Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 17

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 77-81).

CHAPITRE XVII

DU TEMPS

On croira faire preuve de quelque esprit philosophique en critiquant d’abord ce titre, et en se plaisant à dire qu’il n’y a point le temps, mais des temps, entendez un temps intime pour chaque être, et qu’il n’y a aucun temps dans l’objet comme tel. Ces réflexions ne sont pas mauvaises pour commencer, et pour se débarrasser d’abord de cette erreur grossière que le temps consiste en un certain mouvement régulier, comme du soleil ou d’une montre, ou des étoiles. Mais on ne peut s’en tenir là ; il faut décrire ce que nous pensons sous ce mot ; et nous pensons un temps unique, commun à tous et à toute chose. Les paradoxes plus précis des modernes physiciens qui veulent un temps local, variable selon certains mouvements de l’observateur par exemple plus rapides que la lumière, font encore mieux ressortir la notion du temps unique. Car cela revient à dire que nous n’avons pas de moyen absolu de constater l’en même temps de deux actions. Mais cela même n’aurait pas de sens, si nous ne savions qu’il y a un en même temps de tout.

En même temps que l’aiguille des secondes avance sur le cadran de ma montre, à chaque division il se passe quelque chose partout, qui n’est ni avant, ni après. Je puis ne jamais découvrir à la rigueur dans l’expérience ce rapport entre deux changements que j’appelle simultanéité ; mais je ne puis penser qu’en même temps qu’un changement en moi il ne se produise pas d’autres changements partout, d’autres événements partout ; et, de même, qu’il y en a eu d’autres avant et qu’il y en aura d’autres après, en même temps que d’autres en moi. Je vis dans le même temps qu’une nébuleuse lointaine se condense ou se raréfie. Il y a un moment pour elle qui est commun à elle et à moi, et, bien mieux, tous les moments sont communs à nous deux et à toutes choses. Dans un même temps, dans un temps unique, dans le temps enfin, toutes choses deviennent. Il serait absurde de vouloir penser que le temps cesse ou s’arrête pour l’une, continue pour l’autre. Ce que Kant exprimait dans cette espèce d’axiome : deux temps différents sont nécessairement successifs. Comme deux ou trois espaces sont des parties de l’espace unique, et parties coexistantes, ainsi deux ou trois temps sont des parties du temps unique, mais successives. Examinez et retournez cette pensée de toutes les manières, et saisissez ici cette méthode philosophique, qui consiste à savoir ce que je pense dans une notion, en faisant bien attention de n’en pas considérer une autre à sa place. C’est justement ce qui arrive à tous ceux qui voudraient dire qu’un temps va plus vite qu’un autre, avance ou retarde sur un autre ; ils devraient dire mouvement et non pas temps. Car le mouvement a une vitesse, ou plutôt plusieurs mouvements sont comparables en vitesse, mais dans un même temps. On dit que deux mobiles ont la même vitesse lorsqu’ils parcourent un même espace dans le même temps. Mais une vitesse du temps, cela n’est point supportable, si l’on y pense bien, car il faudrait un autre temps pour comparer les vitesses de deux temps ; c’est dire que ces deux temps sont des montres, et que le vrai temps est ce temps unique où tous les mouvements peuvent être comparés.

En un sens on pourrait dire que la méditation sur le temps est la véritable épreuve du philosophe. Car Il n’y a point d’image du temps, ni d’intuition sensible du temps. Il faut donc le manquer tout à fait, ce qui est une erreur assez grossière, ou le saisir dans ses purs rapports, qui sont en même temps, avant, après. Mais il faut dire que l’espace donne lieu à des méprises du même genre ; car il n’y a point non plus d’image de l’espace ; la véritable droite n’a point de parties et ne se trace point. L’espace n’a ni grandeur ni forme ; ce sont les choses qui, par l’espace, ont grandeur et forme. Et c’est le sens du paradoxe connu de Poincaré : « Le géométre fait de la géométrie avec de l’espace, comme il en fait avec de la craie » ; il veut dire avec l’espace sensible, mais purifié, comme serait le grand vide bleu du ciel. Et cet espace imaginé n’est pas plus l’espace qu’un mouvement sans différences n’est le temps. Ce mouvement se fait dans le temps, ainsi que tous les autres. Il est seulement commode pour fixer au mieux l’en même temps de deux changements.

