Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 6


CHAPITRE VI.
Nouvelles preuves de l’attraction. Que les inégalités du mouvement et de l’orbite de la lune sont nécessairement les effets de l’attraction. — Exemple en preuve. Inégalités du cours de la lune, toutes causées par l’attraction. Déduction de ces vérités. La gravitation n’est point l’effet du cours des astres, mais leur cours est l’effet de la gravitation. Cette gravitation, cette attraction peut être un premier principe établi dans la nature.

La lune n’a qu’un seul mouvement égal, c’est sa rotation autour d’elle-même sur son axe, et c’est le seul dont nous ne nous apercevons pas : c’est ce mouvement qui nous présente toujours à peu près le même disque de la lune ; de sorte qu’en tournant réellement sur elle-même, elle paraît ne point tourner du tout, et avoir seulement un petit mouvement de balancement, de libration, qu’elle n’a point[1], et que toute l’antiquité lui attribuait[2].

Tous ses autres mouvements autour de la terre sont inégaux, et doivent l’être si la règle de la gravitation est vraie. La lune, dans son cours d’un mois, est nécessairement plus près du soleil dans un certain point et dans un certain temps de son cours : or, dans ce point et dans ce temps, sa masse demeure la même ; sa distance étant seulement changée, l’attraction du soleil doit changer en raison renversée du carré de cette distance : le cours de la lune doit donc changer, elle doit donc aller plus vite en certain temps que l’attraction seule de la terre ne la ferait aller ; or, par l’attraction de la terre, elle doit parcourir des aires égales en temps égaux, comme vous l’avez déjà observé au chapitre iv.

On ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle sagacité Newton a démêlé toutes ces inégalités, réglé la marche de cette planète, qui s’était dérobée à toutes les recherches des astronomes ; c’est là surtout qu’on peut dire :

Nec propius fas est mortali attingere divos[3].

Entre les exemples qu’on peut choisir, prenons celui-ci : Soit A, la lune (figure 56) ; A B N Q, l’orbite de la lune ; S, le soleil ; B, l’endroit où la lune se trouve dans son dernier quartier. Elle est alors manifestement à la même distance du soleil qu’est la terre. La différence de l’obliquité de la ligne de direction de la lune au soleil étant comptée pour rien, la gravitation de la terre et de la lune vers le soleil est donc la même. Cependant la terre avance dans sa route annuelle de T en V, et la lune, dans son cours d’un mois, avance en Z : or, en Z, il est manifeste qu’elle est plus attirée par le soleil S, dont elle se trouve plus proche que la terre ; son mouvement sera donc accéléré de Z vers N ; l’orbite qu’elle décrit sera donc changée. Mais comment sera-t-elle changée ? en s’aplatissant un peu, en devenant plus approchante d’une droite depuis Z vers N : ainsi donc de moment en moment la gravitation change le cours et la forme de l’ellipse dans laquelle se meut cette planète.

Par la même raison la lune doit retarder son cours, et changer encore la figure de l’orbite qu’elle décrit, lorsqu’elle repasse de la conjonction N à son premier quartier Q : car, puisque dans son dernier quartier elle accélérait son cours en aplatissant sa courbe vers sa conjonction N, elle doit retarder ce même cours en remontant de la conjonction vers son premier quartier.

Mais, lorsque la lune remonte de ce premier quartier vers son plein A, elle est alors plus loin du soleil, qui l’attire d’autant moins ; elle gravite plus vers la terre. Alors, la lune accélérant son mouvement, la courbe qu’elle décrit s’aplatit encore un peu comme dans la conjonction, et c’est là l’unique raison pour laquelle la lune est plus loin de nous dans ses quartiers que dans sa conjonction et dans son opposition. La courbe qu’elle décrit est une espèce d’ovale approchant du cercle.

Ainsi donc le soleil, dont elle s’approche ou s’éloigne à chaque instant, doit à chaque instant varier le cours de cette planète. Elle a son apogée et son périgée, sa plus grande et sa plus petite distance de la terre ; mais les points, les places de cet apogée et de ce périgée doivent changer.

Elle a ses nœuds, c’est-à-dire les points où l’orbite qu’elle parcourt rencontre précisément l’orbite de la terre ; mais ces nœuds, ces points d’intersection, doivent toujours changer aussi.

Elle a son équateur incliné à l’équateur de la terre ; mais cet équateur, tantôt plus, tantôt moins attiré, doit changer son inclinaison.

Elle suit la terre malgré toutes ces variétés : elle l’accompagne dans sa course annuelle ; mais la terre, dans cette course, se trouve d’un million de lieues plus voisine du soleil en hiver qu’en été. Qu’arrive-t-il alors indépendamment de toutes ces autres variations ? L’attraction de la terre agit plus pleinement sur la lune en été : alors la lune achève son cours d’un mois un peu plus vite ; mais en hiver, au contraire, la terre elle-même, plus attirée par le soleil et allant plus rapidement qu’en été, laisse ralentir le cours de la lune, et les mois d’hiver de la lune sont un peu plus longs que les mois d’été. Ce peu que nous en disons suffira pour donner une idée générale de ces changements.

