Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 5

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CHAPITRE V

DES IDÉES GÉNÉRALES

Je ne donnerais pas une minute à un problème qui n’intéresserait que les disputeurs. Mais il y a des hommes, et j’en connais, qui croient avoir beaucoup gagné vers le vrai quand ils se sont élevés, comme ils disent, à une idée générale. Or, je n’ai jamais compris ce qu’ils allaient chercher par là ; car ce qu’il y a à connaître, c’est certainement le vrai de chaque chose, autant qu’on peut. Il me semble donc que le mouvement naturel de l’esprit est de descendre des idées aux faits et des espèces aux individus. J’avais remarqué aisément, outre cela, que presque toutes les erreurs du jugement consistent à penser un objet déterminé qui se présente d’après une idée commune à cet objet-là et à d’autres ; comme si l’on croit que tous les Anglais s’ennuient et que toutes les femmes sont folles. Et enfin il m’a semblé que les théoriciens, dans les sciences les plus avancées, sont aussi ceux qui sont le mieux capables d’approcher de la nature particulière de chaque chose, ainsi que lord Kelvin expliqua des perturbations purement électriques dans les câbles sous-marins d’après la théorie purement algébrique des courants variés, tout cela m’aidait à comprendre que les cas particuliers et les individus ne sont pas donnés à la pensée, mais plutôt conquis par elle, et non pas complètement ; et que, lorsqu’on dit que les enfants ou les ignorants en sont réduits à la connaissance des choses particulières, on parle très mal, car ils n’ont que des perceptions mal distinctes et ne voient pas bien les différences. Toujours est-il que, lorsque je m’approche d’un être pour l’observer, je le vois d’abord en gros, et de façon que je le confonde aisément avec beaucoup d’autres ; je vois un animal, un homme, un cheval, un oiseau. Même souvent, j’essaie une idée, puis une autre, me servant d’abord d’un mot puis d’un autre, ce qui est bien exactement penser par le moyen d’idées générales, mais en cherchant toujours la perception particulière. De même les anciens astronomes ont pensé la loi d’abord, lorsqu’ils ont supposé que les astres décrivent des cercles : ensuite ils ont supposé l’ellipse, c’est-à-dire une courbe plus compliquée, d’après quoi ils approchent de la trajectoire réelle, qui est beaucoup plus compliquée encore.

Ces remarques sont pour rassurer le lecteur qui aurait le dessein de suivre les propositions du précédent chapitre concernant l’acquisition des idées ; car il ira à renverser complètement les notions qu’il a lues partout, non pas chez les Grands, qu’on ne lit guère, mais chez les philosophes de cabinet. Sommairement voici le dessin abstrait de toute acquisition d’idées. Le premier signe qui soit compris désigne naturellement tout, sans distinction de parties ni de différences ; et la première idée, jointe à ce premier signe, correspond à une idée très simple et très générale, comme Être, ou Quelque chose. Le premier progrès dans la connaissance consisterait à apercevoir et à désigner deux parts dans le Quelque chose, dont l’un serait par exemple Maman et l’autre Papa, ou bien Lélé, ou bien Lolo. Je cite ces deux mots enfantins, parce que j’ai remarqué que les petits Normands appellent le lait Lolo, comme l’eau, au lieu que les petits Bretons appellent l’eau Lélé, comme le lait ; et ces deux exemples font bien voir comment un mot sert d’abord pour beaucoup de choses, ce qui revient à dire que l’on va toujours d’un petit nombre d’idées très générales, à un plus grand nombre d’idées plus particulières. Les linguistes auraient à témoigner là-dessus, d’après ces racines que l’on retrouve modifiées mais toujours reconnaissables en tant de mots différents, ce qui montre assez que le même mot a d’abord désigné beaucoup de choses, d’après les ressemblances les plus frappantes. Toujours est-il que les peuplades les plus arriérées étonnent les voyageurs par un usage qui se retrouve en toutes, de donner aisément le même nom à des êtres qui se ressemblent fort peu. Au reste l’ancien jeu des métamorphoses traduit assez bien une disposition à penser l’identique ; disposition enfantine de l’esprit toujours soutenue par les mots. Et sans doute les métaphores témoigneraient de même. Mais halte là ! Ce sujet des métaphores offre aussitôt, après de trop faciles remarques, des difficultés supérieures.