Le temps ne manque jamais. Il n’a ni commencement ni fin. Tout temps est une suite de temps. Le temps est continu et indivisible. Voilà des propositions qui ne sont proprement évidentes que si l’on s’est délivré des images faciles qui nous représentent le temps par un mouvement. Par exemple se demander si le temps est fait d’instants indivisibles, c’est substituer un mouvement au temps ; et encore l’image d’un mouvement, car le mouvement est autre chose aussi pour |’entendement qu’une succession d’épisodes. Et c’est sans doute pour avoir matérialisé le temps que la vaine dialectique s’est plu à inventer l’éternel. Encore ici il faut distinguer l’idée de la chose, mais non les séparer. Nous pensons ainsi. Et ce n’est pas de petite importance de savoir exactement ce que nous pensons dans nos jugements ordinaires. Concluons que le temps est aussi bien que l’espace une forme de l’expérience universelle. Ces vérités ne sont pas nouvelles ; mais il est toujours nouveau de les bien entendre.

NOTE

Le temps, comme on voit, est une notion abstraite et purifiée. Le temps nous enlève au-dessus des choses, en sorte qu’aucun événement ne soit capable d’arrêter le temps.

Ô Temps ! Suspends ton vol !

C’est le vœu du poète, mais qui se détruit par la contradiction, si l’on demande : « Combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ? ». Un temps plus pur continuera pendant l’arrêt du temps. Il est vraisemblable que cette pensée si naturelle, d’un temps qui ne dépend point de notre histoire, ni de nos montres est la pensée même de l’Éternel. Raisonnablement, il n’est pas bon de raffiner encore sur le temps inépuisable. C’est l’objet d’une sorte de fable ou de mythe, mais qui cesse de nous écraser dès que nous pensons que nous le tirons de nous. L’esprit encore une fois se présente à nous, dans une sorte d’expérience de la méditation que les philosophes ont connu ; car souvent ils sont absents de ce monde ; ils vivent en d’autres temps. C’est de là qu’ils ont tiré que l’âme est immortelle donnant un contenu vraisemblable à l’idée, si naturelle aux anciens, de l’immortalité des corps ; car c’est ainsi qu’ils concevaient les dieux. Mais cette immortalité n’est qu’une plus longue durée, au lieu que, si l’âme parcourt le temps, elle ne peut rencontrer une durée finie, et, de ce court voyage, elle revient assurée de durer sans fin. Ce qui s’accorde avec de pieuses croyances concernant la commémoration. L’amour qui se veut éternel a besoin d’un objet qui ne meure point. Qu’en est-il ? Ici le philosophe peut prendre le parti de douter, c’est-à-dire de distinguer la croyance de la certitude. C’est qu’on peut croire, et que le besoin de croire n’est pas une preuve. Ainsi on peut rêver au temps, se figurer d’autres vies, ou bien se rappeler d’autres vies. Ces fictions fortifient le Moi et lui donnent foi en lui-même, foi sans laquelle il n’y aurait point d’œuvres. Il y a peu d’hommes qui se privent de croire, et les plus raisonnables laissent dans le vague de telles suppositions que la poésie soutient naturellement. La Divine Comédie représente tous les temps ensemble. C’est le rêve d’un vivant qui se croit mort et fait cette étrange expérience. Au point de l’observation psychologique, où nous sommes à présent, on peut considérer la source des grandes fictions qui rassemblent les hommes, et qu’on laisse à porter à l’esprit commun.