Éléments de philosophie (Alain)/Livre V/Chapitre 12

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 285-288).

CHAPITRE XII

DES LARMES

On peut considérer les larmes comme une sorte de saignée naturelle, liée à ce système amortisseur du sang qui a son centre dans les fosses nasales. Les larmes marquent donc un soulagement, et comme la solution d’une crise. C’est ce que l’on saisit bien sur le visage du tout petit enfant, où l’on voit se former de ces vagues qui sont l’indice d’un grand travail musculaire, mais sans action. Cette tempête finit en rire ou en larmes selon la violence de la crise. Chez l’adulte, les médecins considèrent les larmes comme une solution favorable de ces états d’extrême contracture qui peuvent conduire à la mort ou à la folie. On s’explique par là qu’une rosée de larmes exprime nos joies les plus profondes, ; mais toujours après un étonnement ou un saisissement. Le sublime nous touche aux larmes, sans doute par un double mouvement ; car le sublime au premier moment nous accable ; mais aussitôt le jugement comprend et domine ; de là un sentiment souverain qui s’élargit et couvre le monde, et, par réaction contre l’étonnement, ces douces larmes. On s’étonne que beaucoup de cœurs secs aillent pleurer au théâtre ; c’est qu’il leur faut la déclamation et la puissance des signes autour d’eux pour que leur vraie puissance leur soit sensible un moment. Il s’y mêle sans doute alors quelque retour sur soi et quelque pitié ; aussi c’est bientôt fait de se tromper là-dessus ; et peut-être le spectateur se trompe lui-même ; peut-être croit-il s’enivrer d’une pitié qui ne coûte rien. Nos joies nous trompent autant que nos douleurs.

Les larmes suivent aussi le paroxysme de la douleur, ou plutôt de la fureur ; elles seraient donc toujours soulagement et signe de consolation. Aussi les larmes ne sont-elles point proprement le signe du chagrin. Ce sont plutôt les sanglots, toujours suivis de larmes. L’horreur est comme un mélange de peur et de colère ; c’est une contracture qui ne peut durer, mais qui ne finit pas non plus subitement. Après la première détente et le premier flot de larmes, le malheur apparaît de nouveau, et la crispation suit ; le malheureux se sent mourir encore une fois et cherche de nouveau les larmes ; bientôt il s’y jette en s’abandonnant tout ; mais la fureur revient encore par soubresauts. Les sanglots consistent dans ce mouvement saccadé de la cage pulmonaire ; ce sont des soupirs interrompus. Le soupir suit naturellement la contracture, lorsque l’idée de la peine se trouve écartée au moins pour un moment.

Il me semble que l’on apprend à pleurer, et que, dans les moments où tout s’arrête et où la violence contre soi effraie, on cherche les larmes ; les enfants s’y jettent et en quelque sorte s’y cachent, pour ne plus voir leur peine. L’homme fort qui retient ses sanglots passe un mauvais moment ; mais il échappe aussi au sentiment de sa propre faiblesse, si vif dès qu’on se livre aux larmes ; car il faut alors tout espérer des autres et ne plus compter sur soi. Je disais que les larmes soulagent ; mais ce n’est vrai que physiquement ; ce n’est qu’à moitié vrai. Dés qu’on se livre aux larmes, on est soulagé du désespoir absolu, qui suspend la vie et promptement la détruirait, mais aussi on sent mieux sa propre impuissance ; elle est figurée par ces efforts subits et l’effondrement qui les suit aussitôt. À moins que, par réflexion et jugement, l’homme renvoie au mécanisme pur ces convulsions tragiques, et donne cette permission à la nature. On pleure alors sans sanglots ; et même, à travers les larmes on discerne mieux son malheur et on le circonscrit déjà, comme le paysan après la grêle.

Qu’il y ait une pudeur des larmes, et que la politesse ne permette pas d’en trop montrer, cela se comprend, car c’est interroger un peu trop rudement sur des douleurs que l’autre veut peut-être cacher ; aussi les femmes en deuil ont le visage voilé. Mais les assistants ne l’ont point, peut-être parce que la contagion des larmes peut être bonne pour celle qui vient d’être touchée, et d’un chagrin dont les causes sont connues et publiques. Telle est la sagesse des cérémonies, dont il sera parlé amplement plus loin. Mais c’est assez et peut-être trop là-dessus ; car ces descriptions réveilleront plutôt en chacun un genre de malheur qui n’est point folie ; et j’ai déjà dit qu’une philosophie prudente ne traite point de ce malheur-là.