Éléments de philosophie (Alain)/Livre VII/Introduction

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 339-340).

INTRODUCTION

Je dois avertir maintenant que nous allons entrer dans la sociologie. La mode nous y oblige ; mais autre chose encore nous y oblige. Les étonnantes remarques de Comte sur cette sixième science sont à considérer. D’abord que cette science est la politique même, prise avec sa méthode positive. Je n’en donne ici qu’une esquisse.

La seconde idée est presque impénétrable. Il s’agit de cet étrange rapport qui subordonne toutes les sciences à la sixième, d’après cette remarque que toutes les sciences sont des faits sociologiques. Il n’y aurait aucune science sans les monuments, les académies, les instruments, les dignités, les bibliothèques et les laboratoires. Alors la science devient sociale, réellement commune à tous les hommes. Une partie principale de la philosophie des sciences consiste alors à faire voir ce qu’elle doit à la sociologie. Par exemple c’est une difficile recherche que celle des rapports de la religion à la science. On en voit un exemple dans la mystique de Képler, qui réellement s’est appuyé sur la perfection divine pour découvrir ses fameuses lois. Sans l’idée a priori de la simplicité divine jamais il ne les aurait même constatées, car il dut arrondir les chiffres. Ici est placée une notion très cachée qui est la liaison de l’idée au sentiment. (Le sentiment est une sorte de fanatisme, qui, par la loi sociologique de l’effervescence, nous rend certains sans preuves et ainsi curieux des preuves.) Comte s’est appliqué longtemps à ce problème, vers la fin de sa vie ; et il n’a pas échappé à une obscurité sibylline. On peut éviter ce risque simplement en ne cessant jamais de regarder la société des hommes comme le lieu de la pensée. Nous avons déjà dit la même chose à propos du langage et par des raisons assez claires. Il s’agit de n’être pas ingrat aux hommes qui portent l’humanité ; il s’agit d’aimer les semblables et en somme l’esprit humain. C’est un point important de l’esprit philosophique, soit pour les devoirs, soit même pour la recherche. Il suffit de poser correctement ces relations si simples, cela ferme le cercle des pensées et les soumet à la géographie, aux climats, aux races, enfin à tout ce qui détermine la politique. Tel est finalement le monde humain, lieu de bonheur et de gloire si l’on corrige le fanatisme par l’amour qui donne et suppose, dont le vrai nom est charité, et dont l’application conduit à une belle égalité, non exclusive de l’autorité, mais tout au contraire substantielle à la vraie autorité. Cette introduction suffit à tous ces chapitres pourvu qu’on ne l’oublie pas et que l’on donne à la grande idée sociologique toute l’ampleur qui lui est due.