Si quelqu’un faisait ici la difficulté que j’ai entendu proposer quelquefois : comment la lune, étant plus attirée par le soleil, ne tombe pas alors dans cet astre ? il n’a d’abord qu’à considérer que la force de gravitation qui dirige la lune autour de la terre est seulement diminuée ici par l’action du soleil ; nous verrons de plus, à l’article des comètes, pourquoi un corps qui se meut en une ellipse, et qui s’approche de son foyer, ne tombe point cependant dans ce foyer.

De ces inégalités du cours de la lune, causées par l’attraction, vous conclurez avec raison que deux planètes quelconques, assez voisines, assez grosses pour agir l’une sur l’autre sensiblement, ne pourront jamais tourner dans des cercles autour du soleil, ni même dans des ellipses absolument régulières. Ainsi, les courbes que décrivent Jupiter et Saturne éprouvent, par exemple, des variations sensibles, quand ces astres sont en conjonction ; quand, étant le plus près l’un de l’autre qu’il est possible, et le plus loin du soleil, leur action mutuelle augmente, et celle du soleil sur eux diminue.

Cette gravitation, augmentée et affaiblie selon les distances, assignait donc nécessairement une figure elliptique irrégulière au chemin de la plupart des planètes : ainsi la loi de la gravitation n’est point l’effet du cours des astres ; mais l’orbite qu’ils décrivent est l’effet de la gravitation. Si cette gravitation n’était pas, comme elle est, en raison inverse des carrés des distances, l’univers ne pourrait subsister dans l’ordre où il est.

Si les satellites de Jupiter et de Saturne font leur révolution dans les courbes qui sont plus approchantes du cercle, c’est qu’étant très-proches des grosses planètes, qui sont leur centre, et très-loin du soleil, l’action du soleil ne peut changer le cours de ces satellites, comme elle change le cours de notre lune ; il est donc prouvé que la gravitation, dont le nom seul semblait un si étrange paradoxe, est une loi nécessaire dans la constitution du monde : tant ce qui est peu vraisemblable est vrai quelquefois !

Il n’y a pas à présent de bon physicien qui ne reconnaisse et la règle de Kepler, et la nécessité d’admettre une gravitation telle que Newton l’a prouvée ; mais il y a encore des philosophes attachés à leurs tourbillons de matière subtile, qui voudraient concilier ces tourbillons imaginaires avec ces vérités démontrées.

Nous avons déjà vu combien ces tourbillons sont inadmissibles ; mais cette gravitation même ne fournit-elle pas une nouvelle démonstration contre eux ? Car, supposé que ces tourbillons existassent, ils ne pourraient tourner autour d’un centre que par les lois de cette gravitation même ; il faudrait donc recourir à cette gravitation comme à la cause de ces tourbillons, et non pas aux tourbillons prétendus comme à la cause de la gravitation.

Si, étant forcé enfin d’abandonner ces tourbillons imaginaires, on se réduit à dire que cette gravitation, cette attraction dépend de quelque autre cause connue, de quelque autre propriété secrète de la matière, cela peut être sans doute ; mais cette autre propriété sera elle-même l’effet d’une autre propriété, ou bien sera une cause primordiale, un principe établi par l’Auteur de la nature : or, pourquoi l’attraction de la matière ne sera-t-elle pas elle-même ce premier principe ?

Newton, à la fin de son Optique, dit que peut-être cette attraction est l’effet d’un esprit extrêmement élastique et rare répandu dans la nature ; mais alors d’où viendrait cette élasticité ? ne serait-elle pas aussi difficile à comprendre que la gravitation, l’attraction, la force centripète ? Cette force m’est démontrée ; cet esprit élastique est à peine soupçonné ; je m’en tiens là, et je ne puis admettre un principe dont je n’ai pas la moindre preuve, pour expliquer une chose vraie et incompréhensible dont toute la nature me démontre l’existence[4].

Il est bon d’observer ici que de grands géomètres de l’Académie des sciences de Paris croient trouver d’autres rapports de gravitation, entre la lune et la terre, que ceux qui sont assignés par Newton. Je n’entre pas dans cette dispute : elle ne sert qu’à faire voir que la gravitation est une qualité de la nature aussi reconnue que son étendue, et qu’à faire rougir les ignorants qui, se croyant savants, ont osé combattre cette qualité démontrée.


  1. C’est une apparence due au mouvement elliptique de translation, le mouvement de rotation étant uniforme. (D.)
  2. Voyez page 559 le chapitre x sur la cause de la libration de la lune.
  3. Halley.
  4. On appelle perturbations d’une planète les changements que l’attraction des corps célestes cause dans l’orbite que cette planète aurait décrite, si elle n’avait été attirée que par le soleil ou la planète principale. Newton ne put donner une méthode suffisamment exacte de calculer ces perturbations. Cette méthode n’a été trouvée qu’environ soixante ans après la publication du livre des Principes, par trois grands géomètres du continent, MM. d’Alembert, Euler et Clairaut. (K.)