Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 15

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CHAPITRE XV

DE LA SUCCESSION

La théorie offre des cas où l’ordre vrai de succession se retrouve toujours par jugement, même si on le change dans le fait. L’exemple le plus simple de ces suites bien déterminées est fourni par les nombres entiers. Et il ne faut pas dire que des connaissances de ce genre ne servent pas à ranger et fixer des souvenirs ; car même des hommes peu instruits se servent des dates pour fixer l’ordre de leurs souvenirs.

Il faut aussi bien distinguer la succession et la connaissance que nous en avons. Il est d’expérience commune que l’un n’entraîne pas l’autre. Il est clair que nos souvenirs, même assez précis, ne nous reviennent pas automatiquement dans leur ordre. Si je reçois successivement trois dépêches n’ayant entre elles, par leur contenu, aucun rapport de temps, je ne saurai jamais dans quel ordre je les ai reçues. C’est pourquoi l’on adopte, pour ces cas-là, un numéro d’ordre, ou l’indication des heures ; ce qui fait voir que l’usage des séries numériques pour fixer l’ordre de succession est d’usage commun, chose qu’on ne remarque pas assez. Je serais assez porté à considérer la succession définie comme le type ou le modèle de toute succession. Et peut-être cette opinion prendra quelque évidence lorsque le rapport de la théorie à l’expérience aura été examiné. Toujours est-il que, dans le fait, les hommes discuteraient sans fin, entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes, sur l’ordre de leurs souvenirs, s’ils n’avaient pas les séries numériques du calendrier.

Il faut aussi distinguer la succession dans les choses et la succession pour nous. Le bruit du canon ne suit pas l’éclair du coup, mais il le suit pour moi, si je suis loin. Seulement il faut dire que, pour celui qui traite de la mémoire, l’ordre de succession dans les choses n’est pas le principal ; il n’est considéré qu’accessoirement, lorsque nous n’avons pas d’autre moyen d’ordonner l’histoire de notre propre vie.

Si je cherche maintenant dans notre expérience où nous pouvons trouver des ordres de succession invariables, j’en aperçois de deux sortes. L’ordre des choses, d’abord, impose à nos perceptions une espèce d’ordre. Lorsque j’indique un chemin à suivre, je décris à la fois un ordre de choses coexistantes, et une succession bien déterminée de perceptions. « Vous trouverez d’abord une cabane, ensuite un carrefour, ensuite une borne, puis un chemin creux. » À dire vrai, il y a plus d’un chemin pour aller d’un lieu à un autre, et mille manières de parcourir l’univers. Parmi les choses coexistantes, rien n’est avant ni après, si ce n’est par rapport à un projet bien déterminé. Mais, dès que l’on se donne un parcours, et un sens du mouvement, l’ordre de succession se trouve déterminé en même temps que l’ordre des choses coexistantes. Et lorsque je veux ordonner mes souvenirs de voyage, il n’est pas inutile de savoir que Lyon se trouve entre Paris et Marseille. Toutefois la détermination de l’ordre de succession n’est précise que pour des mouvements simplifiés, le long d’une ligne continue, sur laquelle on marquerait des points bien distincts. Cet ordre est analogue à l’ordre des nombres, avec cette différence que la succession est possible en deux sens, en partant d’un point quelconque. Mais étudiez cette espèce de voyage le long d’une ligne, vous verrez que la succession des points ne peut pas être intervertie n’importe comment. Il faudra toujours atteindre un certain point avant d’en atteindre un autre. Et, selon mon opinion, cette espèce de voyage abstrait est aussi le type et le modèle de tout voyage. Dans cette étude de la mémoire, de quelque côté qu’on la prenne, on aperçoit toujours à l’œuvre la pensée réfléchie, s’aidant de ses formes et de ses notations propres. Et je ne vois pas pourquoi l’on s’en étonnerait.

