Éléments de philosophie (Alain)/Livre VI/Chapitre 11

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CHAPITRE XI

DE LA FOI ET DE LA VIE INTÉRIEURE

Je ne méprise point et ne sacrifie point la vie intérieure ; au contraire je la sauve. Il faut faire bien attention ici. Car la vie intérieure est souvent comprise comme un défilé de pensées, d’opinions, de sentiments, de vagues projets, de regrets, enfin de vaines délibérations, soutenus par un perpétuel discours à soi. Or cette rêverie irrésolue est si peu la vie intérieure, qu’au contraire je la considère comme purement extérieure. Ces pensées errantes sont conduites en réalité soit par les perceptions de rencontre, un oiseau, un nuage, un mot saisi par hasard, soit par le mécanisme du corps humain qui nous porte d’un mot à l’autre, d’un souvenir à l’autre, et, comme on dit, du coq à l’âne, par les rapports les plus accidentels. Une telle pensée, régie par ce qu’on nomme les associations d’idées, n’est nullement conduite ni ordonnée ; elle n’avance point ; elle ne mène nulle part. C’est pour échapper à cette ronde de pensées non conduites que les hommes jouent aux cartes, ou lisent n’importe quoi. Les grands et les petits malheurs se développent par ce sentiment que la pensée tourne en cercle et est alors complètement inutile. Chacun a l’expérience des heures d’insomnie ainsi vainement occupées par une pensée esclave. Et les plus malheureux connaissent quelque chose de pire, qui est l’insomnie les yeux ouverts et dans la lumière du jour. Or le premier effet d’une vie réellement intérieure est de refuser ce spectacle des pensées sans progrès ni conclusion. Mais comment faire ? Les uns récitent une prière, les autres un poème ; quelques-uns s’astreignent à compter. C’est se donner un objet résistant. Ce remède, qui ne convient qu’aux esprits faibles, et qui ne réussit pas toujours, nous oriente du moins vers la pensée véritable, vers la pensée gouvernée, qui est toujours une pensée d’objet. L’esprit faible délibère sur une situation imaginée ; vie purement extérieure, comme je l’ai expliqué. Un esprit vigoureux ne délibère que devant l’objet devant le terrain, s’il s’agit de construire ; devant les restes du feu, s’il s’agit de mesurer un désastre. Toute situation réelle a cela de bon qu’on n’y porte jamais les yeux sans découvrir quelque chose de fidèle et d’assuré, si mauvais que ce soit. On cesse alors de rêver ; on se met à vouloir. Vie extérieure en apparence, et intérieure en réalité ; car c’est le plus intime de l’homme, alors, qui range et façonne l’extérieur ; c’est la loi de l’homme qui s’inscrit dans les choses. Bref l’homme n’est libre et fort que devant l’objet.

Les Stoïciens, qui sont parmi les meilleurs maîtres, avaient un mot direct et expressif pour désigner l’âme ou l’esprit ; ils la nommaient gouvernement ; je dirais mieux gouverne, d’après un beau mot de notre langue populaire. Ta gouverne, voilà ta vie intérieure. Dès que tu ne conduis plus tes actions, ne prétends plus à l’honneur de penser. Remarquez que le penseur éminent, par exemple celui qui combine et calcule, se donne des objets et se soumet à la loi des objets. Seulement, comme il en est le maître, comme il peut effacer et gribouiller, ce qui le rejette à la pensée esclave, il lui faut une volonté redoublée pour naviguer et gouverner en ce monde qu’il se donne, figures ou symboles. Le commun travail, labourer, construire, ajuster, donne un meilleur appui à nos pensées. Heureux qui trouve toujours devant lui le monde résistant et dur, le monde sans égards.

Vous croyez que j’ai oublié mon propos ; mais non ; je suis au centre. Et je demande si l’homme malheureux, qui pense en tournant comme le cheval au manège, est celui qui se connaît le mieux ? Je réponds qu’au contraire il se trompe sur lui-même. Une passion n’est qu’une erreur continuée sur soi-même, sur ce que l’on sait, sur ce que l’on croit, sur ce que l’on espère, sur ce que l’on peut. Tolstoï est un des auteurs qui savent nous apprendre ce que c’est que se retrouver soi-même. C’est en se mettant à l’œuvre qu’on découvre ce qu’on veut, ce qu’on aime, ce qu’on sait, et en un mot ce qu’on est. Il n’y a point d’autre moyen. Il n’y a point d’autre moyen de juger les autres. Par exemple on dit souvent qu’il faut connaître l’enfant si l’on veut l’instruire ; mais je dis, au contraire, qu’il faut instruire l’enfant si l’on veut le connaître. Et quant à cette sotte ignorance, encore déformée par la timidité, quant à cet état misérable où l’on se trouve quand on rêve au lieu d’essayer, je n’ai qu’à le faire cesser ; cela n’est rien ; cela sera profondément oublié. Nous essayons de porter un regard investigateur sur les aptitudes nues ; de toutes les pensées c’est la plus vaine. Apprends la géométrie, et je te dirai alors si tu es géomètre. Une des fautes les plus communes est de chercher ce qui plaît à l’enfant. Après dix ans d’étude je saurai ce qui lui plaît et il saura ce qui lui plaît. Par le travail il se sera révélé à lui-même. Et dans le fond je crois que tout travail suivi fait paraître une aptitude. Mais c’est ce qu’on ne croit point. On espère se connaître avant le premier essai. D’où l’on voit de pauvres gens qui vont de métier en métier et ne se trouvent doués pour aucun. Il est rare qu’on ne se trouve point doué pour le métier qu’on fait ; en tout cas on n’est vraiment doué que pour le métier qu’on fait. Espérer et croire avant la preuve ; d’espérer et de croire faire preuve ; enfin de soi et des autres, par méthode, penser toujours courage et puissance, voilà le ressort humain. La connaissance de l’homme va donc du plus haut au plus bas.

