « Vois-tu ce pays florissant ?
C’est la France !… Elle craint ton bras ferme et puissant.
Tu peux la ravager ; j’y puis lancer la flamme ;
À Satan livre-toi ! Livre ton corps, ton âme !
Laisse pour guerroyer ta femme, ton château,
Et la France est à toi, je t’en fais le cadeau !
Avec tes fils suis-moi vers les champs de la gloire ;
Qu’ils traversent le Rhin, qu’ils traversent la Loire !
Tout ton peuple est armé, qu’il subisse les lois

De la guerre !… En avant ! les Saxons, les Badois,
Pour former une armée immense, colossale !
Contemple donc Strasbourg !… Vois-tu sa cathédrale ?
— Strasbourg !… si je t’avais !… Il me le faut, morbleu !…
— Guillaume, tu l’auras vivant ou bien en feu.
Je puis donner au roi la moitié de la terre ;
Aujourd’hui prends la France !… À demain l’Angleterre !… »

Et Guillaume suivit tous tes conseils, Satan.
Sur un cheval fougueux il partit à l’instant :
Son regard était fauve ; il avait la moustache
Épaisse comme un bois qui n’a point vu la hache.
Partout, à son approche le sabre et la terreur.
Les vierges à ses pieds tombaient échevelées,
Les vieillards chancelants, les mères désolées,
Tous subissaient l’outrage… Et toi, Bismarck, et toi,
Joyeux tu laissais prendre un bain de sang au roi…

Un bain ne calme pas la fureur souveraine ;
Il prit des bains de sang en Alsace, en Lorraine,
Et plus il s’y plongea, plus le cœur lui brûlait ;
Ce n’était plus un cœur, non, c’était un boulet !…

 
Et ce boulet de fer, qu’un tison rouge allume,
C’est toi qui l’as forgé, Bismarck, sur ton enclume.
Tu le verras faillir ; il touche à son déclin ;
Il n’est point de boulet roulant toujours sans fin.
Puisse-t-il rencontrer ta tête sur la route
Et la broyer d’un choc !… Mais pas encore !… Écoute,
Des soldats expirants ont proféré ton nom :
« Bismarck n’aura jamais les honneurs du canon.
S’il meurt, lui qui sema les horreurs de la guerre,
Que sa mort soit des plus horribles sur la terre !
Le sol boit notre sang ; il entend nos clameurs ;
Nos mères ont versé jusqu’à leurs derniers pleurs ;
On a su les réduire, avec la violence,
À servir des Prussiens qui brandissent la lance ;
Et pas un seul de nous n’est là pour protéger
Celle qui crie : « À moi !… Mon fils, viens me venger !… »

« Moi, Prussien, on m’a dit : Le maître du royaume
T’ordonne de quitter ton toit couvert de chaume.
Il laissa sa famille, il faut en faire autant.
— Mon fils est au berceau. — Dieu veille sur l’enfant !
— Ma femme m’étreint en me couvrant de larmes,
Comment l’abandonner ? — En saisissant tes armes ;

Le roi veut des guerriers… Allons ! drôle, partons !… »
Et j’ai suivi Guillaume avec ses bataillons…
Je ressentis bientôt ce qu’un soldat endure,
La faim, hélas ! la faim sur une couche dure.
« Cherche ton pain ! m’a dit un vieux sergent rétif :
On n’a rien en dormant ; montre-toi plus actif.
Ce n’est pas au soleil que naquit l’émeraude ;
Elle est au fond du sol. Va donc à la maraude !
Le pillage est ton droit, le meurtre est un besoin ;
Bismarck a tout permis quand nous serions au loin… »

Le mal qu’on nous conseille, on l’apprend bien sans livre,
Je l’ai commis tout seul ; le crime m’a fait vivre.
J’ai même eu du plaisir à voir souffrir autrui,
En riant du fléau qui me frappe aujourd’hui.
Oh ! la guerre ! la guerre ! ignominie atroce !
Elle fait l’assassin et la bête féroce.
La guerre m’enseigna les crimes les plus grands :
J’ai tué les vieillards ; j’ai tué les enfants ;
J’ai pillé les autels et, chose plus infâme,
J’ai !… devinez le mot pour l’honneur de ma femme…

Enivrés par la poudre, et bravant le trépas,

Tous les Prussiens marchaient vers Paris à grands pas
« Un héros ne meurt point ! disais-je en mon délire !
Mais un scélérat tombe, on peut le lui prédire. »
Frappé par une balle, on me vit chanceler,
Me roidir sur la neige, et tout bas appeler…
Nul n’entendit ma voix… Passait une corneille :
Elle vint… et son bec me déchira l’oreille.
Resté seul, près de moi s’élevaient des tombeaux
Sur le tertre desquels planaient d’affreux corbeaux.
Et je les comparais, tous ces oiseaux voraces,
Aux monarques unis pour détruire les races…
Je vis un homme en deuil… un second et puis trois ;
Ils semblaient murmurer contre le jeu des rois.
C’étaient des gens âgés, d’assez forte encolure.
N’ayant pour tout habit qu’une robe de bure[1].
Ils enterraient les morts avec un saint respect,
Et moi, vil criminel, tremblant à leur aspect,
J’évitais leurs regards… L’un d’eux me dit : « Mon frère,
Au péril nous venons doucement vous soustraire ;
Laissez-moi vous panser… » J’eus un moment d’émoi ;
Car j’étais étonné qu’on eût pitié de moi,

De moi qui, l’avant-veille et par un temps de bise,
Avait pris aux blessés tout, jusqu’à leur chemise…

Bismarck, je te maudis ! Guillaume, je te hais !
Vous avez diffamé tout deux le cœur français.
Il est bon, généreux et rempli de clémence.
On ne fusille point les prisonniers en France.
J’ai vu les brancardiers, ils étaient plus d’un cent,
Ramasser les blessés sous un feu menaçant.
En Prusse, on est cruel ; du mal on est complice.
S’il faut prochainement que ma mort s’accomplisse
Au profit de Guillaume et du nouveau Tristan
Qu’on appelle Bismarck, je lui dirai : « Satan,
Je veux par les deux pieds que le peuple te pende !
Si tu pousses des cris, qu’un vautour les entende !
Qu’il te crève chaque œil pour en chasser l’éclair !
Qu’il t’arrache le foie et s’en repaisse en l’air !
Qu’il revienne t’ôter les entrailles fumantes !
Que tout ton corps, Bismarck, soit de chairs palpitantes !
Et pour les consumer, qu’un enfer dévorant
S’entr’ouvre avec fureur !… C’est le vœu d’un mourant… »


Janvier 1871.
  1. Les Frères de la doctrine chrétienne dont la conduite et le dévouement ont mérité les plus grands éloges.