L’autre succession est celle des événements dans le monde. Ici les termes passés disparaissent ; on ne les retrouvera plus jamais. Édouard VII n’a été couronné qu’une fois, il n’est mort qu’une fois. Je n’ai été reçu qu’une fois à un certain examen. Un coup de canon jette à bas ce qui restait d’un clocher ; la ruine suit le clocher ; et je ne reverrai jamais le clocher dans l’état où il était à l’instant qui a précédé la chute. Sans doute il faut une longue expérience, et les leçons d’autrui, et encore des idées auxiliaires, pour connaître et reconstituer l’ordre des événements. Il est clair que chacun fait ce travail dès qu’il se souvient, et qu’il argumente avec lui-même, invoquant, à tort ou à raison, le possible et l’impossible. Ici encore un tracé simplifié nous est fourni par ces expériences de laboratoire que l’on peut recommencer plusieurs fois en remettant les choses dans l’état initial. C’est dire que l’idée de causalité est présente ici dans la succession, comme vérité de la succession. Il arrive à chacun de dire : « C’était avant la mort du président Carnot, car je le vis, ce jour-là », ou bien : « C’était avant le baccalauréat, car j’étudiais dans tel lycée à cette époque. » L’art de vérifier les dates ne consiste qu’à rattacher les événements flottants à des successions fixes et bien déterminées, qui sont enfin celles des événements astronomiques. Et je crois que, sans des secours de ce genre, nous serions dans le doute, et sans remède, au sujet des événements les plus importants de notre vie. Anticipons. C’est par l’idée théorique de la succession, c’est-à-dire par le rapport de cause à effet, que nous percevons la succession dans l’expérience. Ou bien il faudrait soutenir que nos souvenirs nous reviennent en chapelet, toujours dans le même ordre, comme une chose à nous, automatiquement conservée, ce qui n’est point. Dans le fait nos souvenirs s’offrent capricieusement, et leur ordre véritable doit être retrouvé sans cesse d’après des idées, vraies ou fausses, correspondant à une science plus ou moins avancée, mais toujours science.

L’automatisme, entendez la mémoire motrice, nous fournit bien des séries auxiliaires, utilisées à chaque instant ; mais il n’y en a qu’un petit nombre dont nous soyons sûrs ; telles sont la suite des nombres, les jours de la semaine, les mois, les lettres de l’alphabet, les couleurs du prisme, les notes de la gamme, la suite des tons, les principaux faits de l’histoire. Mais la peine que nous prenons pour fixer ces séries et les reproduire sans faute fait bien voir que nous manquons d’une mémoire naturelle et toute instinctive qui déroulerait les événements passés dans l’ordre où nous les avons perçus.

En somme on peut dire que la succession pour nous est déterminée par la succession vraie, et la succession vraie par l’idée de cause, qui n’est que l’idée théorique de la succession. Ces idées importantes ne peuvent être éclaircies dans ce chapitre ; elles devaient y être présentées.

NOTES

1o Il me vient à l’esprit qu’il ne faut pas ajourner la fameuse question des idées innées. C’est le moment de la comprendre, c’est-à-dire de connaître la réalité de l’entendement. Par exemple l’espace et le temps ne sont point des pensées arbitraires ; ce sont des pensées universelles comme la géométrie et l’arithmétique le font voir. Quand on ne connaîtrait que ces deux notions, si l’on les connaît bien, cela fonde l’entendement et permet de comprendre l’admirable exception de Leibniz au principe traditionnel. Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, nisi intellectus ipse. L’intellect est inné en ce sens-là, formé avant toute expérience, et comme dit Kant « par lui-même législateur de la nature ». Voilà qui est violent. Toutefois Kant a dit et répété que « toute connaissance est d’expérience ». Et c’est ce qu’il ne faut pas oublier. Ce qui veut dire, comprendre que les lois a priori des nombres n’empêchent pas qu’il soit impossible de former les nombres si l’on n’a pas des choses diverses à compter. Je dirais : « Les lois a priori n’apparaissent telles que dans l’expérience. » Je pense qu’un disciple un peu ingénieux arrivera à régulariser sa situation par ce moyen. Mais il importe beaucoup de comprendre pourquoi tant de braves gens ont tenu pour les idées innées, ou contre.

