Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Introduction

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 151-153).

INTRODUCTION

Qu’avons-nous cherché jusqu’ici ? On peut bien dire que c’est l’esprit que nous avons cherché. L’esprit s’est montré dans les choses mêmes, dans la perception même, là où nous ne l’attendions point ; il a fallu voir s’élever le Je Pense. C’est ainsi que l’esprit s’apparaît à lui-même, dans l’analyse philosophique, que Lagneau a nommée avec raison analyse réflexive. En effet c’est l’esprit qui se reconnaît lui-même, qui s’apparaît à lui-même. Toutefois, en ces apparitions, il reste quelque chose d’opaque. Il nous semble que nous sommes mus par Dieu, comme disaient autrefois les docteurs. Mais attention ! Ce Dieu est dans la nature, et reste pour lui-même un profond mystère.

Or il y a un autre aspect de Dieu, et c’est à présent qu’il faut le dire. L’esprit apparaît dans le discours, soit que le mathématicien développe sa subtile preuve, soit que l’avocat réfute promptement le raisonnement de l’adversaire, soit que le théologien, s’attaquant lui-même à lui-même, secoue cette clarté des arguments qui lui paraît suspecte ; soit que le philosophe pyrrhonien s’élance dans cette clarté de l’esprit à lui-même et demeure avec, seulement, un contenant vide et pur. Tous les débats sur l’esprit se font dans l’univers du discours ; et cela se montre dans les immortels Dialogues de Platon où l’on voit bien que les hommes s’éloignent du Dieu-nature et prient, au contraire, le Dieu-discours. C’est dans ce monde transparent, des thèses et antithèses, des contradictions, des réfutations, c’est là que l’esprit se connaît. Et ce sera même un grand travail pour le théologien de prouver que le Dieu-discours coïncide avec le Dieu-nature ; tel est le fond des preuves de Dieu. Il est vite fait de prouver l’esprit ; il est péniblement fait de prouver que ce même esprit habite la nature, ou, en d’autres mots, que les lois du discours sont des lois de la nature. Comprenez maintenant qu’en considérant le langage, nous entrons tout droit dans la philosophie. Beaucoup de philosophes n’imaginent pas que la vie de l’esprit soit séparable des discussions, objections et accords, et, pour tout dire, de quelques Conciles de la Philosophie. Tout notre commencement nous fait supposer au contraire que les problèmes du discours ne sont ni les premiers, ni les principaux de la réflexion. De là vient, en toute réflexion, l’extrême difficulté du commencement. On ne peut, d’entrée, raisonner ; il faut faire paraître les exemples, les faits, le monde, se perdre dans les illusions des sens et dans la structure de l’œil, se perdre aussi dans les sentiments de l’âme naturelle, et, en somme, faire parler des oracles et les écouter. Le temple ne s’ouvre pas tout de suite. La forme abstraite et divine ne paraît pas, sans quoi il y aurait autant de fidèles au collège que dans l’Église. On peut nommer philosophie concrète ou naturelle cette philosophie qui détache l’écorce du monde, à la manière des naturalistes. Les Grecs du temps de Platon attendaient les discours et d’être enlevés au-dessus de la terre et des dominations. Chose qui n’a point lieu dans l’Église ; car au contraire on y dit que Dieu est né et a grandi comme une chose de nature, et, plus incroyable encore, qu’il est mort. De là vient que le sourire de Platon et la joie athénienne se sont, ensemble, perdus. Cet avertissement a pour fin de vous faire prendre très au sérieux les syllogismes, les dilemmes, enfin ce à quoi nous arrivons, qui est bien l’humanité et nullement l’animalité. Le langage est un très grand attribut de l’homme. C’est par le langage qu’un Descartes se sait esprit irréfutablement, comme on voit bien clairement dans son Je Pense, cette victoire parlée. On devrait religieusement parcourir toute la variété des raisonnements possibles et estimer très haut le mythe de la Genèse, où l’on voit que Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut. Ce qui nous avertit de ceci que la vraie lumière suppose beaucoup de discours, et que l’enseignement est chose divine, qui crée par le Verbe. Vous êtes conduit tout naturellement au poème de Saint Jean. Au commencement le Verbe flottait sur les eaux. Puis le Verbe s’est fait chair. Ce double mouvement de s’élever et de s’incarner est toute la vie de l’esprit.