Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 10

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 247-249).

CHAPITRE X

DU GÉNIE

Le génie, c’est l’action aisée, sans délibération, sans erreur et imprévisible. Peut-être pour le comprendre faut-il considérer seulement les improvisateurs, et saisir, si on le peut, l’entrée en scène de cette liberté réglée et infaillible. Sur quoi la musique peut nous instruire, du moins par conjecture ; car il y a quelque chose de si naturel et de si attendu dans la belle musique que je crois qu’un chanteur qui écouterait le son, sans se détourner vers autre chose, trouverait dans cet objet ce qui y est annoncé et qui en est la suite ; mais cette attention pleine est impossible avec le retour sur sol, le scrupule et l’idée préconçue ; il ne s’agit pas ici de prévoir, mais de faire ; si l’on attend, tout change, car un son prolongé annonce autre chose qu’un son bref ; et de même un silence. Un général décide de même, sur le moment, non d’après les conseils ou le plan, mais d’après l’objet seulement ; car telle est l’œuvre libre. De même pour le peintre, un coup de pinceau vient après l’autre, et un mot après l’autre pour l’écrivain. Michel-Ange considéra un bloc de marbre, et y vit son David, et sans doute le fit, avec cette vivacité que l’on sait, sans autre modèle que cette statue qui sortait un peu mieux du marbre après chaque coup de maillet. J’avoue que la manière de nos peintres et de nos sculpteurs auxquels il faut deux objets, le modèle et l’œuvre, ne s’accorde guère avec ces vues. Mais peut-on concevoir qu’un général ordonne une bataille sur le modèle d’une autre ? Au sujet de l’écrivain, je remarque que les règles de la versification ont toujours favorisé l’inspiration ; mais que sont ces règles, sinon un moyen de ramener l’attention à l’œuvre et de la détourner du modèle ? Quant à la prose je ne sais qu’en dire ; car je ne crois pourtant pas que ce qui n’est pas vers soit prose, mais la prose est le dernier né des arts, et sans doute le plus caché. Toujours est-il que dans l’art du dessin, où l’on suit pourtant le modèle, il y a un mouvement qui continue ou termine le dessin d’après le dessin même ; et de là vient que la plus rare beauté dans un dessin n’est pas la ressemblance. Pour l’architecture, je dis la plus belle, et en même temps la plus naturelle, il se peut bien que, même dans l’exécution, il y ait plus d’un égard à ce qui est fait déjà, et qu’ainsi le commencement soit beau surtout par ce qui le continue. Contre quoi n’irait pas la manière d’écrire de Molière et surtout de Shakespeare ; car le beau n’y est pas dans le sujet, ni dans ce qui est ordonné d’avance, mais plutôt dans ce qu’on appelle les hasards du ciseau, disons dans le libre jugement, en même temps action, et qui continue comme il faut. Cette grâce est visible dans les ornements et dans les beaux meubles, dont les parures ressemblent à la musique, en ce qu’elles montrent la nécessité et la liberté ensemble.

D’après cela, ce qui serait le plus éloigné du génie, ce serait la mesure et la définition de soi ; il y a toujours de la prétention dans les œuvres du caractère. Car chacun est tout neuf, s’il ose ; mais c’est la simplicité qui ose ; et ainsi le jugement nu se trouve en face de l’objet nu ; l’objet alors emplit la conscience ; et le sujet ne s’y cherche plus. Il fallait le prévoir, par une exacte analyse, au lieu de chercher dans le génie quelque chose toujours de l’inspiration des sibylles, un mécanisme enfin, encore un objet. Et il ne se peut pas que l’on pense à l’objet comme il faut et en même temps à soi. L’esclave de plume se connaît trop par l’œuvre qu’il veut faire ; mais l’artiste ne se connaît que par l’œuvre faite ; heureux s’il ne se définit point par là.