2o Voici un aspect des idées innées, et qui vous donnera une première notion de la métaphysique. En étudiant le semblable, nous avons vu naître la conscience de soi et ce que je pense. Toutes les pensées sont entre moi et mon semblable. Un mathématicien prouvait Dieu par les logarithmes. Il est clair que deux penseurs, instruits seulement des définitions, trouveront la même suite de logarithmes ; il ne se peut point qu’un esprit trouve ici autre chose qu’un autre. Trouve, où ? En lui-même comme on dit, car ce n’est point l’expérience qui nous donne un logarithme. On voit apparaître l’idée innée, c’est-à-dire l’idée que nous trouvons en nous par la réflexion. Posons le tout des idées innées possibles. Cela fait un esprit, non pas mon esprit, mais un esprit commun. Penser, c’est participer à cet esprit commun, c’est savoir y regarder. Et voilà le dieu du calcul et de la géométrie ; c’est l’esprit commun à vous et à votre semblable. Cet esprit est secourable ; car que faire si l’on a rompu sa propre communication avec l’Esprit ? Cet esprit veut être un ; car il n’y a de preuves de rien si l’on ne se tourne pas vers l’Esprit, si l’on n’y croit pas. Cet esprit nous inspire, comme on dit, des pensées plus ou moins heureuses ; d’où l’on viendra aisément à prier l’Esprit et à remercier l’Esprit. Nous voilà dans les grands sujets, et qui intéressent les hommes. De là vient que les idées innées font partie de ce qu’on nomme les bonnes doctrines, entendez celles qui donnent espoir et courage à l’homme. Celui qui nie les idées innées est pris aisément comme un négateur de l’Esprit, de la société, de la paix, enfin de tout ce qui est humain et relève l’homme au-dessus de l’animal. Encore peut-on concevoir des hommes pleins de foi, qui voudront croire que leur chien ou leur cheval ait quelque rapport avec l’esprit commun, ce qui permet de faire conversation avec eux. D’où s’est élevée une dispute passionnée, concernant ce qui est inné et ce qui ne l’est pas. Si on ne considérait cela, on ne comprendrait pas une certaine ardeur.

3o Au fond, de quoi s’agit-il ? Ceux qui nient et se moquent soutiennent que nous n’avons pas la géométrie en nous. Les autres soutiennent que, si nous ne l’avions pas en nous, nous ne pourrions l’apprendre. On peut soutenir ici l’esprit dogmatique en invoquant la suite des nombres qui n’a rien d’arbitraire, des nombres que l’on n’invente pas, mais que l’on découvre en soi-même. J’ai pris d’abord l’exemple des logarithmes, qui est plus étourdissant, par la masse de ces connaissances que vous trouverez les mêmes en consultant une table et une autre. Bon, mais il n’en est pas moins vrai que chaque logarithme, même si vous le calculez, vous est connu par une sorte d’expérience, et un maniement des nombres. C’est pourquoi Kant, si célèbre par sa doctrine des connaissances a priori, disait que toute connaissance vient d’expérience, et néanmoins il y a toujours lieu de remarquer que celui qui calcule des logarithmes les trouve en lui, seulement par son esprit. Ajoutons que l’esprit n’entre en action qu’au contact de l’expérience. Par exemple si j’ai des produits à trouver ou des puissances, ou des racines, j’ai recours à ma table de logarithmes. Ainsi en un sens je les trouve hors de moi ; mais toujours par la foi au semblable (celui qui a fait la table) et par la foi en l’esprit commun. Descartes disait qu’on ne pouvait être certain de rien tant qu’on n’était pas assuré de l’existence de Dieu. Essayez de voir que cette pensée n’est pas tellement obscure, si vous usez des termes qu’ici je vous propose. Occasion pour vous de deviner l’étendue et la difficulté des recherches philosophiques, et comment elles touchent par plus d’un point à la religion.