Ainsi la foi est une idée positive ; et la foi n’est autre chose que l’optimisme ; entendons bien l’optimisme voulu, et non l’optimisme de hasard. Les hommes simples, et qui vivent selon l’imagination, nous donnent ici une leçon qu’il faut comprendre. Sous mille formes, et sous le nom de religion, nous voyons que le courage se donne un objet et des preuves. Mais, que ce soit vie future, avenir de l’espèce, règne de la raison et de la justice, l’objet n’est jamais qu’imaginaire, et c’est le courage qui porte tout. Ou bien, pour employer d’autres mots, disons que la volonté est telle, par sa notion même, que c’est elle-même qui se prouve. Il faut croire en soi ; sans ce premier départ, tout gratuit, il n’y aurait point d’entreprise au monde ; cela, tous les praticiens le savent. Mais, en regardant de plus près, on découvre que, sans le parti d’oser au delà des preuves et même contre les preuves, il n’y aurait ni pensée, ni opinion, ni même rêverie ; en sorte que c’est le tissu même de la psychologie qui se défait tout, si l’on ne prend point comme réalité première et positive un pouvoir qui ne dépend que de son propre décret. Quand on accumule, comme on aime à le faire, les difficultés que soulève ce postulat, on a le tort d’oublier d’autres difficultés non moins inextricables, qui se présentent et nous pressent si nous essayons de nier le pouvoir sans mesure. Et, en posant que théoriquement tout est égal, il reste l’urgence de vouloir qui se propose à tout homme dès qu’il veut aider les autres ou s’aider lui-même. Tous les biens, toutes les règles, toutes les formules, tout cela est comme mort devant l’homme qui ne croit plus en lui-même. Ainsi le premier conseil, et sans doute le seul, est d’éveiller en un homme abattu et dominé ce départ du vouloir. Telle est la source du bien.

Mais comment éveiller un homme à lui-même si on ne croit point en lui ? Et comment croire en lui si l’on ne croit pas d’abord en soi ? Et j’insiste sur ceci, que cette foi en la volonté est elle-même volontaire. Il serait absurde de chercher en soi-même la volonté sans la volonté de la trouver. Et puisqu’en tous ces drames il faut donner d’abord, Descartes a très bien nommé générosité ce mouvement du libre arbitre, réduit à lui-même et s’appuyant sur soi. J’ai observé, en quelques éducateurs et redresseurs, cette certitude de puissance, ce geste de départ et de création qui recommence à neuf. L’âme n’est jamais à découvrir, ni à décrire ; elle est toute à faire et à refaire. Certes on n’est pas ce qu’on veut, mais on n’est quoi que ce soit que si d’abord on veut. L’écart entre l’ambition et le fait sera toujours assez grand ; sans trouver moins, souvent nous trouvons autre chose ; cette déformation est la part des choses ; et nous le saurons assez tôt. La maladie de prévoir est trop honorée. On voit que, sous cet angle, l’écart entre la théorie et la pratique se trouve aboli. Bien mieux, il faut l’abolir, ou, en d’autres termes, il n’y a que le plus parfait modèle qui soit pratique. Telle est l’âme des religions.

Je rendrai plus sensibles ces considérations par l’exemple du remords et du repentir. De l’un à l’autre, il n’y a de différence que la foi, c’est-à-dire la certitude d’une action neuve, immédiatement possible, et tout à fait lavée de la faute. Le remords est un état plus commun qu’on ne croit ; c’est l’idée qu’on n’y pouvait rien et qu’on n’y pourra rien, qu’on est ainsi, que l’on tombera toujours au même passage. Or cette idée paraîtrait ridicule au danseur de corde, au violoniste, à l’orateur. Cette idée, il ne cesse de la nier. S’il connaît quelquefois le désespoir, il s’en échappe, il s’en arrache par le travail. Or, comme disaient les Stoïciens, il n’y a pas de petites fautes. Toutes nos fautes sont pardonnées et oubliées, si nous nous relançons à vouloir ; toutes sont irréparables par l’idée même de l’irréparable. À vrai dire le damné est celui qui ne veut point croire qu’il sera pardonné. Ainsi, strictement parlant, l’homme désespéré se connaît mal, et, pour mieux dire, ne se connaît point ; car ce genre de méditation défait en descendant, ce que les gestes du désespoir expriment très bien.