Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 12

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CHAPITRE XII

DES CAUSES

Problème surchargé, et terme ambigu. On entend par cause tantôt une personne, comme dans l’histoire ou dans les procès criminels, tantôt une chose. Et, si c’est une personne, on entend bien, en disant qu’elle est cause, qu’elle commence quelque chose dont par la suite elle répondra, en sorte qu’il s’agit bien ici de la cause dernière, dont il sera traité sous le nom de libre vouloir. Si c’est une chose, ou un état des choses, qui en détermine un autre après lui, on entend bien, au contraire, que cette chose ou cet état des choses est à son tour déterminé par un état antécédent, toute cause étant aussi effet et l’effet étant aussi cause, comme par exemple, dans une traînée de poudre, chaque grain en brûlant est cause que le suivant s’enflamme. Et ce sont là des causes secondes, comme on dit. On voit que ces deux espèces de causes se distinguent comme le sujet et l’objet, ou, si l’on veut, comme l’esprit et la chose.

Or le fétichisme, toujours puissant sur l’imagination, se meut dans l’entre-deux, voulant toujours entendre par cause je ne sais quelle âme ou esprit agissant dans la chose et se manifestant par un pouvoir ou une propriété. Ce qui sera le plus sensible dans l’exemple où on l’attend le moins. Voici une pierre assez lourde, et qui tombera si je la laisse ; la cause qui fait qu’elle tombera, et qui fait aussi qu’elle presse et pousse contre ma main, c’est bien son poids, comme on dit, et ce poids est en elle. Mais pourtant non, pas plus que la valeur n’est dans l’or, autre fétiche, ou l’amertume dans l’aloès. La pierre pèse, cela veut dire qu’il s’exerce, entre la pierre et la terre, une force qui dépend de la distance, et des deux masses ; ainsi la terre pèse sur ma main aussi bien que la pierre ; et cette force de pesanteur n’est pas plus cachée dans la terre que dans la pierre, mais est entre deux, et commune aux deux ; c’est un rapport pensé, ou une forme, comme nous disons. Mais qui ne voit que l’imagination nous fait ici inventer quelque effort dans la pierre, qui lutte contre notre effort, et se trouve seulement moins capricieux que le nôtre ? Cette idolâtrie est bien forte ; l’imagination ne s’y arrachera jamais ; le tout est de n’en être pas dupe, et de n’en point juger par cette main crispée.

Mais on voit aussi que c’est par le même mouvement de passion que nous voulons prêter une pensée au chien qui attend sa soupe ou à l’homme ivre ou bien fou de colère qui produit des sons injurieux. Il en faut donc revenir à la forte pensée de Descartes, autant qu’on peut, et prononcer que cet esprit, qui se représente les choses par distances, forces et autres rapports, ne peut jamais être caché dans l’une d’elles, non pas même dans notre propre corps, puisqu’il le joint à d’autres et le connaît parmi les autres. Et tenant ferme là-dessus, nous ne voudrons pas non plus supposer des âmes intérieures aux choses et prisonnières ; car toute âme saisit le monde, plus ou moins clairement, plus ou moins éveillée, mais toujours tout indivisiblement. La connaissance que je puis avoir des étoiles n’a pas ajouté une partie à ma perception d’enfant, elle l’a seulement éclaircie ; elle l’a grandie, si l’on peut dire, du dedans, sans y rien ajouter. Il faut donc dire que toute conscience ou pensée est un univers, en qui sont toutes choses, et qui ne peut être dans aucune chose. Ainsi, bien loin de supposer une intention de volonté dans la pierre qui pèse, je ne dois même pas en supposer en cet animal qui se ramasse pour bondir ; car s’il pense, c’est tout l’univers qu’il pense et lui dedans ; ce que Leibniz sut bien dire par ses monades, mais sans se délivrer tout à fait de cette idée que les monades sont des parties ou composants. Descartes, moins soucieux de l’opinion, avait vu plus loin. Ainsi, voulant traiter de la cause dans l’objet, ou mieux de la cause comme objet, rejetons l’objet à lui-même et n’y voyons qu’étendue, entendez rapport extérieur absolument, jusque dans le corps vivant ; c’est la clef du vrai savoir, et de la vraie liberté, comme nous verrons.

Après cela, et appuyés sur cette puissante idée, source unique de toute physique virile et efficace, nous devons seulement distinguer la cause de la loi, ce qu’on ne fait pas assez. Car, par exemple, le nuage n’est pas cause de la pluie par lui-même il y faut encore un refroidissement tel que les gouttes grossissent et parviennent au sol avant d’être de nouveau vaporisées ; et, quand toutes ces causes, comme on dit mal, sont réunies, c’est la pluie même. Aussi, quand toutes les conditions de l’ébullition de l’eau, une certaine pression, une certaine température, une certaine tension de surface de petites bulles sont réunies, c’est l’ébullition même, et tant que l’ébullition n’est pas, la cause, je veux dire l’ensemble des causes suffisantes, n’est pas non plus. Ainsi, dans de tels exemples, le rapport de succession échappe. Et ce n’est que dans le langage commun qu’il est permis d’appeler cause la dernière circonstance, et sur laquelle souvent aussi nous avons pouvoir, comme ce petit cristal dans une solution sursaturée ; car il est clair que la solution est cause aussi bien. Pareillement l’on ne doit pas dire, à parler rigoureusement, que l’accélération d’un corps céleste à un moment est cause de son mouvement à l’instant suivant ; car les causes seraient ici les positions des autres astres à chaque instant, dont tout mouvement gravitant est fonction. Et, par cet exemple, on voit aussi que le rapport de cause à effet ne peut s’entendre que d’un état de l’univers à l’état suivant, ou de l’état d’un système clos à l’état suivant, autant qu’il y a des systèmes clos. Une chaîne réelle des causes ne peut donc être pensée que par une loi de devenir dirigée, entendez qui a un sens, de même que, dans la série des nombres, ce sont les premiers qui forment ou produisent les suivants, mais non pas inversement. Or une telle loi n’est apparue que tard aux physiciens, c’est celle d’après laquelle un système clos, de ressorts, d’explosifs, de corps chimiques plus ou moins actifs, change de lui-même vers un état d’équilibre mécanique, avec élévation de température. Ainsi un mur dressé, un canon chargé, un arc bandé, un stock de charbon, un réservoir de pétrole, une poudrière, un corps vivant, seraient des causes au sens strict. Mais le sens de ce mot s’étend toujours un peu, jusqu’aux circonstances maniables, et mêmes jusqu’aux conditions mécaniques d’un fait, dès qu’elles sont clairement expliquées. En ce sens on dit même par exemple, que la cause des mouvements célestes est la loi de gravitation et cela est sans inconvénient, puisqu’on n’est pas ramené par là aux causes occultes, bien au contraire.