Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 10

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 120-123).

CHAPITRE X

ÉLOGE DE DESCARTES

Ce qui nous manque toujours pour comprendre Descartes, c’est l’intelligence. Clair souvent d’apparence, de façon qu’aisément on le suit, ou bien on le réfute. Presque impénétrable partout. Nul homme peut-être n’a mieux conçu pour lui-même ; mais trop solitaire peut-être ; encore solitaire lorsqu’il parle. Son langage n’avertit point ; il est selon la coutume. Descartes n’a pas créé un langage, ni refait sa religion non plus, ni ses passions, ni ses humeurs ; tout cela ensemble, éclairé par le dedans, son langage si naturel nous l’apporte. Loin de changer le sens des mots, au contraire, il entend chaque mot dans tous ses sens à la fois, comme doit un homme. Le Dieu des Méditations, c’est le Dieu des bonnes femmes. Il écrit le Traité des Passions comme il va à Lorette. Et l’illumination de sa fameuse nuit, c’est un miracle et c’est sa pensée. Descartes est ici, et partout, entier et indivisible. Nul n’a philosophé plus près de soi. Le sentiment devient pensée, sans rien perdre. L’homme s’y retrouve tout, et le lecteur s’y perd. Ce regard noir ne promet pas plus. Il n’encourage guère, quoique poli. Par là il faut comprendre cet esprit conservateur et assez méprisant qui se défend de révolution. Car il n’a rien renié de lui jeune, et il a tout changé, mais non dans la structure ; en esprit seulement, sans révolution et sans rues neuves.

Ayant pensé avec suite, une bonne fois, à distinguer la pensée et l’étendue, il n’a plus craint de confusion ensuite, ni aucune difficulté. Tout fut renvoyé en son lieu. Toute âme en l’esprit, sans en laisser traîner dans les choses ; et en échange tous les mouvements renvoyés à la chose étendue, et toutes les passions rejetées dans le corps, choses redoutables mais maniables et finies. Mais tout cela passe bien, sans que le lecteur y pense trop, au lieu que l’animal-machine ne passe point du tout. Par les mêmes causes qui font que le sens commun se contente aisément des autres choses, il résiste là. Parce que, s’arrêtant aux petites raisons, toujours contestables, il ne voit pas que l’auteur répète ici encore les mêmes choses, mais plus fortement. À savoir que, dans aucune chose, il n’y a rien que parties et mouvements, tout y étant étalé, sans aucun mystère ramassé, sans aucun embryon de pensée, qui serait désir, tendance ou force. Que tout mouvement est mécanique seulement, et toute matière, géométrique seulement. Qu’il ne faut donc point s’arrêter aux mouvements du chien qui reconnaît son maître ; qu’au reste, les passions de l’homme, colère, envie, haine, imitent encore bien mieux la pensée et le raisonnement quoiqu’il soit fou de s’y laisser prendre, car il n’y a là-dedans ni jugement, ni connaissance, ni preuve, mais seulement des gestes et du bruit. Qu’ainsi il ne faut point dire du tout que les animaux pensent, puisque la seule preuve, qui serait qu’un chien rêvât devant un triangle tracé par lui, manque tout à fait. Et pour combien d’hommes cette précaution n’est-elle pas bonne aussi ? Mais il y a bientôt trois siècles que le portrait de Descartes attend que l’on comprenne, sans espérer trop.

NOTE

Cet éloge de Descartes est évidemment insuffisant. On ne peut le compléter qu’en étalant en bon ordre toutes les pensées de Descartes. Qu’y a-t-il là-dessus à retenir pour l’apprenti ? Je crois que le principal est le célèbre « Je pense donc je suis » qui fonde la vérité des pensées comme pensées ; c’est le monde où le philosophe est maître de ses combinaisons. C’est alors qu’il pense sa pensée, ce qui est proprement philosopher. Une autre idée de grande portée, c’est celle-ci que, par opposition à la pensée, se trouve définie la matière du monde, comme un mouvement de corpuscules. L’animal-machine en est un exemple fort disputé ; l’important est de comprendre que cela est évident pour Descartes pensant. Par là l’existence est définie, c’est-à-dire la nature ; et Descartes est un de ceux qui ont refusé de supposer quelque pensée enfermée dans la chose. Aristote croyait qu’un astre se conduit lui-même d’après des pensées ; c’est la théologie étendue à tout. Descartes a résolu d’économiser ces suppositions, qui sont plus obscures que ce qu’il s’agit d’expliquer. Tel est Descartes, l’ami et le frère de l’apprenti. Par exemple ayant à traiter de l’aimant, il se garde absolument d’y supposer une pensée, un désir ou une affection. Il recherche quel mouvement de corpuscules il faudrait inventer pour expliquer les pôles et les attractions. Ainsi sans avoir le moyen de prouver ce qu’il suppose, le double flux sortant par les pôles de la terre et frottant contre l’aimant qu’il finit par tourner selon la loi des pôles, sans pouvoir prouver cela, il est pourtant dans le vrai parce qu’il a fait la supposition juste et digne du physicien, c’est que ce sont des tourbillons extérieurs qui meuvent les aimants. Il suffit de ces exemples pour définir Descartes comme esprit libre et seul maître de ses méditations.