Éléments de philosophie (Alain)/Livre V/Chapitre 5

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 266-268).
V, v. — De l’ambition

CHAPITRE V

DE L’AMBITION

On dit souvent que l’ambition succède à l’amour, et l’avarice à l’ambition, selon le cours de l’âge. On voit assez clairement pourquoi l’âge glace les amours, comment les moyens de plaire changent avec les années, et quel genre de puissance peut appartenir à un vieillard. La maturité de l’âge transforme déjà l’amour en une sorte d’ambition. Il y a une sûreté de soi, un mépris de beaucoup de choses, un air d’indifférence, qui agissent sur l’esprit le mieux prévenu. Ainsi un amoureux fatigué exerce naturellement cette autre puissance qui lui vient. Mais la passion est moins dans le désir de puissance que dans cet appétit d’obéir, qu’on pourrait appeler l’ambition humiliée. Un parvenu ne peut oublier qu’il a passé par ces chemins-là. Le grand ambitieux se compose beaucoup, et ne se laisse jamais aller jusqu’à l’admiration ; ou bien alors, il la cache. Mais, par un mécanisme que le lecteur comprendra, celui qui fait profession de n’être guère ému ou de ne le point montrer arrive souvent à un calme vide ; sa passion propre, c’est plutôt l’ennui. L’ennui des rois est sans mesure. Et tout pouvoir royal, j’entends par majesté, ennuie celui qui l’exerce.

L’ambition humiliée ne s’ennuie pas. Elle désire, attend, intrigue, tremble, enrage, et adore d’autant plus. Le métier de dieu n’est pas difficile ; il n’y faut qu’une majesté passable, et faire attendre quelque faveur, grande ou petite. C’est l’adorateur qui divinise, par cette belle peur qu’il a toujours de ne pas trouver ce qui pourrait plaire. L’aisance et la simplicité, même par simple politesse, diminuent les souffrances de l’ambition et ses joies aussi. Au contraire, un peu de sauvagerie mêlée à l’ambition rend les succès plus enivrants et les échecs plus cruels aussi. Car le solliciteur se craint lui-même et se comprime, à grands efforts de ses muscles, et se travaille d’avance ; de là ces peurs de candidat et d’acteur, mais propres à l’acteur, qui viennent de ce que l’on veut paraître. La condition du menteur est de surveiller et contrarier ses mouvements naturels, ce qui exige un grand effort de contracture, jusqu’à gêner les fonctions de la vie. De là vient cette rougeur, pour un mensonge à l’improviste. De là aussi, avant le mensonge étudié, cette peur de soi, ce tremblement, cette fiévreuse attente. Dont le dieu profite ; car le solliciteur attribue toujours ce trouble à la majesté du dieu, et non aux vraies causes. Il faut toujours que les mouvements du corps signifient et annoncent, et toutes les passions viennent de là. L’ambitieux, dès qu’il se livre aux puissances, arrive aussitôt à les craindre et de là à les envier. Ainsi le roi donne du prix aux faveurs, et la crainte au roi.

Il y a donc une coquetterie des puissants, dans l’art de donner audience. Beaucoup y sont pris ; le plus sage est de n’y point aller, ou d’être insolent si l’on ne peut mieux. Mais qu’il est facile de ne rien demander ! Au lieu que, ce que l’on a demandé, bientôt on le désire. Si nous savions ne rien faire, nos passions n’iraient pas loin. J’ai vu des désirs, que je croyais vifs, s’user bien vite, même en y pensant, faute d’action seulement. Mais que de désirs sont nés d’une première action ! Comme l’on voit qu’un homme s’attache à une opinion, simplement parce qu’il l’a soutenue. Et il arrive que deux amis manquent de se brouiller par une discussion vive sur des sujets dont ils ne se souciaient point. D’où ils ne manquent pas de conclure qu’il y avait quelque haine secrète là-dessous dont ils cherchent les causes. Bien vainement ; il n’y avait d’autres causes en jeu que la voix mal posée, la respiration gênée, la gorge contractée, la fatigue enfin. L’ardeur de persuader fait partie de l’ambition. La manie du plaideur aussi.

Mais il faut dire un mot des rivalités, qui fouettent si bien l’ambition ; d’abord par l’imitation des passions, qui nous fait désirer bien plus ce que nous voyons qu’un autre désire ; aussi par l’imitation de la haine et de la colère qu’il montre ; encore par les ruses qu’on lui prête, les calomnies répétées ; et surtout par les amis imprudents, qui entrent dans les querelles. L’ambition humiliée ne se développe amplement que dans les familles, où il est ordinaire que tous imitent le chef et déraisonnent avec lui. On dit que les biens sont naturellement désirés et que c’est cela même qui les définit. Mais, hors un petit nombre de biens, c’est parce que l’on commence à désirer, à vouloir, à poursuivre que les biens sont des biens. Cela est commun à toutes les passions ; mais aussi il y a de l’ambition dans toutes.