Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 8

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III, viii. — De l’arithmétique et de l’algèbre

CHAPITRE VIII

DE L’ARITHMÉTIQUE ET DE L’ALGÈBRE

Pour les fins que l’on se propose ici, il n’est pas nécessaire de séparer ces deux sciences, ni d’en décrire l’étendue et les profondeurs. Il faut seulement les considérer comme sciences des choses encore, et rechercher toujours dans un objet bien perçu la source de ces combinaisons transformables dont les réponses sont souvent aussi étonnantes pour le calculateur lui-même que les merveilles de la nature. Réellement, il ne s’agit ici que d’expériences sur les nombres, expériences impossibles dans la perception commune.

Une multitude accable bientôt l’esprit, si elle n’est pas rangée ; et tout rangement est géométrique. Distribuer une boule de pain à chacun des hommes d’un bataillon, c’est déjà compter, mais machinalement. Vérifier en rangeant les hommes, et les boules de pain devant eux, c’est déjà penser le rapport d’égalité. Mais l’industrie la plus simple impose des groupements qui sont de meilleurs objets pour l’observateur. Le jardinage conduit à des distances selon une règle et à des alignements où l’entendement peut lire les lois des produits de deux facteurs. Les boîtes où l’on range d’autres boîtes et les piles de boulets conduisent plus loin. Il ne faut pas mépriser le boulier compteur et les jeux de cubes. L’entendement trouve ici le rapport de nombre à l’état de pureté, autant qu’il perçoit bien la chose. Par exemple concevoir qu’une arête de cube doublée entraîne huit fois le premier petit cube, c’est reconnaître l’équivalence numérique entre une suite de cubes alignés et un empilement formant lui-même un cube. Ceux qui craignent de faire sortir une science si étendue de si petits commencements n’ont pas bien saisi l’œuvre de l’entendement dans la perception des objets. Il n’y a pas plus de confusion dans le ciel perçu par un petit pâtre que dans ce cube fait de cubes perçu par un enfant qui n’a pas encore fait trois et un avec deux fois deux.

Il se fait naturellement une vigoureuse réaction des algébristes contre ces vues trop simples, et un effort pour démontrer ces premières propositions sans aucune représentation d’objet. Ce qui n’a de succès que parce qu’on oublie que les chiffres, les lettres et les signes sont aussi des objets distribués, rangés et transposés par la plume. Et toute la puissance de l’algèbre vient justement de ce qu’elle remplace la considération des choses mêmes par le maniement de ces symboles, dont la disposition finale, traduite en langage commun, donne enfin une solution bien plus pénible et souvent impossible par une méthode plus naturelle. Un problème scolaire d’arithmétique, traité par l’algèbre, donnera assez l’idée de cette machine à calculer, qui réduit le travail de l’entendement à reconnaître la disposition des symboles sur le papier, et à ne la point changer témérairement, par exemple à changer le signe, s’il transporte un terme d’un membre à l’autre.

J’invite ici le lecteur à retrouver ces rapports si simples, et gros de tant de combinaisons, dans le développement de la formule bien connue dite binôme de Newton. Il y verra, notamment, comment l’on calcule les combinaisons et permutations toujours par des groupements simples, qui font voir que, par rapport aux symboles juxtaposées a b, il y a trois places pour le symbole c et seulement trois. Mais surtout, quand il aura formé un certain nombre des termes de la somme a + b multipliée plusieurs fois par elle-même, il verra apparaître des lois de succession des exposants et une symétrie des coefficients qui lui feront entrevoir la fonction de l’objet comme tel dans l’expérience apprêtée de l’algébriste. Les déterminants offriraient un exemple peut-être plus frappant encore de ce retour des naïves figures propres à vérifier les comptes. Mais ces rapports sont partout dans l’algèbre, et bien frappants dès qu’on est averti. Comme les courbes géométriques peuvent représenter des rapports physiques jusqu’à en proposer souvent des conséquences non encore essayées, ainsi l’algèbre peut représenter la géométrie et toutes choses, mais par des rapports de même espèce, quoique plus simples et plus lisibles, qui sont des rapports d’objets artificiels groupés et rangés par la plume, et dans lesquels éclatent aussi des surprises et des orages.

NOTE

Je crois utile de parler ici des nombres, qui forment une des plus belles inventions de l’esprit. Les amas ne sont point des nombres, car il reste à les compter. L’opération de compter consiste à épuiser un amas par des mouvements comparés à ceux qui épuisent un amas connu. Ensuite le langage des nombres permet de compter directement les actions ; mais l’idée d’égalité dans les nombres semble dépendre d’une correspondance entre des objets alignés et comptés ; par exemple, autant de soldats, autant de boules de pain, etc. On découvrit des axiomes, par exemple que deux nombres égaux à un troisième sont égaux entre eux, et bien d’autres principes concernant le plus grand et le plus petit. Les avares furent naturellement artistes en cet art de compter et de ranger. Les grands comptes se font alors par rangements, comme on faisait en empilant les pièces d’or ; alors fut découverte la multiplication qui est une méthode abrégée de compter des pièces empilées et rangées, ce qui est le commencement du calcul. Quand on eut nommé la suite des nombres, on fit alors de grandes découvertes dans cet objet nouveau, par exemple que la somme de deux nombres est toujours un des nombres de la série. Ainsi considérée la proposition deux et deux font quatre est étonnante et neuve chaque fois qu’on la découvre ; car deux et deux pourraient bien faire un nombre qui ne serait pas dans la suite des nombres. Ce qui importe à comprendre, c’est que les découvertes dans ce genre furent faites par les comptables, qui alignaient les signes, comptaient les rangées, et inventaient les manières rapides de vérifier les comptes. J’ai pu voir et on verra sans doute encore un garçon de caisse peser les piles de pièces d’or au lieu de compter les pièces. La grande densité de l’or permet une telle vérification. La numération est un exemple de langue bien faite, et qui propose des grandeurs sans fin d’où des problèmes métaphysiques, par exemple y a-t-il un nombre infini ? Cela semble impliquer contradiction, car tout nombre compté est fini ; l’on peut l’augmenter et le diminuer et même l’épuiser par l’opération de retirer une pièce et puis une autre. La règle du sage est de ne jamais penser l’infini et le fini sans penser aux nombres et à la numération, hors desquels ces expressions n’ont plus de sens. La science des nombres forme comme le ciel des sciences, où s’élaborent les méthodes et les combinaisons. Tirer une droite, compter un nombre sont des méthodes de construction qui forment l’esprit.